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1.2 : Richard Feynman, le STM et l’histoire officielle des

1.3 Les nanotechnologies et la politique scientifique

À la fin de la guerre froide, les États-Unis furent confrontés à la nécessité d’effectuer un changement de paradigme important dans leur approche des politiques scientifiques. La science était jusqu’au début des années 90 un élément de patriotisme orienté vers la défense d’une spécificité nationale. Avec l’effondrement du bloc soviétique et l’absence d’ennemi contre lequel établir sa spécificité, la dynamique d’innovation des USA devait se tourner vers un autre modèle de développement. La première étape de ce nouveau modèle fut l’activation du Bay-Dole Act, accord qui encourageait l’utilisation des inventions produites grâce au financement fédéral et promouvait la participation des universités dans la commercialisation des idées fondées sur la recherche appliquée (Johnson, 2004). Plusieurs comités de réflexion réunis durant le mandat de l’administration Clinton établirent ainsi que la principale contribution de la science et de la technologie ne serait plus un élément de défense nationale, mais bien plutôt un moyen de nourrir la compétitivité économique du pays à l’échelle internationale (McCray, 2005).

Dans cette nouvelle perspective, les nanotechnologies se virent confier une place de choix, avec la création de la National Nanotechnology Initiative (NNI), fruit, notamment, des efforts conjugués de lobbying de personnalités comme Mihail Roco,

Éric Drexler, Don Eigler ou Richard Smalley auprès d’institutions comme le Congrès américain ou d’agences américaines comme la NASA. De multiples arguments furent avancés pour promouvoir cette création, tels que la compétition économique avec l’Europe et le Japon, l’opportunité de recruter une nouvelle génération de scientifiques et ingénieurs, la recherche par évaluation des pairs plutôt que le monopole de quelques grandes compagnies, tout cela en utilisant quantité d’images et de métaphores utopiques (jusqu’à une comparaison entre les nanotechnologies et la déclaration du président Kennedy d’envoyer un homme sur la lune) (McCray, 2005 :187).

Cette emphase, qui conduisit à la création de la NNI, illustre bien la place prise par les nanotechnologies dans ce que l’on nomme la science « post- académique » (Johnson, 2004). Les frontières entre science et technologie, comme le montre l’exemple de la NNI, ont en effet, depuis la création du Bay-Dole Act, progressivement disparus alors que l’aspect commercialisation est devenu un des arguments de financement pour la science académique (McCray, 2005 :192). La question de savoir si la NNI est une technology policy plutôt qu’une science policy apparaît ainsi pertinente, les défenseurs de l’aspect appliqué des nanotechnologies semblant avoir pris le pas sur les promoteurs de la connaissance fondamentale dans la définition du programme fédéral de financement (McCray, 2005 :193).

La formation de la NNI nous livre également un dernier renseignement sur le statut des nanotechnologies. En utilisant l’argument classique du déterminisme

technologique – « une limite va être atteinte, à nous de la dépasser »18 - les avocats des nanotechnologies insistent sur le nouveau niveau de maîtrise de la nature que leur développement permettra, et sur l’affranchissement des frontières physiques classiques qu’un tel développement apporterait (McCray, 2005).

L’élément de nouveauté négociée et son rôle dans le développement du STM nous donnent un bon exemple de la façon dont les programmes politiques jouent à la fois sur la radicale nouveauté des nanotechnologies et sur une généalogie bien particulière. Cette tendance n’est pas nouvelle dans les prospectives scientifiques , comme le rappelle le philosophe Arne Hessenbruch :

« The claim of novelty is essential for technological visions : the elision of the connectedness with practices and theories of the past is as productive as is the claim that success has been shown to be possible in principle, requiring from now on merely developmental labor. » (Hessenbruch, 2004 :143)

Plusieurs discours émanant d’organes institutionnels se font écho de cette nouveauté : ainsi le Conseil de la science et de la technologie (organisme gouvernemental québecois) annonçait-il dans son rapport de 2001 : « Il y a lieu de prévoir que les nanotechnologies constituent une troisième révolution technologique, la première ayant donné naissance à la révolution industrielle et la seconde ayant été reliée à la microélectronique » (CSTQ, 2001 :4). Il est intéressant de noter que l’industrie et les politiques de développement national mettent l’accent sur le 







18 La meilleure illustration de cette idée est la fameuse loi de Moore, observation faite par l’ingénieur Gordon Moore du doublement, tous les deux ans, du nombre de transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium. Prédiction empirique, cette observation s’est révélée étonnamment juste, soulevant la question de la limite physique de réduction du transistor (le transistor ne pouvant être plus petit qu’un atome). C’est notamment cet argument qui est avancé par les promoteurs de l’ordinateur quantique, qui utiliserait le spin d’un électron pour stocker l’information traditionnellement implantée dans un transistor, décuplant ainsi de façon exponentielle les capacités de stockage.

caractère technologique, plus que sur le caractère scientifique des nanos. Comme le rappellent Davis Baird et Ashley Shew : « It is no accident that the NNI [National

Nanotechnology Initiative] is a nanotechnology and not a nanoscience initiative. This was a point of discussion in its development and those with a focus on technology won the day » (Baird & Shew, 2004 :150). Cette insistance conduit un organisme

d’état comme la NNI19 à donner une dimension stratégique à un instrument comme le STM, en insistant sur son importance dans le développement des nanotechnologies, là où le microscope électronique « simple » a sans doute eu une importance plus grande (Baird & Shew, 2004).

Ces différents choix stratégiques soulignent la partialité de la politique scientifique, ses aléas, et l’artifice qui consiste à l’inscrire dans une forme de progression linéaire. Les vélléités politiques exprimées dans le développement des nanotechnologies, fruits d’hésitations, de détours, de pressions et d’intérêts, font de l’innovation l’inverse d’un long fleuve tranquille. Ainsi, si les éléments de public

policy disposent de feuilles de routes pour marquer la temporalité de la recherche et

lui donner un aspect concret sur les court, moyen et long termes, ils n’en restent pas moins déterminés par des éléments extra-politiques, et notamment par une forme d’imaginaire, comme le remarque Patrick McCray : « […] public policy also has an

important subjective dimension whose roots are located in imagination and visions of the future » (McCray, 2005 :180). Comme l’ont noté de nombreux commentateurs,









19 La NNI a été mise en place en 2001 pour coordonner la recherche et le développement des nanotechnologies au niveau fédéral aux Etats-Unis. Le budget projeté pour 2010 est de 1,64 milliard de dollars, répartis entre plusieurs agences fédérales, telles que la National Science Fondation (NSF), la NASA ou encore le National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) (Rapport financier 2010, site internet de la NNI).

l’importance de cet imaginaire dans la perception et la construction des nanotechnologies est primordiale ; il convient donc de s’y arrêter quelques instants.