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Les parties concernées par la peine privée

Il faut d’abord préciser que l’expression « parties concernées », plutôt que débiteur et créancier, vient de ce que la peine privée ne revêt pas toujours la forme d’une obligation. Les parties concernées sont la partie passive (§ 2), c’est-à-dire la partie fautive, et la partie active (§1), qui est la bénéficiaire de la peine et qui peut légitimement agir en justice.

§ 1. La partie active de la peine privée

La partie active est la personne qui retire un bénéfice de la peine, celle qui a subi la lésion. Ce sujet suscite trois discussions qu’il faut trancher. En premier lieu, l’attribution de la peine privée (a) ; en deuxième lieu, l’enrichissement sans cause que pourrait engendrer la peine privée (b) ; en troisième lieu, la surcharge de travail des juges (c).

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a. L’attribution de la peine privée à la victime

La peine privée doit bénéficier à la victime426. L’espoir d’un bénéfice l’encourage à

agir en justice427. La rationalité de l’homo œconomicus indique qu’un être rationnel tend à

déclencher l’appareil judiciaire — en se soumettant à sa bureaucratie, à son onérosité et à son manque de célérité — s’il sait à l’avance qu’il en retirera un bénéfice428. De plus, il est

logique de penser que la personne chargée de déclencher l’appareil juridictionnel est celle qui a été la première informée du fait illicite429, c’est-à-dire la victime, qui est d’ailleurs la

seule à pouvoir agir légitimement. Cette légitimité lui est accordée par sa condition exclusive de créancier ou d’attributaire de la peine.

Si l’on acceptait hypothétiquement que le montant de la peine pécuniaire doive se payer au Trésor public ou aux fonds d’indemnisation, le mécanisme perdrait sa nature privée, et deviendrait une peine publique ou mixte430. Une telle mutation aurait un effet négatif : elle

découragerait la dénonciation des faits illicites civils, car un individu, dans des conditions normales, ne souhaite pas intenter un procès pour le bénéfice d’un tiers, surtout si le bénéficiaire est l’État et le bénéfice est de l’argent.

Une telle solution n’impliquerait-elle pas l’enrichissement sans cause de la victime ? Nous ne le croyons pas.

426 A. JAULT, op. cit., §§ 276-277., pp. 179-180.

427 A. GUÉGAN-LECUYER, op. cit., § 419, p. 454 ; C. JAUFFRET-SPINOSI, « Les dommages-intérêts punitifs dans les systèmes de droit étranger », dans LPA nº 232, p. 8 ; G. MAITRE, op. cit., § 326, p. 187. 428 S. CARVAL, op. cit., § 318, p. 361 ; D. FASQUELLE, « Amendes civiles ou ‘dommages punitifs’ », dans

Gaz. Pal., 9-10/11/2001, p. 59. 429 E. JUEN, op. cit., § 335, p. 254.

430 S. PIEDELIÈVRE, « Les dommages et intérêts punitifs : une solution d’avenir ? », dans RCA Hors-série, 2001, § 21.

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b. L’attribution de la peine à la victime n’implique pas l’enrichissement sans cause de la victime431

La crainte d’enrichir la victime sans cause est infondée, car l’enrichissement a plusieurs causes : en premier lieu, le droit à recevoir une récompense pour le fait de remplacer l’État dans sa fonction de recherche et de poursuite des actes illicites432 ; en deuxième lieu, la

sentence prononcée par la peine433 ; en troisième lieu, le délit ou le quasi-délit, qui sont des

sources d’obligations ; en quatrième lieu, la loi quand elle reconnait la peine434.

De plus, la thèse de l’enrichissement doit être écartée car elle ignore le fait qu’il y ait des peines privées non pécuniaires435. Une demande d’excuses publique ou privée ou la

publication d’une décision judiciaire dans un journal n’enrichissent pas la victime. Et la congestion du système judiciaire ?

c. Peine privée et congestion judiciaire

L’attribution de la peine privée à la victime encouragerait le litige, ce qui pourrait contribuer à congestionner le système judiciaire. Cette critique est également contestable. Premièrement, les mécanismes pour améliorer ou prévenir la congestion du système ne peuvent pas affaiblir les droits substantiels des citoyens. La congestion s’évite avec des mesures de gestion et d’administration, et non en affaiblissant les droits. Deuxièmement, si l’imposition de peines privées atteint son but dissuasif, l’effet logique est que la congestion du système se réduit grâce à la diminution des procès fondés sur la commission d’actes illicites.

431 Contra : Ph. LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats…, op. cit., § 45, p. 38 ; M. ATTAL, « Le droit français est-il devenu favorable aux dommages et intérêts punitifs ? », dans Droit et patrimoine, 2011, n.º 205, p. 50.

432 E. JUEN, op. cit., § 334, p. 253.

433 Ch. COUTANT-LAPALOUS, op. cit., § 529, p. 456 ; A. JAULT, op. cit., § 282, p. 185. 434 A. JAULT, Ibid., § 283, p. 185.

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§ 2. La partie passive de la peine privée

Il s’agit de l’auteur de la faute, sur lequel pèse la condamnation punitive. Ici le débat se concentre autour de trois aspects : l’intransmissibilité passive de la peine (a), sa non- assurabilité (b) et l’impraticabilité de la subrogation de l’assureur patrimonial (c).

a. L’intransmissibilité de la peine privée

Les peines privées sont-elles intransmissibles en raison de leur nature punitive ? Les peines consistant en obligations sont-elles également intransmissibles ? Les peines privées sont intransmissibles, non parce qu’elles sont de nature punitive, mais parce qu’elles ont un fondement utilitariste, qui implique que la peine est seulement un moyen d’atteindre un but : la dissuasion. Par conséquent, la réponse quant à la transmissibilité de la peine doit se fonder sur le degré de capacité dissuasive de cette dernière. Penser autrement reviendrait à considérer la peine comme un but en soi.

Si l’objectif de la peine est de dissuader, on doit alors conclure que la peine privée est intransmissible. L’effet de dissuasion agit sur le coupable, qui doit donc supporter le poids de la peine, qui doit le dissuader de récidiver. La possibilité de transférer la peine reviendrait à proclamer son inefficacité, la profitabilité de la faute et la légitimité de l’impunité. Et tout cela signifierait que la peine ait été prononcée gratuitement et en vain.

Comment peut-on soutenir la thèse selon laquelle la peine privée est intransmissible bien qu’étant une obligation ? Comment serait-ce possible si les obligations sont transmissibles mortis causa et entre personnes vivantes ? La réponse est simple : les obligations de caractère punitif ont des traits spéciaux les dotant de conditions spéciales et d’effets particuliers. Le fondement utilitariste des obligations à titre punitif nous oblige à leur attribuer des spécificités telles que l’impossibilité de les transmettre. En d’autres termes, l’obligation à titre punitif n’a pas le même régime que les obligations en général, en raison

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de sa finalité dissuasive et de son fondement utilitariste. En conclusion, une peine payée par autrui est une peine stérile ; elle n’aboutit à rien de fructueux.

Enfin, il reste à résoudre l’interrogation sur la transmissibilité des peines privées contractuelles, notamment la clause pénale et la résolution pour inexécution. Comment peut- on soutenir raisonnablement que ces peines soient intransmissibles malgré la consécration légale de la cession du contrat ? Encore une fois, la réponse est simple : celui qui transmet sa position contractuelle ne transmet pas les peines. Il transmet seulement les stipulations qui permettent de les imposer aux parties à l’avenir. Au moment de la conclusion de la transmission du contrat, la peine n’est prononcée contre aucun des contractants. A ce moment-là, seuls les droits d’imposer les peines ont été transférés.

Les arguments soutenant l’intransmissibilité de la peine servent aussi à soutenir sa non- assurabilité.

b. La non-assurabilité de la peine privée

Cette discussion a deux dimensions : la dimension technique et la dimension de la convenance. Quant à la discussion technique, il est clair qu’en Colombie la faute lourde ne peut pas s’assurer par le biais de l’assurance de responsabilité civile, depuis l’entrée en vigueur de la loi 45 de 1990. L’article 84 a modifié l’article 1127 du Code de commerce. La nouvelle rédaction est la suivante : « La responsabilité contractuelle et extracontractuelle sont assurables, ainsi que la faute lourde ».

Nul ne pourrait s’opposer à l’assurance de la peine privée en arguant que la faute, même la faute lourde équivalente au dol, n’est pas un risque assurable. À proprement parler, ce qui interdit l’assurance de la peine privée, c’est le caractère exceptionnel de l’assurabilité de la faute lourde et du dol par rapport à la règle générale de leur non-assurabilité, règle générale consacrée par l’article 1055 du Code de commerce. Ce dernier établit la règle générale interdisant l’assurance de la faute lourde et du dol, à l’exception de l’assurance de

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responsabilité. Mais la peine privée n’entre pas dans l’exception car elle n’appartient pas à la responsabilité. Le risque assurable, dans une hypothétique assurance de la peine privée, ne serait pas l’éventuelle dette de réparation à la charge de l’assuré, mais l’éventuelle dette punitive.

On pourrait réfuter notre argument, en disant que la loi interdit seulement l’assurance de la faute lourde et du dol, mais non celle des fautes légères et extrêmement légères. Une telle réfutation, bien que juridiquement soutenable, n’est pas valable du point de vue pratique et technique. Il faut rappeler que les peines privées ne sont pas toujours des obligations et que, quand elles le sont, elles ne sont pas toujours pécuniaires. En résumé : comment l’assureur pourrait-il remplir son obligation envers l’assuré, si la peine consiste en la perte d’un droit ou à l’imposition d’une obligation de faire ou de ne pas faire ?

En termes pratiques, il est évident que l’éventuelle possibilité de garantir une dette punitive via l’assurance éliminerait le but dissuasif de la punition436, ce qui mettrait en

lumière le manque de convenance d’une telle possibilité. L’assurance favoriserait ce que l’industrie des assurances appelle risque moral, qui, selon le Fonds monétaire international, consiste à ce que « […] quand on dispose d’une assurance, les possibilités de sinistres augmentent considérablement, car on est moins encouragé à adopter des mesures préventives »437.

Un courant doctrinal a contesté l’argument du risque moral. Pour ce courant, le risque moral n’existe pas car, si un sinistre survient, une punition est appliquée par l’assureur, qui, lors de la rénovation de la police d’assurance postérieure au sinistre, punira son assuré en augmentant le coût de sa prime438. Il s’agirait d’une procédure visant à tarifer les primes en

fonction des fautes commises auparavant439.

436 A. GUÉGAN-LÉCUYER, op. cit., § 417, p. 452; contra, R. MÉSA, op. cit., p. 2757.

437 «Riesgo moral: ¿Alienta el financiamiento del FMI la imprudencia de prestatarios y prestamistas?», en

Temas de economía, n.º 28, 2002, p. 1., https://www.imf.org/external/pubs/ft/issues/issues28/esl/issue28s.pdf, (consulté le 29/08/2016).

438 Sur les clausules de réduction-majoration, voir R. MÉSA, op. cit., p. 2757.

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Que les clauses de réduction-majoration dans les assurances patrimoniales440 soient

pertinentes ou non441, l’argument de la punition de l’assureur est contestable pour plusieurs

raisons : en premier lieu, l’accroissement des primes n’est pas un mécanisme punitif mais financier, permettant à la compagnie d’assurances de réajuster son bilan comptable après le versement d’une indemnité. Une entité punitive n’aurait pas d’utilité dissuasive, car les accroissements des primes sont régis par des tarifs au double de la prime initiale.

La fixation de tarifs, connus par l’assuré quand il contracte la police, implique la prévisibilité du coût de cette dernière. L’assuré sait à l’avance qu’en cas de sinistre, la prochaine police lui coûtera une valeur déterminée ou déterminable. Cela signifie qu’il peut calculer à l’avance les coûts de sa faute éventuelle. Si, après soustraction des coûts, la commission d’un fait illicite lui semble rentable, sa rationalité économique le conduira à le commettre. Ainsi, punitive ou non-punitive, la pénalisation de l’assureur n’est pas dissuasive. En deuxième lieu, on peut contredire l’argument en rappelant que la sanction civile des faits illicites n’est pas de la compétence des particuliers. L’assureur ne peut nullement sanctionner les actes illicites de ses souscripteurs et assurés442 ; la compétence

sanctionnatrice appartient à l’État. L’assureur peut, en revanche, transférer les coûts non- opérationnels aux clients, comme le font tous les entrepreneurs, du moins dans les économies de marché.

En troisième lieu, accepter l’assurance de peine privée signifierait accepter l’inacceptable : qu’une peine individuelle soit payée par la communauté des assurés, puisque les indemnités à la charge des assureurs sont payées par le fonds constitué par la somme de toutes les primes.

440 En Colombie, on oppose les assurances réelles et les assurances patrimoniales. Les réelles équivalent aux assurances de choses et les patrimoniaux équivalent aux assurances de responsabilité. Il faut préciser que les assurances patrimoniales, en Colombie, ne se limitent pas aux assurances de responsabilité.

441 Elles sont applicables notamment dans les assurances de choses.

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De même que l’assurance de la peine privée, la subrogation de l’assureur à la prestation punitive de l’indemnité est impraticable.

c. L’impraticabilité de la subrogation de l’assureur

Dans les assurances de dommages, la loi a établi un droit de subrogation en faveur de l’assureur ayant payé une indemnité pour un sinistre443. Cette figure met en exergue une autre

difficulté qui existerait si l’on considérait la peine privée comme faisant partie de la responsabilité. D’après la norme qui établit le droit de subrogation assurantielle, cette dernière est applicable « jusqu’à la valeur du montant payé ». En conséquence, si la peine faisait partie de la responsabilité civile, l’assureur, dans sa requête judiciaire subrogative, pourrait recouvrer la partie punitive de l’indemnité qu’il a payée en tant que garant de son assuré.

Cela conduirait à un double paiement de la peine : celui de l’assureur à l’assuré et celui du tiers responsable à l’assureur. Un tel phénomène se présenterait, bien sûr, dans les assurances patrimoniales distinctes de l’assurance de responsabilité444, car cette dernière

n’autorise pas la subrogation445.

Après avoir vu les caractéristiques des individus concernés dans le cadre de la peine privée, il faut analyser l’objet de la peine