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Les relations interpersonnelles à l’ère de l’internet

CHAPITRE 1 – LA CYBERCRIMINALITÉ

1.6 Les relations interpersonnelles à l’ère de l’internet

Notre recension des écrits nous a permis jusqu’à maintenant de situer ce qu’est un cybercrime, qui sont les individus qui en commettent et l’organisation sociale, les outils de communication ainsi que le contenu des interactions des cybercriminels. Il est indéniable que le contexte dans lequel ces individus évoluent a eu un impact marquant sur leurs activités et sur leur façon d’entrer en relation les uns avec les autres. Pour comprendre l’impact que

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l’internet a eu sur les criminels, particulièrement au niveau de leurs interactions sociales, nous nous tournerons maintenant vers la théorie de l’individualisme réseauté tel que développé par Boase & Wellman (2006).

Ceux-ci se sont intéressés dans un chapitre paru en 2006 à la notion de relation en ligne et ont tenté de comprendre comment les relations interpersonnelles avaient évolué depuis l’arrivée massive des technologies de communication. Ceux-ci (Boase & Wellman, 2006) affirment que depuis plusieurs décennies, la société a vu un changement dans les relations sociales. Cette transformation est issue du développement des transports (avion, automobile, train, autobus) ainsi que des réseaux de télécommunication. Cette transformation qui se veut encore plus marquée dans les centres urbains, s’intitule l’individualisme réseauté (network

individualism) et comporte cinq caractéristiques soit que :

1) Les gens entretiennent des relations autant avec des personnes proches qu’éloignées géographiquement.

2) Les individus évoluent dans plusieurs réseaux à la fois; ces réseaux sont peu connectés entre eux, mais sont très denses en eux-mêmes.

3) Les relations sont de plus en plus éphémères.

4) Bien que les gens aient toujours tendance à s’associer à des gens qui leur ressemblent, ils entrent en relation de plus en plus avec des personnes aux origines et aux profils différents du leur.

5) Bien que certaines relations soient basées sur des liens forts, la plupart reposent sur des liens faibles.

À eux cinq, ces caractéristiques forment le cœur de la théorie de l’individualisme réseauté. Nous les reprendrons ici individuellement afin d’en extirper toute l’essence.

Relations autant avec des personnes proches qu’éloignées géographiquement

Alors que les possibilités d’échanger avec des gens dans d’autres villes étaient limitées avant les années 1950, il est maintenant possible d’entretenir des relations sérieuses à distance.

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Cette affirmation n’est pas nouvelle et remonte aux travaux de Wellman qui avait déjà découvert, en 1979, que la plupart des relations des résidents de Toronto résidaient dans un autre quartier. Les visites en personne et le téléphone étaient alors utilisés pour maintenir des contacts avec ces individus. Les résidents du quartier ne formaient donc qu’une petite partie du réseau social de chaque individu. L’arrivée de l’internet a permis de multiplier les possibilités de communication, et ce, à peu de frais. Bien qu’il soit possible de communiquer avec quiconque dans le monde grâce à l’internet, les internautes préfèrent encore communiquer avec des personnes qui leur sont familières soit leurs amis et leur famille. La simplicité et la rapidité des communications par internet sont les deux facettes qui ont assurées sont adoption par les masses. Boase & Wellman (2006) espèrent pouvoir un jour confirmer l’hypothèse de Shklovski et al. (2006) qui affirment que l’internet est une des sources de la multiplication des contacts des individus avec leurs réseaux sociaux. Cette caractéristique était déjà manifeste dans l’étude de Netville2 (Wellman & al., 2002) et devra cependant être validée lors d’études futures.

Évolution dans plusieurs réseaux à la fois

Alors qu’auparavant les individus avaient tendance à s’investir dans un seul groupe homogène et très dense, la tendance des dernières années est plutôt à l’investissement dans plusieurs petits groupes. Ces petits groupes ont peu de liens entre eux et c’est en ce sens que chaque personne forge une communauté qui lui est propre. Il n’existe donc plus (ou du moins beaucoup moins) de communautés fermées et exclusives. Conséquemment, il sera difficile de trouver deux personnes qui possèdent exactement le même réseau de liens. Boase & Wellman (2006) amènent l’exemple des couples qui ont des activités séparées de par les rencontres que chacun des époux fait au travail et dans ses loisirs. L’internet est un excellent outil pour maintenir une telle configuration de relations. Il permet de garder le contact avec plusieurs individus à la fois de façon rapide, efficace et sans être intrusif. L’internet est aussi un lieu qui favorise les échanges de un à un ce qui est idéal pour communiquer avec des personnes qui ne se connaissent pas nécessairement entre elles. D’ailleurs, il sera rare qu’une personne

2 Netville était un nouveau quartier de la région de Toronto au Canada où 109 familles se sont installées.

Environ les deux-tiers d’entre elles ont pu avoir accès à un accès internet haute vitesse alors que les autres servaient de groupe de comparaison. Cette étude a démontré que les personnes connectées avaient plus de contact tant au niveau local que régional et international.

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connaisse intimement tout le réseau social d’une autre personne, même dans le cas d’un couple. Cela ne veut pas dire pour autant que l’internet empêche le fonctionnement des groupes. Bien au contraire, les forums de discussion ou encore les listes d’envoi sont des outils formidables pour coordonner des projets ou encore des évènements. Cela permet de faire de nouvelles rencontres avec des personnes qui ne viennent pas nécessairement du même milieu que nous sans pour autant avoir à négocier avec les préjugés de son groupe d’appartenance. Alors que certaines sociétés interdisent des liens entre des personnes sur les bases du sexe, de l’origine ou encore de la religion, il devient très difficile pour cette régulation sociale de s’exprimer dans le contexte de l’internet. Une personne peut donc sembler adhérer totalement à un groupe ou une classe sociale et entretenir en secret des liens avec d’autres groupes sociaux sans pour autant avoir à subir les conséquences sociales de ses actes.

Relations de plus en plus éphémères

Les relations modernes sont plus éphémères que jamais. Boase & Wellman (2006) soulèvent à ce sujet le cas des divorces qui sont à un niveau très élevé : même deux personnes qui se sont juré fidélité et amour jusqu’à la mort en viennent à se séparer. Pourquoi en serait-il autrement dans le cas des autres relations sociales? Les changements majeurs dans la vie de tous les jours sont aussi plus marqués depuis les dernières décennies. Cela est dû à une plus grande mobilité des individus tant au niveau professionnel que géographique. Dans ce contexte, la vie moderne amène à faire de nouvelles rencontres et forcément à devoir mettre de côté certaines autres. L’internet devient alors un précieux atout pour maintenir des liens ou encore rencontrer des personnes dans un nouveau milieu. Les réseaux en ligne permettent par ailleurs aux personnes qui ont des phobies sociales ou encore des déficiences au niveau de la socialisation à rencontrer des individus d’une manière douce et graduelle. Il peut parfois être difficile de se parler au téléphone avec le rythme de vie qui accélère toujours plus dans les sociétés industrielles. Le courriel permet alors de s’entendre sur un lieu de rendez-vous plus facilement. Ce même courriel, alors si utile, peut par contre aussi se retourner contre l’expéditeur. Il est plus facile d’ignorer les messages électroniques d’un individu que d’ignorer sa personne lors d’une rencontre en personne. C’est dans ce sens que ceux qui utilisent l’internet strictement pour garder le contact avec les autres peuvent ainsi perdre une partie de leur réseau social s’ils ne s’investissent pas aussi dans des rencontres en personne.

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Relation avec des personnes aux origines et aux profils différents

Boase & Wellman (2006) qualifient les échanges par courriels de maigres. Ils entendent par ce terme que le contenu émotif d’une communication électronique est par définition plus faible qu’une communication directement en personne. Bien que cela puisse être une limite dans certaines conditions, c’est une aussi une force lorsque vient le temps de communiquer avec des personnes qui ont des profils sociodémographiques différents. Afin de démontrer son appartenance à un groupe, un individu doit adopter la manière d’être, de parler et d’agir du groupe. Cela demande un grand effort de la part d’un étranger qui veut s’intégrer à un groupe. Les communications digitales permettent de camoufler certaines lacunes dans nos savoir-être et savoir-faire et ainsi de communiquer avec plus de personnes aux profils différents.

Liens forts et liens faibles

Les courriels permettent de renforcer les relations en nous permettant de prendre des rendez-vous plus facilement. Cela permet aussi de coordonner certaines activités tout en n’envahissant pas l’horaire des autres par des appels téléphoniques ou des messages textes qui requièrent l’attention immédiate des personnes avec qui nous communiquons. Les courriels permettent aussi de garder un contact superficiel avec des connaissances et eux de nous répondre au moment qui leur convient le mieux. Cela évite à avoir à rencontrer certaines personnes à des intervalles fréquents et donc de rester en contact avec un plus grand nombre de personnes à la fois. Comme le disent Boase & Wellman (2006), chaque message est un rappel qu’un individu existe pour un autre.

L’intérêt principal de la théorie de l’individualisme réseauté est de présenter un cadre dans lequel nous pouvons situer les relations interpersonnelles dans le contexte d’internet. Celui-ci nous permet de comprendre comment les nouveaux modes de communication ont affecté la façon dont nous entrons en communication et en relation les uns avec les autres. Les cinq points qui forment les caractéristiques de l’individualisme réseauté apparaissent de manière informelle dans plusieurs articles de Wellman et/ou Boase entre 1999 et 2003 (Wellman, 1999; Wellman et al., 2002; Wellman, 2002; Wellman et al., 2003). Chacun de ces articles présente plus ou moins superficiellement les aspects qui forment l’individualisme

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réseauté et se chevauchent passablement. Il est étonnant à ce titre de voir le nombre de publications sur le sujet qui n’apportent, dans les faits, que très peu de faits nouveaux. Le chapitre de livre de Boase & Wellman (2006) est à ce titre plus rafraîchissant. Bien qu’il reprenne les mêmes points qu’auparavant, il a le mérite de structurer et encadrer en cinq points tout le rationnel derrière la théorie. Ce n’est donc que dans cet article que l’individualisme réseauté est ainsi présenté. Les articles précédents sur le sujet ont par contre l’avantage de situer la théorie dans un contexte plus historique. Wellman affirme ainsi que l’individualisme réseauté n’est pas apparu avec l’internet. Le processus qui mène à ce type de structure sociale est en fait né au 20e siècle, mais a été grandement accéléré par l’arrivée des communications informatiques. Le téléphone, les automobiles et les avions ont chacun joué leur rôle dans ce mouvement d’une société des groupes vers une société individualisée.

Plusieurs des caractéristiques de l’individualisme réseauté ont aussi été reprises par d’autres chercheurs. Ceux-ci confirment que la distance n’est plus un facteur déterminant lorsque vient le temps d’entrer en relation avec les autres (Shklovski et al., 2008). Les associations se forment autour de communautés en ligne ou encore autour d’activités en commun (jeux en ligne, intérêts particuliers). Alors qu’à une certaine époque les phreakers (pirates des téléphones) avaient le monopole des télécommunications à bas prix, il est maintenant donné à tous de pouvoir échanger avec des individus à des prix plus qu’abordables. La compétition est à ce point vive qu’une compagnie comme Google offre même à ses utilisateurs la possibilité d’appeler n’importe quel téléphone en Amérique du Nord gratuitement (Google, 2011). Les communications informatiques sont l’outil qui permet de contourner les contraintes liées à la distance (Shklovski et al., 2008).

L’internet a aussi permis à un nombre incalculable de communautés de se former. Qu’il s’agisse de forums en ligne, de groupes de discussion ou encore de chambres de clavardage, les internautes ont maintenant entre leurs mains un puissant outil de réseautage (Di Gennaro & Dutton, 2007) qui leur permet de participer dans différents groupes auxquels ils s’identifient. Ces communautés sont plus ou moins ouvertes et encouragent l’investissement chez leurs membres. Ces groupes sont la plupart du temps isolés en ce sens que leur contenu n’est partagé qu’avec les membres. Les internautes peuvent ainsi puiser dans plusieurs de ces groupes afin de répondre à leurs besoins (Di Gennaro & Dutton, 2007). Comme ces besoins

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sont différents d’individu en individu, il serait surprenant de constater que deux personnes ont exactement le même cercle social en ligne.

L’appartenance à de tels groupes n’est que très rarement maintenue dans le temps. Des changements dans le mode de vie, des conflits interpersonnels ou encore des problèmes techniques peuvent venir nuire au maintien dans le temps des relations. Comme l’identité d’une personne n’est basée, la plupart du temps, que sur son surnom, il devient difficile de maintenir des liens à l’extérieur de la communauté ou encore de retracer un individu en ligne. Tous ces facteurs nous amènent à constater que les liens en ligne ne peuvent qu’être éphémères. Plusieurs recherches sur les cybercriminels supportent cet argumentaire et soulignent le manque de constance dans les communications (Décary-Hétu et al., 2012). Les pirates informatiques ont l’habitude de disparaître de façon inexpliquée pendant de longues périodes de temps pour ensuite réapparaître. Dans un tel contexte, entretenir une relation est des plus problématique.

Qu’ils soient criminels ou non, les internautes ne montrent pas toujours leur vrai visage aux autres. L’anonymat que procure l’internet leur permet de camoufler leurs traits et caractéristiques personnelles. Ceci peut être bénéfique pour les personnes souffrant d’anxiété ou négatif pour les criminels qui tentent d’abuser de victimes potentielles. Comme les points de rencontre sur internet sont organisés par intérêt particulier, il est normal de voir dans une même chambre de clavardage des personnes aux profils très différents qui ne voient chez les autres que le point commun qui les rassemble à ce moment.

Ce type de relation à distance, éphémère et sans fondement vérifié a un impact négatif sur la qualité des liens. Plusieurs chercheurs soulignent en effet le caractère superficiel des communications en ligne ainsi que la faible implication psychologique des personnes impliquées (Shklovski et al., 2008; Utz, 2007). Les courriels sont le médium favori pour entretenir des relations à distance (Utz, 2007). Il existe encore certains préjugés face aux relations en ligne et à leur qualité médiocre comme en témoigne cette citation : «the internet is a place where individuals are separated from the natural world, isolated from the offline reality and from their real and more genuine relationships» (Standlee, 2009). Bien qu’il soit possible d’entretenir des relations fortes à distance (Shklovski et al. 2008), il semble que la majorité des

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chercheurs concèdent que le maintien de relations en ligne soit difficile et pour la plupart relativement superficiel (Nasi et al., 2004).

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