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Avec le concours de Jean-Sébastien Barbeau et de Marie-Eva Lesaunier doctorants au Carism, et des étudiants de master 2 « Médias, publics et cultures

IX. Les parcours professionnels

1. Les motivations exprimées

Parmi les motivations avancées par les « sortants » de la profession pour justifier leur bifurcation, la recherche d’un emploi stable, ou du moins d’une certaine stabilité, constitue l’argument le plus récurrent. En témoigne la prévalence des CDI parmi les emplois occupés par les diplômés concernés, auxquels s’ajoutent deux emplois de contractuel dans la fonction publique. Cette préoccupation imprègne aussi le discours des journalistes installés dans des emplois instables, en particulier lorsqu’ils s’imaginent avoir des enfants à charge. En effet, les sortants de la profession comme les journalistes précaires font chorus pour souligner la « fatigue », l’« usure », l’« épuisement », ou encore l’« abattement » qui menacent les pigistes ou les indépendants ; ces derniers devant « se battre » continuellement pour tout à la fois proposer des sujets aux employeurs, « décrocher » ou renouveler des contrats, étoffer leurs compétences, entretenir leur réseau, mais aussi pour conserver leur carte de presse ou faire valoir leurs droits aux allocations chômage. La sécurisation des parcours et des revenus justifie aussi bien les sorties précoces, par anticipation, que les sorties tardives, par expérience.

Par exemple, Astride, âgée de 26 ans, s’est réorientée vers les métiers de la communication aussitôt après son stage de fin d’études et la validation en 2012 de son diplôme de l’Université Paris 3. Devenue chargée de communication (d’abord en CDD puis en CDI) au sein d’une agence privée, elle justifie cette conversion essentiellement par des anticipations de carrière pessimistes dans le journalisme, symbolisées par la précarité attachée au statut de pigiste : « Je ne voulais pas être pigiste, je ne me sentais pas prête à cette instabilité-là ». Le secteur de la communication offrirait, à ses yeux, davantage d’opportunités d’accéder à de « vrais emplois ». A l’opposé, Jeanne, auteure de 44 ans exerçant ses activités dans l’édition jeunesse, a travaillé comme journaliste pigiste dix années durant, après l’obtention en 1997 de son diplôme du CUEJ. Si son activité actuelle ne lui procure guère des revenus élevés (« c’est sûr que ce n’est pas pour gagner de l’argent ! »), elle a fini par

52 Entretien avec Anne-Sophie, 35 ans, journaliste reporter-animateur en CDI, formation reconnue, promotion

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renoncer à sa vocation première, à cause de la baisse de qualité des informations, mais aussi de conditions d’emploi dégradées :

« Et de savoir que ce secteur était en crise, cela ne vous a pas freinée au moment de votre entrée en école de journalisme ? // Bah cela ne m’a pas aidée à faire carrière, à avoir des postes stables, intéressants… Cette impression de toujours devoir lutter pour avoir des piges, pour trouver du boulot, c’est un peu épuisant quand même et cela a contribué aussi à me détourner vers d’autres formes d’écriture, enfin d’autres formes d’expression. // Et vous pensez que si le marché n’avait pas été aussi fermé, vous seriez encore journaliste aujourd’hui ? Du moins, c’est ce que vous auriez voulu ? // (Après un temps de réflexion) Probablement… Enfin après c’est aussi des stratégies personnelles plutôt que la faute à. Mais c’est vrai que dans l’absolu c’est un métier que j’aimais beaucoup, et que j’aime toujours, et que je ferais volontiers encore, mais évidemment pas dans n’importe quelles conditions aujourd’hui, pas pour des clopinettes. […] La profession en tant que telle c’est quelque chose qui me parle toujours, que je trouve chouette quand même, mais les conditions dans lesquelles elle s’exerce aujourd’hui, voilà quoi… Il y a quand même des gens qui sont préservés, mais parfois ils sont rattrapés par des réalités aussi… » (Jeanne, 44 ans, auteure dans l’édition jeunesse, formation reconnue, promotion 1997).

Si elle n’a pas totalement rompu avec ses activités de journaliste, Noémie présente également un parcours significatif d’une recherche, sinon d’un besoin, de stabilité. Diplômée en 2007 de l’Université Paris 3, elle a d’abord travaillé deux années durant pour un site web spécialisé, sans percevoir de rémunération, avant de mettre à profit une période de chômage pour étoffer sa formation, et de se lancer dans l’écriture et la réalisation de documentaires pour les chaînes de télévision. « Démoralisée » par le manque de débouchés dans le journalisme, elle s’est ensuite convertie au métier de négociatrice immobilière, pratiqué en freelance, dans le but de stabiliser ses revenus tout en poursuivant ses activités de scénariste :

« A un moment je voulais vraiment être salariée, parce que j’en avais marre d’être à la pige, ou d’écrire des documentaires à la maison. J’avais envie de sortir, de voir des gens. Et puis bon, après cinq-six mois à envoyer des CV à trois millions de trucs de presse, sans aucune réponse positive, comme quelques années auparavant d’ailleurs, j’étais démoralisée. Parce que, bah voilà, de toute façon ils embauchent pas. C’est pas la peine, hein, les quelques annonces… Et puis après je les revois [les annonces relatives à un emploi] deux semaines après. C’est-à-dire que les gens, en fait, ils doivent prendre des gens, ils les essorent bien, ils les exploitent bien, et puis hop dehors, et puis ils en prennent d’autres. Donc soit c’était stagiaire de toute façon, donc je postulais même pas. Soit de toute façon c’était rédacteur, mais ça devait pas être génial, parce que deux mois après il y avait de nouveau l’annonce. Je pense que les gens ils en pouvaient plus, ils craquaient. Donc après avoir essayé désespérément, je me suis dit bon bah j’ai besoin quand même d’avoir un métier fixe (insistant sur ce dernier mot). Et dans l’immobilier ils offraient des CDI sans qualification. Alors que dans le journalisme ils te demandaient toujours d’avoir 25 ans d’ancienneté » (Noémie, 35 ans, négociatrice immobilière en freelance et scénariste de documentaires, formation non reconnue, promotion 2007).

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Un autre motif consiste à privilégier la recherche d’un emploi et d’une carrière davantage rémunérateurs. Il s’arrime à une perception pessimiste des marchés du travail journalistique, dans lesquels les chances de suivre une carrière continue, de progresser statutairement par promotion interne et, ainsi, de maximiser ses revenus sont estimées comme limitées, sinon à peu près nulles. Ces estimations défavorables sont mises en balance avec l’investissement engagé dans la formation universitaire, et les prétentions statutaires et salariales qu’un niveau élevé de certification scolaire autorise, en particulier parmi les diplômés issus des filières élitistes (« Faire cinq ans d’études pour être journaliste et voir comment tu galères financièrement et même pour te faire une place dans le métier, ça ne vaut pas le coup53 »). Pareille motivation se loge parfois dans le creux du discours des diplômés, au sens où elle n’est pas énoncée ou assumée explicitement. Cela concerne avant tout les « sortants » ayant conquis une position privilégiée dans le secteur privé. Parmi les parcours de sortie, nous dénombrons quatre diplômés exerçant dans le secteur privé, où ils cumulent des postes à responsabilité et des revenus élevés.

Au rebours des stratégies individuelles de sécurisation des carrières, nous distinguerons les parcours professionnels qui paraissent avant tout répondre à une quête d’accomplissement de soi dans et par le travail. Cette quête se matérialise par un projet indissociablement personnel et professionnel, dont la réalisation suppose d’assumer un statut indépendant ou de se lancer dans l’entrepreneuriat. Certains diplômés s’efforcent de satisfaire leurs aspirations en se plaçant à la marge des métiers de la presse. Ils se détournent du statut de salarié et de la relation de subordination qu’il impose, et se convertissent à des statuts indépendants davantage propices à la satisfaction de leurs aspirations. Ce faisant, ils se donnent des marges de liberté leur permettant de s’affranchir des contraintes organisationnelles, des routines de travail et du « formatage » (évoqué à de nombreuses reprises) en vigueur dans les rédactions ; toutes ces contraintes étant accusées de brider l’autonomie des journalistes, d’affecter la qualité de leur travail, et de concourir à la standardisation de la production informationnelle. C’est à cette condition, et à ce prix, que Noémie et Jeanne (dont le parcours a déjà été décrit) parviennent à exprimer leur créativité sur les thématiques de leur choix, respectivement comme scénariste de documentaires et auteure dans l’édition jeunesse54. D’autres diplômés choisissent la voie de la reconversion pour réaliser leurs projets professionnels. Le parcours de Julien, âgé de 43 ans et diplômé du CUEJ en 1997, et celui de Sylvain, âgé de 46 ans et lauréat de l’EJCAM en 1997 après un BTS en commerce international, sont significatifs des sorties motivées par un dessein entrepreneurial. Le premier est devenu responsable des relations presse internationales pour un groupe automobile, après une longue expérience professionnelle en Chine au cours de laquelle il a migré du journalisme à la communication au gré des opportunités. Le second opère lui aussi une reconversion précoce à la faveur d’une mobilité géographique sur le continent africain. Il refuse un emploi en CDI dans la presse quotidienne régionale, préférant un poste à responsabilités et « une vie d’aventure » à un travail de localier consacré aux « chiens écrasés ». Après une carrière dans le secteur de la téléphonie mobile, il a récemment pris le

53 Entretien avec Béatrice, 26 ans, journaliste pigiste et consultante en freelance au chômage, formation non

reconnue, promotion 2012.

54 En dehors des parcours de sortie, plusieurs journalistes pigistes ou indépendants, ainsi que deux journalistes

ayant pris le risque de fonder une petite agence de presse et un pure player, déclarent trouver dans leurs conditions d’emploi ou leur statut d’autoentrepreneure des marges de liberté pour s’affranchir, en partie, des standards de la production journalistique et satisfaire leurs préférences ou leurs exigences éditoriales.

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statut d’autoentrepreneur et racheté une marque de montres, fidèle à son ethos d’entrepreneur :

« Et puis j’avais la possibilité de poursuivre dans le journalisme, mais je ne devais pas suffisamment aimer le journalisme à la rigueur parce que je ne voulais pas en baver, quoi. Je ne voulais pas être… enfin plutôt, je voulais pas faire des chroniques de chiens écrasés à Nice, quoi. Et puis, j’avais trouvé un poste de CDI à Nice Matin, et puis à la même période j’avais la possibilité de faire une vie aventureuse si vous voulez, qui correspondait mieux à mes attentes, enfin qui convenait plus à mes attentes quand j’avais 25 ans. Et on m’a proposé un poste de responsable en téléphonie mobile, donc pour vendre des téléphones mobiles en Afrique. Et puis comme moi à l’époque j’étais complètement rêveur et que pour moi le journalisme c’était encore Joseph Kessel, alors que c’était déjà fini depuis bien longtemps malheureusement, moi en fait je voulais une vie d’aventure. Je ne voulais pas d’une vie conventionnelle. Donc c’est pour ça que j’ai arrêté le journalisme » (Sylvain, 46 ans, autoentrepreneur dans le secteur de l’horlogerie, formation reconnue, promotion 1997).

Les sorties peuvent enfin être motivées par des projets ou des impératifs extraprofessionnels. Le journalisme est fréquemment présenté comme un « métier de sacrifices », difficile à concilier avec une vie conjugale ou familiale. En conséquence, la mise en couple et la charge d’enfants sonnent souvent le glas des carrières (féminines) dans ce secteur. La mobilité géographique est également avancée pour expliquer les sorties, qu’il s’agisse de retourner dans sa région d’origine, de se rapprocher de sa famille, ou de suivre son conjoint à l’étranger. Le parcours d’Héloïse, directrice nationale d’une agence de voyages, âgée de 42 ans, est emblématique des reconversions de cet ordre : elle a connu une insertion rapide dans la presse technique et professionnelle, favorisée par une formation à l’ESJ Lille, mais brusquement interrompue par un départ en Russie afin de suivre son conjoint. Au surplus, une diplômée ayant suivi une carrière dans la presse magazine impute sa sortie non seulement à des plans sociaux à répétition, mais aussi à des problèmes de santé (burn out).