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Les particularités du lobbying canadien :

Chapitre 3 L'effet Westminster :

3.2 Les particularités du lobbying canadien :

À la différence du régime présidentiel américain qui est marqué par la séparation des pouvoirs et les mécanismes institutionnels de « poids et contrepoids », le régime parlementaire du Canada est régi par un mécanisme de fusion des pouvoirs législatif et exécutif. Puisque l'échec d'un vote de confiance à la Chambre des communes peut suffire à destituer un gouvernement, la stabilité politique est garantie par une forte discipline de parti et un faible pouvoir de l'opposition, qui n'exerce généralement aucun pouvoir de blocage lors du processus d'adoption des lois. La marge de manœuvre des membres de la Chambre des communes étant très restreinte, les lobbyistes ne peuvent espérer influencer le vote individuel d'un député comme c'est le cas au Congrès américain, où la ligne de parti est moins rigide. L'absence de ce type d'opportunité politique expliquerait pourquoi les institutions législatives du gouvernement canadien sont des lieux institutionnels moins prisés par les représentants des associations et des

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entreprises. Ces derniers se tourneraient plutôt vers les fonctionnaires et les membres du gouvernement puisqu'ils disposent de pouvoirs plus substantiels sur le cheminement et l'application des décisions (Pross, 1986, Montpetit, 2002 et Vining et collab., 2005). On doit tout de même souligner que l'absence de gouvernement majoritaire disposant de la balance du pouvoir à la Chambre des communes altère les rapports entre le gouvernement et l'opposition. Depuis les deux dernières décennies, la présence de plusieurs gouvernements minoritaires - ceux de Paul Martin (2004) et de Stephen Harper (2006 et 2008) - montre que l'opposition parlementaire peut être appelée à exercer des pouvoirs plus substantiels, comme celui de bloquer un projet de loi lors du processus de vote.

En réalité, très peu de travaux ont abordé les relations entre les lobbyistes et les membres du Parlement canadien. Les études en science politique conçoivent d'ailleurs que les groupes d'intérêt public qui défendent des intérêts moins spécifiques et concentrés ont un accès moindre aux membres du gouvernement (Beyers, 2002). Au contraire des intérêts corporatifs et économiques qui privilégient généralement des stratégies de lobbying silencieuses qui se déroulent à l'insu du public (Culpepper, 2010), les groupes d'intérêt public et les groupes comptant de nombreux membres et sympathisants optent plus souvent pour des stratégies de mobilisation visibles et « bruyantes ». Ils sont aussi plus actifs auprès des institutions législatives que de l'administration publique. Les études empiriques sur les stratégies de lobbying attribuent cette tendance à la nature des objectifs politiques poursuivis par les diverses catégories d'intérêt (Maloney, Jordan et Mclaughlin, 1994). Les ressources dont une organisation et ses lobbyistes disposent, ainsi que son secteur d'activité et les enjeux qui y sont associés, sont aussi des facteurs à prendre en compte (Beyers et Braun, 2014, Hojnacki et Kimball, 1999, McKay, 2011). On doit

alors considérer que les stratégies des groupes d'intérêt public sont axées sur la mise à l'agenda d'enjeux touchant des communautés élargies dont les intérêts sont souvent moins concentrés, moins techniques, et plus « diffus », que ceux des entreprises et des associations patronales et commerciales. Pour des raisons stratégiques, la représentation des intérêts publics cadre mieux avec une approche de représentation ouverte et indirecte qui cherche à publiciser les enjeux et à faire intervenir le grand public afin qu'il fasse lui-même pression sur le gouvernement (Binderkrantz, 2005 & 2008, Binderkrantz et Kroyer, 2012, Binderkrantz, Christiansen et Pedersen, 2015, Kollman, 1998, Young et Everrit, 2004).

D'autres auteurs soulignent de leur côté que les institutions parlementaires offrent aux lobbyistes des opportunités politiques bien spécifiques, notamment celles de promouvoir leurs idées, de consulter les députés en marge des comités parlementaires et de socialiser avec les membres de la classe politique (Heberlig, 2005, Jordan et Richardson, 1987, Kernaghan, 1985, Rush, 1990, Seidle, 1993 et Smith, 2005). On doit tenir compte en complément de l'argument vivement débattu en science politique américaine selon lequel les lobbyistes seraient fortement enclins à entrer en contact avec les législateurs et acteurs politiques qui partagent déjà leurs préférences (Austen-Smith et Wright, 1992 et 1994, Bauer, Pool et Dexter, 1972, Baumgartner et Leech, 1996, Bertrand, Bonbardini et Trebbi, 2011, Carpenter, Esterling et Lazer, 2004, Hall et Deardorff, 2006, Hojnacki et Kimball, 1998 Kollman, 1997). Un argument similaire se révèle utile pour traduire les décisions et comportements stratégiques des lobbyistes canadiens. Dans le cas patent des organisations syndicales par exemple, les liens évidents qu'elles entretiennent avec le Nouveau Parti démocratique (NPD), un parti politique qui est demeuré jusqu'ici dans

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l'opposition, peuvent avoir pour effet de canaliser les activités de lobbying des syndicats vers la branche législative.

Tout compte fait, le secteur d'intérêt représenté, de même que la nature des ressources et des objectifs politiques qui sont associés à chaque secteur, sont des impératifs organisationnels qui influencent (a) la décision d'avoir recours - ou non - à des relations directes avec le gouvernement et, le cas échéant, (b) le choix des branches de pouvoir, des institutions et du personnel contactés. Dans cette perspective, cette analyse offre un regard sur les stratégies propres aux divers secteurs d'intérêt afin d'évaluer si ces facteurs ont des répercussions observables sur la fréquence des contacts avec les membres des branches exécutive et législative du gouvernement canadien.

Enfin, comment entend-on mesurer l'impact des réalités institutionnelles du système politique canadien? Dénombrer les rapports de communication compilés dans le registre canadien des lobbyistes permet de déterminer avec précision vers quelles branches du pouvoir et quelles institutions sont dirigées les activités de lobbying. On peut vérifier de cette manière si le modèle parlementaire canadien a un impact sur le choix des institutions ciblées par les lobbyistes. Si, comme le présume l'argument institutionnaliste défendu dans les études canadiennes, les institutions parlementaires structurent les interactions entre le gouvernement et les intérêts organisés, on devrait observer un grand volume de communication entre les lobbies et les membres de la branche exécutive. En contrepartie, la fréquence des contacts entre les lobbyistes et les membres des institutions législatives devrait être plus faible.

La partie suivante décrit les paramètres de l'analyse des données du registre. Les indicateurs construits à partir de ce matériau empirique mesurent la fréquence des contacts entre

les lobbies et les membres des diverses institutions politiques canadiennes. Des informations complémentaires sur l'identité des organisations clientes sont employées afin d'établir des rapports entre les institutions ciblées et le type d'organisation représenté par les lobbies canadiens.

3.3 Cadre empirique : Analyser le registre canadien des lobbyistes