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Chapitre III. Le Ling Long et (les limites de) la promotion du lait de vache

3.2 Les racines de la consommation du lait de vache en Chine

Pourtant, ils n’ont jamais été consommés par la majorité des Chinois, ni même par les enfants; ces produits sont longtemps restés, semble-t-il, le privilège d’une consommation urbaine et de luxe161. En fait, les archives des différentes dynasties ne recommandent bien souvent la

consommation de lait animal qu’en cas de maladie. Autrement, elles prescrivent aux mères de donner aux nourrissons du lait de vache, de chèvre, ou de truie, mais seulement dans le cas d’un manque de lait maternel et pas à la suite du sevrage.

Les écrits de Sun Si Miao 孙思邈 (541-682), produits sous la dynastie des Tang, sont les premiers à avancer l’idée que le lait provenant de l’élevage des bovins pouvait servir à se nourrir et à soigner les maladies. Plus tard, le Compendium de Materia Medica, complété en 1578, indiquait que le lait de vache sucré, un peu froid, était exempt de toxines et permettait de fortifier le Qi, de résister à la soif, de fortifier le cœur et les poumons, de dissiper la toxicité chaude, de nourrir la peau et de contrôler l’enfant qui régurgite du lait maternel162. Au XIXe

siècle, sous la dynastie des Qing, Wang Mengying 王孟英 (1808-1868) écrivait que « le lait de vache sucré, ne présentant pas de risque de toxicité et ayant des caractères stables, pouvait effectivement être un équivalent du lait maternel163 ».

Cependant, en Chine, durant toute la période impériale, les bovins ne sont pas élevés pour leur viande et leur lait, mais sont principalement utilisés pour le labour164. Le pays jouissant au

Sud de la Grande Muraille de précipitations annuelles très abondantes, pouvant dépasser les 400 millimètres de pluie, et de terres très fertiles, l’agriculture y est plus développée que

161 K, c, ed Chang, Food in Chinese Culture, p. 206. 162 Shizhen Li, Vol 50, p. 5.

163 Shixiong Wang 王士雄, Suixi ju shipu 随息居食谱 [Les recettes de diététique Suixi], 1861, catégorie: Shui yinlei-nai 水饮类-奶: diéte hytrique- lait, p. 8.

l’élevage et les bovins servent à faciliter l’exécution des travaux aux champs. En conséquence, il n’y a que les Manchous, les Mongoles et les Tibétains, habitant des territoires moins propices à l’agriculture, qui ont développé un élevage destiné à la consommation et à la transformation du lait en divers produits, comme le « fromage » frais, appelé rubing 乳饼, obtenu par le caillage du lait avec du vinaigre165. Comme la production de lait et de ses dérivés

est très faible à l’échelle de la Chine, ces produits n’ont pas été intégrés aux habitudes alimentaires de la majorité de la population, et sont restés des denrées rares et précieuses, réputées pour leurs potentiel nutritif et curatif, utilisées notamment à la Cour de l’empereur à partir du XIVe siècle pour la préparation de pâtisseries et de bouillies166.

Même si la consommation du lait et des produits laitiers a des racines anciennes en Chine, elle reste donc un phénomène assez marginal jusqu’au début du XXe siècle. De plus, le lait qui

est produit sur le territoire chinois jusqu’alors ne provient pas des mêmes types de bovins que ceux utilisés en Occident, surtout ce qui différenciait au regard des avancées scientifiques relevant du domaine de la nutrition. En effet, même si les vaches de Chine proviennent de la même espèce que celles d’Europe, c’est-à-dire du bos taurus, la domestication et les mutations génétiques ont donné lieu à des types d’animaux très différents. Ainsi, le lait des bufflonnes et des vaches chinoises n’a pas la même composition que celui tirés de leurs congénères occidentales. Au début du XXe siècle, les recherches de l’Institut de Ling Nan de Canton

(Guangzhou), montraient que le lait de bufflonne et de vache en Chine contenait respectivement 12.66% et 8% de matières grasses, alors que celui des vaches occidentales en contenait entre 3.6% et 3.8%, un taux qui se situait beaucoup plus près de celui du lait maternel –évalué à environ 3.5%. Ainsi, en raison de sa haute teneur en matières grasses, le lait produit localement s’avérait plus difficile à digérer et sa consommation d’autant moins

165 Chang, Food in Chinese Culture, p. 225.

166 Hongqi Yuan 苑洪琪, Zhongguo gongting yinshi 中国的宮廷饮食 [L’alimentation de la Cour impériale chinoise], Beijing, 北京, Shangwuyinshuguan guojiyouxiangongsi faxing Xinhua shudian 商务印书馆国际有限 公司 : 发行新华书店, 1997, p. 23.

indiquée sur une base quotidienne, particulièrement pour les nourrissons, dont l’estomac en développement est plus fragile.

Au milieu de XIXe siècle, afin de répondre aux habitudes alimentaires des Occidentaux

installés à Shanghai, qui se retrouvaient d’une part face à une très faible production locale de lait de vache, de surcroit inappropriée à leurs goûts et besoins nutritionnels, et d’autre part face à l’impossibilité d’importer du lait en raison des problèmes liés à sa conservation durant le trajet, des vaches sont importées d’Europe167. Graduellement, des dépôts de lait, lieux à partir

desquels le lait est distribué après avoir été soumis à des contrôles de qualité et de salubrité, sont successivement mis sur pied dans les ports chinois ouverts au commerce occidental. C’est dans ces conditions que dans les années 1930, sous l’influence de nouvelles connaissances nutritionnelles et de la culture occidentale, le lait et ses différents produits dérivés, même s’ils demeurent toujours des aliments dispendieux et hors de portée pour la majorité de la population chinoise, ne sont plus une rareté dans les grandes villes chinoises. C’est d’autant

167 Au XXe siècle, les vaches importées d’Europe sont issues de plusieurs espèces dont Holstein et Guernsey de Hollande, Jersery de Suisse et Ashier de Grande-Bretagne.

plus vrai à Shanghai, qui devient même le leader168 de la production laitière au pays, et où

s’établissent rapidement plusieurs des grandes marques chinoises de produits laitiers169.