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La pensée technique et l’exploration du Nanomonde

2.3. Chercher dans un « monde inconnu » : contraintes quantiques

2.3.1 La rationalité de la recherche technico-instrumentale

Le laboratoire scientifique n’est pas un lieu neutre. Il constitue un ensemble socio-cognitif à part entière, où se jouent des fusions d’intérêts et où l’organisation de l’activité ne dépend plus seulement de la matérialité des objets qui les composent, notamment les instruments scientifiques, mais également de procédures d’adaptation socio-culturelle (Vinck, 2007). Il est ainsi au cœur de la dynamique de recherche technico-instrumentale. Une communauté de chercheurs en physique pourra par exemple être amenée à être séparée puis rassemblée autour de l’usage d’un

synchroton40, conférant à celui-ci, en sus de ses particularités techniques, le statut de

site, où se font et se défont les alliances et les considérations des individus et des

groupes (Vinck, 2007). Sur ce site, utiliser un microscope à effet tunnel nécessite à la fois de s’inscrire sur une liste d’attente, de composer avec les attentes de ses collègues et les problèmes matériels du site, mais également d’avoir une idée précise des capacités et des limitations intrinsèques de l’instrument pour travailler. La toute première forme d’interaction sociale s’établit alors dans le simple fait d’assimiler ce savoir et ses tenants et aboutissants épistémologiques. Cette idée est illustrée par l’omniprésence des instruments génériques dans le contexte de la recherche sur le Nanomonde, élément découlant directement du caractère générique que peut prendre la recherche de type technico-instrumentale.

Un instrument générique dispose en effet de trois caractéristiques : il comprend tout d’abord un concept instrumental décontextualisé, il offre un protocole de mesure entrant en jeu dans la caractérisation d’un objet, et il est un mode de diffusion entre les disciplines (Shinn, 2007)41. De manière plus précise :

« Les instruments génériques sont porteurs d’une théorie fondamentale décontextualisée de l’instrument – dans le sens où ils véhiculent des principes généraux quasiment indépendants d’un objectif ou d’un usage particulier. […] A travers la mobilisation et l’application de la composante générique d’un instrument donné dans un grand nombre de groupes diversifiés dont les besoins ne sont jamais identiques, des modes techniques d’action, des façons de parler, voir, se représenter et penser commencent à être partagées. L’élément générique 







40 Un synchrotron est un type particulier d’accélérateur cyclique de particules dans lequel un champ magnétique et un champ électrique sont synchronisés avec un faisceau de particules mobiles. Il sert notamment pour utiliser des aimants superconducteurs.

41 Ces idées ont été recueillies lors d’une conférence du chercheur à l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) de Paris.

peut alors prendre la forme de méthodologies, de routines, d’images, de normes, de technologies et sans doute aussi de paradigmes technico- scientifiques. Une sorte de lingua franca transcommunautaire émerge qui permet aux groupes de parler un langage commun. » (Shinn & Ragouet, 2005 : 179-180)42

L’instrument générique est une passerelle qui permet de s’affranchir des contextes coercitifs comme, dans le cas qui nous intéresse, celui du contexte quantique et des incertitudes relationnelles entre les individus. Il agit en d’autres termes comme le

véhicule d’une connaissance commune. Le microscope à effet tunnel peut par

exemple être la base de collaboration, de nouvelles recherches, tout en permettant d’élaborer un langage à base d’images, de mesures et d’un ensemble de composantes qui seront ensuite soumises aux résistances du contexte culturel d’application. Historiquement, comme nous le remarquions dans le premier chapitre, la résistance culturelle et disciplinaire au STM fut brisée par la première manipulation individuelle d’un atome, qui permit à l’instrument de se populariser et de transformer en profondeur la science des matériaux (Mody, 2005). La création d’une langue commune, du créole (dont parle Terry Shinn), croisant théorie et pratique est donc avant tout le fait d’éléments théoriques s’adaptant aux dimensions institutionnelle (transfert des connaissances) et épistémologique (production de la connaissance) du contexte d’utilisation.









42 Shinn ajoute également, sur le contexte particulier dans lequel les instruments génériques sont utilisés : « […] le caractère décontextualisé des instruments génériques est largement lié au fait qu’ils sont souvent interprétés comme des métrologies fondamentales, c’est-à-dire comme des unités ou des techniques métriques de base. Dans une seconde phase, après la réalisation de l’instrument générique, les principes décontextualisés qui le sous-tendent sont recontextualisés en étant mobilisés au sein de sites techniques et organisationnels diversifiés auxquels correspondent des applications techniques particulières. […] C’est au cours de ces processus de décontextualisation et de recontextualisation au sein de sites différents qu’émerge une forme d’universalité que l’on peut qualifier de pratique » (Shinn, 2005 :179).

En s’écartant d’une grille de lecture de la recherche scientifique fondée sur l’usage rationnel des instruments, le sociologue se retrouve dans la position de ce journaliste du New-York Times :

« In 1996, Charles Siebert “flew across the country to move an atom” and to

write about it in the New York Times. Siebert ignored, and perhaps didn't even understand, the mediated nature of his movement of single atoms. All he did was to “nudge around a single atom of the element xenon, to pick it up and put it back down, to will that atom where I wanted”. There's no talk of a hand using a mouse in coordination with an image on a computer screen, and still less talk of what goes into the making of that image. » (Sibert, 1996 cité dans

Hessenbruch, 2004 :140).

En utilisant un programme qui simplifie à l’extrême l’utilisation du STM, Siebert n’a aucune conscience de la complexité du contexte, son action se résumant à bouger une flèche sur un écran d’ordinateur d’une manière qui ne peut être décrite que comme irrationnelle. Sans réflexivité sur son acte rationnel d’apprentissage d’un savoir-faire instrumental, Siebert n’est finalement qu’un opérateur de la connaissance, et en aucun cas un acteur de celle-ci.

Le laboratoire n’est évidemment pas le seul lieu où la réflexivité du travail instrumental s’exerce (on peut penser notamment au travail de modélisation ou de traitement des données numériques, fait par ordinateur dans les bureaux de recherche), mais il est le plus fondamental, le plus pratique dans le travail d’exploration du Nanomonde. Il est donc un lieu privilégié, un point de départ du travail réflexif que je souhaite observer. Le laboratoire est le lieu où, peut-être plus qu’ailleurs dans le paysage du travail scientifique, on peut retracer la naissance du

style de compréhension de la réalité qu’est la pensée technique. Il est le site où se

développent les relations inter-personnelles entre les chercheurs, et où l’impact des instruments sur la production de la connaissance est le plus sensible. Il est, finalement, là où se lisent les rapports de tension. entre une pensée sociale et une pensée technique.

Conclusion

En guise de conclusion, je rappellerai cet exemple, pris par le politologue Langdon Winner, qui illustre bien l’impact symbolique du développement technique et les transformations subjectives qu’il entraîne :

« From the early days of manned space travel comes a story that exemplifies

what is most fascinating about the human encounter with modern technology. Orbiting the earth aboard Friendship 7 in february 1962, astronaut John Glenn noticed something odd. His view of the planet was virtually unique in human experience; only Soviet polits Yuri Gagarin and Gherman Titov had preceded him in orbital flight. Yet as he watched the continents and oceans moving beneath him, Glenn began to feel that he had seen it all before. Months of simulated space shots in sophisticated training machines and centifuges had affected his ability to respond. Synthetic conditions generated in the training center had begun to seem more “real” than the actual experience. » (Winner,

1986 :3)

Ce que l’exemple de l’astronaute John Glenn illustre, c’est la puissance de transformation que peut impliquer l’usage d’un équipement instrumental : son

expérience en simulateur a littéralement transformé sa perception de la réalité. La pensée technique à l’œuvre dans le modèle du simulateur illustre l’aspect irréversible d’une expérience (la préparation au vol orbital) dans un contexte donné (le programme spatial américain), et son impact sur le rapport à l’instrumentation d’un sujet et sur sa connaissance du réel. L’enjeu principal de ma recherche dans un tel contexte théorique, devient ainsi celui de diagnostiquer la pensée technique à l’œuvre

dans l’exploration instrumentale du Nanomonde. S’engager dans un tel projet

nécessite toutefois d’éclaircir les a priori méthodologiques qui ont guidé la collecte et l’analyse des données récoltées lors de mon enquête. Le chapitre suivant s’efforcera d’éclaircir ce positionnement.