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Les preuves: malades littérateurs et littérateurs malades

C’est ainsi que Voivenel consacre le quatrième chapitre de sa thèse à la production litté-raire chez les malades. Il reprend surtout les observations de Régis, résumées dans un article "Poésie et folie" paru dans la revue Philomatique de Bordeaux en 1906: les

pro-ductions d’art émanées de ce milieu sont aussi nombreuses et variées et, chose à peine croyable, mais cependant vraie, il est des établissements qui possèdent leur journal, crée et rédigé entièrement par les malades. Les asiles anglais ont eu de la sorte....

Ainsi, en ce début de siècle, l'aliéné peut devenir un créateur et un artiste et on com-mence à s’intéresser à "l’art chez les fous". L'École Symboliste multiplie les publications sur ce thème dans les journaux de référence que sont le Mercure de France ou la Revue des Idées. Rémy de gourmont, chef de file et critique de ce groupe littéraire, peut ainsi écrire: le fou se distingue du non fou en ce qu’il subit le mouvement des idées au lieu de

la diriger.... (p290) Le fou est le dompteur impuissant au milieu d’une ménagerie révol-tée: il est piétiné, déchiré, parfois dévoré. C'est parfois le cas du poète...

Voivenel, lui aussi, tend à rapprocher poésie et folie en prenant l'exemple de Gérard de Nerval: "La poésie est un rêve dû à l’exagération de l’imagination et de la sensibilité non

contrôlées par la raison. Il y a là une succession d’images que nous trouvons chez les fous...Les idées des poètes nous paraissent originales parce qu’elles sont inattendues, parce qu’elles proviennent du défaut de délimitation de la pensée...(p293). Voivenel

dé-fend l’idée que la réflexion tue souvent l’élan créateur, marquant ainsi sa préférence et son parti pris pour l’Ecole Symboliste. Folie et production poétique peuvent ainsi se rap-procher: "Les fous rêvent et du rêve à la poésie, il n’y a qu’un pas...(p300) La folie peut

transformer en poète des pauvres d’esprits.. et voici toute une floraison d'écrits poétiques jaillie des asiles d'aliénés... Pour appuyer cette affirmation, Voivenel donne de nombreux

exemples de production littéraire chez des patients atteints de troubles mentaux. Les écrits de mélancoliques, persécutés, délirants, maniaques, paralytiques généraux cô-toient de façon audacieuse les vers célèbres d’un Nerval, d’un Musset ou même d’un Hu-go pour en souligner les qualités et parfois les ressemblances.

Dans une suite logique, le chapitre V, de plus de 100 pages, est consacré aux troubles psychopathologiques des écrivains célèbres. Si la démarche se veut classificatoire à la méthode de Rémond ( polio-encéphalites, leuco-encéphalites, encéphalites totales ), l'idée maîtresse, énoncée dés la première page est toute différente : Les littérateurs,

nous l’avons dit dés le début, peuvent présenter toutes les variétés d’anomalies menta-les. Mais sur toutes ces anomalies plane le déséquilibre. Les écrivains de talent sont des désharmonisés. Le fond général du génie littéraire est donc le déséquilibre.

Si au départ est étudiée la "mélancolie" d’Alfred de Musset, d’Eugène Sue ou de Barbey d’Aurevilly, la "neurasthénie" de Nodier, la "folie circulaire" de Goethe ou d’Auguste

Comte, l’ "épilepsie" de Dostoewski ou de Flaubert, bientôt toute tentative de classifica-tion s’efface pour laisser place à des biographies raisonnées de ces littérateurs "déshar-monisés". Les observations les plus intéressantes et les mieux documentées sont celles de Zola "hanté par l'idée du doute, la superstition et la peur", de Tolstoï

"psychasthéni-que chez le"psychasthéni-quel les impulsions, les manies, les phobies apparaissent à cha"psychasthéni-que instant",

de Rousseau "dont le cas relève du psychiatre autant que du critique littéraire" , de Gé-rard de Nerval mais surtout de Guy de Maupassant. Dans un article écrit avec Rémond, Voivenel s'insurgeait contre le diagnostic de paralysie générale mais posait plutôt celui de "délire systématisé progressif": persécution et peur de la mort bien visibles dans La

peur, Lui ou La faim, les hallucinations visuelles dont est témoin sa nouvelle “ Le Horla ”.

Ces études sont remarquables par la recherche clinique minutieuse effectuée à partir d'éléments biographiques et confrontée à l'évolution de l'oeuvre.

Conclusion

On se rend compte que cette thèse touche des domaines aussi divers que la neuro-anatomie et la physiologie, la psychologie, la philosophie. Ainsi, on peut en faire autant de lectures différentes que l’on s’intéresse à ces divers sujets.

Si l'approche neuro-anatomique (hypertrophie des centres du langage et loi des associa-tions) nous paraît dépassée, l'approche psychopathologique en terme de "troubles de l'affectivité" nous apparaît très moderne. Les travaux récents soulignent l'importance des relations entre troubles de l'humeur et création artistique ou littéraire (24).

D'autre part, la démarche qui consiste à évaluer les troubles psycho-pathologiques d'un écrivain en confrontant éléments biographiques et production littéraire est elle aussi re-marquable, témoignant d'une lecture approfondie et d'un grand sens clinique. Leur ri-chesse et leur finesse en font une analyse encore d'actualité. Particulièrement intéres-santes sont les études menées sur la littérature et la poésie contemporaine de Rimbaud, Verlaine ou Baudelaire avec les phénomènes dits de "visions ou d'auditions colorées". Si la tentative d'explication physiologique apparaît des plus oiseuses, l'importance attribuée aux sensations et émotions, leur recherche par des conduites toxicomaniaques est une analyse pertinente, de même que l'introduction de l'idée de "subconscient" et de "rêve éveillé".

La grande originalité de la thèse de Voivenel consiste dans le renversement de la notion de "déséquilibre", terme péjoratif issu de la théorie de la "dégénérescence", en processus évolutif positif: le déséquilibre cérébral tient à l’évolution normale du cerveau et dans

cette évolution, la conscience de la pensée doit disparaître . Les hommes de génie sont plus avancés que nous au point de vue cérébral car dans leurs travaux, le subconscient et l’inconscient tiennent une place énorme. On a même dit que le génie n’était qu’un ins-tinct créateur. L’inconscient travaille pour eux et c’est là leur puissance (p535-536). L'homme de génie est donc en avance sur son époque. Le génie est une progénéres-cence.

Si Voivenel admet l'existence d'une "prédisposition" au génie avec la recherche des anté-cédents familiaux, ce n'est pas pour entrer dans le cadre de la "dégénérescence" mais plutôt pour montrer la présence d'un "tempérament" particulier issu de facteurs multiples notamment culturels et socio-environnementaux. Notons à ce propos le curieux chapitre VIII intitulé "Races littéraires et malléabilité du cerveau" où sont étudiées les diverses tendances littéraires mondiales sous le jour, très en vogue, de la théorie évolutionniste. Ne soyons pas étonnés que la littérature et la pensée russe soit qualifiée de "pauvre en

idées, mystique, oscillant en permanence entre excitation et dépression, ce qui reflète la civilisation retardée de leur pays ", que la littérature allemande soit qualifiée comme "un mélange de force brutale et d’esprit contemplatif où sensations et perceptions sont peu aiguisées, peu fines, difficiles à provoquer chez les teutons (Sic), que la littérature

an-glaise soit qualifiée de " rigoureuse, puritaine, oscillant entre idéalisme et réalisme sans

littérature française ouverte et à l'écoute à toutes les influences dont témoigne "cette

absence de moule rigide...." .

En glorifiant "l'imagination créatrice", la thèse de Voivenel devient un véritable manifeste pour l'Ecole Symboliste. Et si elle lui ouvre le poste de clinicat, elle lui ouvre surtout les portes du milieu littéraire parisien. En effet, par les thèmes qu'elle développe, elle a tôt fait d'intéresser Rémy de Gourmont, critique très en vogue. Ce dernier, qui écrit réguliè-rement ses "Causeries" dans la Dépêche de Toulouse, lui consacre sa chronique en avril 1908.

Extrait de la Dépêche de Toulouse du 3 Avril 1908:

Parmi les méfaits du Romantisme, il faut compter, je pense, le discrédit moral jeté sur les écrivains. Devant les excentricités des Alexandre Dumas, des Georges Sand, des Musset, l’idée commença à se former qu’il y a dans tout littérateur un grain, un gros grain de fo-lie. Alors, on se mit à observer de prés la vie de ces êtres soupçonnés, ce qui est facile car ils sont avides de réclamer.... Il y eut des fanfaronnades d’excentricité... On simulait des vices, on se vantait d’amours athéniennes et de fumeries asiatiques. On posait au pacha pervers et féroce... C’est alors que la science intervint. Mr Lombroso se rendit cé-lèbre en démontrant péremptoirement l’identité du génie et de la folie.... Il inventa l’expression monstrueuse des "dégénérés supérieurs". La Science la toléra assez long-temps peut être parce qu’elle ne savait pas par quoi la remplacer.

Or, ces temps derniers, un jeune docteur de Toulouse, Mr Voivenel, à ce mot et à cette idée de dégénérescence, a proposé de substituer ce mot et cette idée contraire, "progé-nérescence". Nous entrons dans le bon sens.... Mon avis, qui n’est point basé sur la phy-siologie mais seulement sur l’étude générale des hommes, est qu’il faudrait résolument écarter l’un et l’autre terme de folie et de génie littéraire... Il n’y a point d’homme, d’être vivant peut-être absolument normal. La vie même n’est qu’un vaste déséquilibre et il ne saurait en être différemment car l’équilibre parfait, ce serait l’arrêt de mouvement, ce serait la mort ou quelque chose qui lui ressemblerait ou quelque chose qui serait en-core pire....

Cet article élogieux marque le début de liens très étroits entre les deux hommes. Un peu plus tard, Gourmont ouvrira à Voivenel les portes de sa revue "Le Mercure de France". La thèse "Littérature et folie" semble donc être le début de toute la carrière de Voivenel: carrière médicale, carrière littéraire et journalistique.

LA PÉRIODE D'AVANT-GUERRE :