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L’utilitarisme, fondement de la peine privée

La justification philosophique de la peine privée est l’utilité. Imposer une peine par caprice n’aurait pas de sens. La peine doit produire des profits supérieurs à ceux que l’impunité produirait. Nous sommes d’avis d’écarter tout fondement moral de la peine. Le droit n’est pas un mécanisme moralisateur des comportements, mais un système coordonné qui facilite la vie des individus.

La discussion sur le fondement de la peine privée implique deux courants distincts : celui qui fonde la peine sur la justice rétributive, qui nous semble être un fondement dépassé (§ 1), et celui qui la fonde sur l’utilitarisme, qui nous semble être un fondement en vigueur (§ 2).

§ 1. La justice rétributive, un fondement dépassé

Pour la justice rétributive, l’individu qui commet un acte blâmable mérite d’être puni327. La notion de mérite est particulièrement importante dans ce domaine. La punition est

la sanction que l’illicéité du contrevenant mérite. Peu importe si la punition ne profite aucunement à la société. La notion de liberté est également importante. L’individu n’a de limite que le droit d’autrui, et la transgression illicite de cette limite, par le seul fait qu’elle est commise, doit entrainer une pénalisation.

La punition rétributive a plusieurs objectifs. Elle sert à la satisfaction du désir naturel et humain de vengeance. El sert aussi à effacer le mal causé (expiation) et à désapprouver la conduite du contrevenant. La peine est donc un mécanisme à travers lequel la société et ses individus, par l’entremise des tribunaux, atteint ces objectifs328. C’est pourquoi la peine doit

327 P. PRATTE, « Le rôle des dommages punitifs en droit québécois », dans Revue du Barreau, t. 59, Québec, 1999, p. 455.

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être proportionnelle à la frustration, au chagrin, à l’extension du mal causé, au niveau de désapprobation de la conduite, etc.329.

Pour la justice rétributive, la peine s’impose seulement sur la base d’une analyse rétrospective du comportement du justiciable. L’analyse est circonscrite au passé. Même si la punition ne permet de retirer aucune utilité ponctuelle, la peine doit s’imposer devant le fait illicite. En somme, d’après cette théorie, « le mal commis suffit à justifier l’imposition d’un autre mal »330.

Cette conception de la peine est en accord avec les doctrines religieuses que nous avons étudiées ci-dessus. Elle est aujourd’hui dépassée, puisque les motivations individualistes sur lesquelles la justice rétributive est fondée, à savoir la vengeance, l’expiation et la réprobation, ont laissé place aux intérêts collectifs, parmi lesquels on trouve le besoin de promouvoir la dissuasion des faits illicites par le biais de moyens juridiques.

Il est tout à fait possible que, lorsque Bello a rédigé son Code, sa conception de la peine et de la responsabilité ait été rétributive, car telle était la conception qui prévalait à cette époque. Aujourd’hui, cette conception est devenue désuète et doit être remplacée par le critère d’utilité.

§ 2. L’utilitarisme, un fondement en vigueur

D’après la conception utilitariste, la peine se justifie à condition qu’elle profite à un individu ou à la société331. Et la peine est utile quand elle dissuade la récidive ou l’imitation.

La peine ne cherche pas à moraliser l’acteur, mais à le contraindre afin que les dispositions légales soient prises. L’utilitarisme exprime la rationalité des individus qui, en tant qu’êtres rationnels, « réfléchissent et calculent avant d’agir »332. En conséquence, la peine vise à

329 P. PONCELA, « Par la peine, dissuader ou rétribuer », dans APD, t. 26, Paris, Sirey, 1981, p. 65, note 17. 330 P. PRATTE, « Le rôle des dommages punitifs… », op. cit., p. 456.

331 P. PONCELA, « Par la peine, dissuader ou rétribuer » …, op. cit., p. 60. 332 P. PRATTE, « Le rôle des dommages punitifs… », op. cit., p. 458.

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encourager les individus à respecter la loi, étant entendu que l’individu est rationnel, et qu’un individu rationnel ne souhaite pas être sanctionné.

L’utilitarisme prône l’imposition de peines caractérisées, c’est-à-dire de peines adaptées aux traits spéciaux de chaque contrevenant. Le caractère instrumental de la peine signifie en même temps la banalisation d’un hypothétique caractère moralisateur, ce qui signifie qu’il n’y a pas besoin d’une conduite profondément blâmable pour que la punition opère. Il suffit, en revanche, que la conduite soit de celles que l’on veut décourager333.

En se basant sur la rationalité de l’homme, la conception utilitariste de la peine prétend que la possibilité d’obtenir une récompense pour la dénonciation de comportements illicites encourage les victimes à déclencher l’appareil judiciaire. C’est pourquoi un utilitariste ne soutiendrait ni l’officiosité de la condamnation punitive ni son attribution à l’État ou aux fonds d’indemnisation.

333 « Animée d’un esprit neutre et sans souci moralisateur, la pénalité ne cherche pas à blâmer celui qui a transgressé la règle : les notions de mérite et démérite ne sont pas pertinentes ; nul besoin que la personne sanctionnée soit moralement responsable » : P. PRATTE, « Le rôle des dommages punitifs …, », op. cit., p. 458.

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Conclusion du chapitre 1

Outre les différences quant aux régimes de chacune, la peine privée et la responsabilité civile possèdent des principes généraux propres. Ceci nous permet de tracer un chemin vers la détermination de manifestations spéciales de chaque institution. Ces principes généraux correspondent à deux grands domaines permettant d’aborder la distinction : les critères d’imputation et les fondements de chaque sanction. Ainsi, tandis que les critères d’imputation de la responsabilité sont la faute et le risque, celui de la peine privée est la faute, laquelle est analysée en fonction des personnes et des cas spécifiques. Il est logique qu’il en soit ainsi. La peine existe pour punir, et le punissable est l’illicéité.

Il doit exister au moins une négligence pour pouvoir appliquer la punition. La faute doit être accompagnée de la conscience, qui est l’élément justifiant la censure. Ni la conscience ni la censure ne sont nécessaires pour engager la responsabilité civile. Il ne s’agit pas d’éléments essentiels pour responsabiliser quelqu’un, car il existe des régimes de responsabilités objectives et de responsabilités des personnes en état d’ivresse et des jeunes.

En ce qui concerne l’appréciation de la faute, les deux institutions montrent une différence fondamentale. En responsabilité, la faute s’apprécie en suivant la règle du comportement standardisé. Au juge correspond alors de comparer le comportement du défendeur avec celui que l’on attendrait de l’individu modèle. La parité ou la disparité résultant de la comparaison permet d’engager ou d’écarter la responsabilité.

En matière punitive, la démarche est différente. Le but dissuasif de la peine implique la correspondance du dosage punitif avec les conditions propres à la personne. La mesure punitive doit s’approcher autant que possible de l’accomplissement du but dissuasif, ce qui explique pourquoi l’on doit faire des considérations spéciales et non génériques. Voici l’équité dans sa plus haute expression. L’équité consiste à mitiger la rigueur et aggraver le laxisme selon les conditions propres à chaque situation, en fonction de la personne concernée.

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Or, on peut noter une ressemblance en ce qui concerne les fondements philosophiques des deux institutions, en ce sens que la doctrine réfléchit à partir de raisonnements binaires. La justice corrective et la justice rétributive se disputent la place d’honneur dans le domaine de la responsabilité, tandis que la justice rétributive et l’utilitarisme se la disputent dans le domaine de la peine privée. Mise à part la ressemblance méthodologique, la dissimilitude substantielle est évidente.

Les débats sur le fondement gravitent autour de considérations différentes. La recherche du fondement de la responsabilité vise à répondre à la question de la justification du transfert du coût de réparation du patrimoine de la victime au patrimoine du responsable. Les débats sur le fondement de la peine privée prétendent résoudre l’interrogation sur le « pourquoi » de la punition civile.

La réponse à la première question ne nous intéresse pas dans ce travail. La réponse à la seconde choisit un fondement utilitariste en vertu duquel la peine doit s’imposer dans la mesure où des utilités individuelles ou collectives sont créées. L’utilité consiste à dissuader l’individu de récidiver ou d’imiter un comportement illicite. Cette conception de la peine privée n’a aucune prétention moralisatrice. De telles prétentions appartiennent à d’autres moments de l’histoire du droit, faisant heureusement partie du passé.

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CHAPITRE 2

Les peines privées spéciales

La peine privée a beaucoup de manifestations en droit privé colombien. Nous analyserons deux peines privées qui ont été reconnues par le droit colombien : la résolution pour inexécution et la « responsabilité » pour atteintes aux droits fondamentaux, afin de souligner leurs traits et, surtout, de mettre en évidence leur autonomie par rapport à la responsabilité civile. Notre propos n’est pas de faire une liste des peines privées existant en Colombie, car une telle démarche, déjà suivie par d’autres juristes334, n’apporterait pas grand-

chose à la démonstration de cette thèse.

Les critères de sélection des peines privées ont été les suivants : premièrement, le fait que la communis opinio nie l’entité punitive de la résolution335, hypothèse traditionnelle et

unanime qu’il convient de remettre en question ; deuxièmement, la confusion introduite par la Cour suprême concernant les notions de peine et de réparation, confusion qui a eu lieu dans le cadre d’un litige où le demandeur avait subi des dommages portant atteinte à ses droits fondamentaux. Troisièmement, la source de chaque peine : la résolution, une peine d’origine contractuelle et légale (A) ; la « responsabilité » pour atteinte aux droits fondamentaux, une peine d’origine jurisprudentielle (B).