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Les monstres des gargouilles ressemblent 16 mai 1923

Dans le document Propos sur des philosophes (Page 124-128)

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Les monstres des gargouilles ressemblent au visage humain de façon à faire trembler. Le dieu grec ressemble au visage humain de manière à nous consoler tous. Ce sont deux imitations de la nature, l'une et l'autre vraie. Le monstre exprime à sa manière que le corps humain est animal ; le dieu signifie un corps pensant. L'un nous invite à nous défier, et il est vrai qu'il faut se défier ; l'autre nous invite à nous confier, et il est vrai qu'il faut se confier. Ce sont deux modèles ; l'un, de l'expression non gouvernée, l'autre de l'expression gouvernée. D'un côté le corps abandonné, de l'autre le corps repris selon la musique et la gymnastique. De l'un l'âme séparée ; dans l'autre l'âme récon-ciliée.

Dans le profil animal le nez, comme dit Hegel, est au service de la bou-che ; ce double système, qui a pour fonction de flairer, de saisir et de détruire,

avance en ambassade ; le front et les yeux se retirent. Les statuaires de la bonne époque n'ont donc pas mal dessiné leur dieu, choisissant cette structure du visage où le nez est comme suspendu au front et séparé de la bouche. Au sujet de la bouche, le même auteur fait cette remarque que deux mouvements s'y peuvent inscrire par la forme, ceux du langage articulé, qui sont volon-taires, et d'autres que j'oserai appeler intestinaux. Il faut que le réflexe viscéral y domine, ou bien l'action gymnastique. Dans le fait, un menton retiré et comme branlant, une lèvre pendante réalisent aussitôt quelque ressemblance animale. D'où je tire la raison qui fait qu'un menton architectural, articulé et musclé selon la puissance, signifie l'esprit gouvernant ; ce qu'il y a de l'inver-tébré dans la bouche se trouve ainsi ramené au modèle athlétique ; aussi la forme expressive de la bouche est toujours soutenue par quelque menton herculéen. La plus profonde amitié, qui veut instruire, se trouve jointe à la force. L'éclat des yeux, langage d'une âme prisonnière, est comme déplacé dans ces puissantes formes ; aussi bien toute politesse conduit à modérer ces signaux ambigus que prodigue l'œil d'un chien ou d'une gazelle. Ainsi le héros de marbre conduit très loin ses leçons muettes.

Je le veux bien, répond le disciple. Mais si je suis né avec un nez camus et un menton rentrant, qu'y puis-je faire ? À quoi je dirais ceci, qu'un visage correctement dessiné est toujours plus voisin des proportions convenables qu'on ne voudrait croire au premier regard ; cela vient de ce que les mouve-ments, signes et grimaces sont plus remarqués que les formes ; et c'est de là que la caricature tire tous ses effets, fixant le mouvement dans la forme. Mais il faut dire aussi que celui qui ne gouverne pas son visage offre aisément une caricature de lui-même, et aussi bien lorsque l'envie, l'ironie ou la cruauté s'inscrivent sur un masque régulier. La forme grecque doit donc être prise comme maîtresse de mouvement. D'où paraîtra déjà un autre homme, qui est le vrai ; mais je crois aussi que la gymnastique conforme au modèle humain changera toujours un peu la forme elle-même et que ce changement suffit pour la réconciliation. Mais je vois beaucoup d'hommes qui sont dupes de leur propre visage.

Alain, Propos sur des philosophes Troisième partie : L’homme

Passions

LXXXII

Un sage, un lion, une hydre aux cent têtes

15 févr. 1926

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Un sage, un lion, une hydre aux cent têtes, cousus ensemble dans le même sac, voilà donc l'homme, à ce que Platon dit. L'hydre n'a jamais fini de manger et de boire ; le plus grand des sages se met à table trois fois par jour ; et si d'autres ne lui apportaient la nourriture, aussitôt il devrait la chercher, oubliant tout le reste, à la façon du rat d’égout. D'où le sage désire amasser, et craint de manquer. Mettons toutes les pauvretés et tous les désirs au ventre ; c'est la partie craintive. Tête sur ventre, cela fait un sage humilié. Cela ne fait point encore un homme, il s'en faut bien. Le lion, en cette sorte de fable, représente la colère, ou l'irascible, comme on disait dans l'ancien temps. Je le mets au thorax, sous la cuirasse, où bat le muscle creux. C'est la partie combattante, courroucée et courageuse, les deux ensemble. Et le langage commun me rappelle qu'autour du cœur vivent les passions. « Rodrigue, as-tu du cœur ? » Cela ne demande point si Rodrigue est faible, affamé, craintif.

Cette remarque conduit assez loin. L'homme n'est pas tant redoutable par le désir que par la colère. Le désir compose ; le désir échange. Mais on ne peut

composer avec un homme offensé. Il me semble que c'est principalement l'offense qui fait les passions. Le refus d'un plaisir, on s'en arrangerait. Les vices sont pacifiques ; peut-être même sont-ils poltrons essentiellement. Mais qui ne voit qu'un refus de plaisir peut être une offense ? L'amoureux peut être déçu ; ce n'est qu'une faim ; ce n'est que tristesse de ventre. Mais s'il est ridicule, le drame se noue. Dignité et colère ensemble. Ce mouvement dépend plus de la tête que du ventre. C'est du courage souvent que vient cette idée qu'un homme en vaut un autre ; mais du jugement aussi. Le sage et le lion seraient donc d'accord à ne point supporter le mépris. Dans le fait un homme se passe très bien de beaucoup de choses. Mais il y a une manière méprisante de refuser partage ; c'est par là que les choses se gâtent.

Dans les passions de l'amour, il arrive souvent que la coquette refuse ce qu'elle est arrivée, quelquefois non sans peine, à faire désirer. Offrez la croix ou l'académie à un homme qui ne demandait rien, arrivez à les lui faire dési-rer, et aussitôt retirez l'appât. Telle est quelquefois la coquetterie d'un minis-tre, et toujours la coquetterie de Célimène. C'est humilier deux fois. C'est se moquer. Chose digne de remarque, moins ce qui était promis est précieux, agréable et beau, plus peut-être l'on s'indigne ; c'est qu'on l'a désiré. Alors le lion rugit.

C'est une idée assez commune que révolutions et guerres sont filles de pauvreté. Mais ce n'est qu'une demi-vérité. Ce ne sont point les pauvres qui sont redoutables, ce sont les humiliés et les offensés. L'aiguillon du besoin ne fait qu'un animal peureux ; pensée de vol, non pensée de vengeance. Et la pensée s'occupe toute à chercher un repas après l'autre. Tête et ventre. Les passions veulent du loisir, et un sang riche. On croit que la faim conduirait à la colère ; mais c'est là une pensée d'homme bien nourri. Dans le fait une extrême faim tarit d'abord les mouvements de luxe, et premièrement la colère.

J'en dirais autant du besoin de dormir, plus impérieux peut-être que la faim.

Ainsi la colère ne serait pas naturellement au service des désirs, comme on veut d'abord croire.

Pourquoi je conduis mes pensées par là ? C'est que Platon dit quelque chose d'étonnant au sujet de la colère. Il dit qu'elle est toujours l'alliée de la tête ; et toujours contre le ventre. Je repoussais d'abord cette idée, mais j'aper-çois maintenant qu'il y a de l'indignation en beaucoup de colères, et enfin que c'est l'idée d'une injustice supposée, à tort ou à raison, qui les allume toutes.

Que l'homme ait besoin de beaucoup de choses, et ne règne sur ses désirs qu'en leur cédant un peu, cela n'explique pas encore les passions. C'est que cette condition, commune à tous, n'humilie personne. Le travail n'humilie point. Bien mieux on ne trouverait pas un homme sur mille qui s'arrangeât de ne rien faire, et d'être gorgé comme un nourrisson. Gagner sa vie, cela ne fait point peine, et même fait plaisir. Ce qui irrite c'est l'idée que ce salaire bien gagné ne vienne pas par le travail seul comme un lièvre pris à la chasse, mais dépende encore de la volonté et du jugement de quelqu'un. L'idée d'un droit est dans toute colère, et Platon n'a pas parlé au hasard.

Ce qu'il importe ici de comprendre, c'est que la colère est encore un prin-cipe d'ordre, dont on voit tout de suite qu'il enferme une contradiction.

L'erreur est de compter sur la colère et de prendre pour bonnes ses raisons sans craindre assez les moyens qui lui sont ordinaires. Et voilà pourquoi de

tous les projets de paix, on voit revenir la guerre dont le principe est exacte-ment dans une colère soutenue par l'apparence d'un droit.

LXXXIII

Platon n'est pas tout en mystères

Dans le document Propos sur des philosophes (Page 124-128)

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