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L'aristocratie est le gouvernement des meilleurs Avril 1932

Dans le document Propos sur des philosophes (Page 84-87)

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L'aristocratie est le gouvernement des meilleurs. Ce genre de commande-ment n'est point une chose rare ; c'est une chose au contraire très commune, et qui fait vivre toutes les sociétés sans exception. À l'entrée de la passe le pilote prend le commandement ; cela ne fait point difficulté. Dans le bateau de sau-vetage, le bon rameur tient la rame, le plus habile navigateur est au gouver-nail, la meilleure vue observe les choses. La femme dirige la lessive, et l'homme ne s'en mêle pas parce qu'il n'y entend rien.

La Timocratie est le gouvernement des nobles ; nobles ou notables, c'est le même mot, qui veut dire connu. La science et la compétence n'éclatent pas

toujours ; on choisit l'homme connu. L'homme connu c'est souvent l'homme vieux ; l'homme vieux peut avoir été fort capable, et ne l'être plus ; mais il est orné d'une longue approbation. Et fort souvent on tient compte de ceci, qu'un homme à ses vingt ans était le meilleur de ceux de son âge. Il faut dire aussi que le sérieux, les bonnes mœurs, l'exactitude dans les choses faciles, donnent une réputation qui n'est ni toute fausse ni toute vraie. On comprend que la timocratie remplace en bien des cas l'aristocratie, et ne la vaut point. Il y a des occasions où l'on écoute avec respect un ingénieur blanchi et décoré, pour obéir au fin contremaître quand l'ingénieur est parti ; il arrive aussi que l'ingénieur reste. Et les galons l'emporteront toujours sur le savoir, dès que le savoir est difficile à reconnaître.

La parenté vaut honneur, quand ce ne serait que par le nom. La recom-mandation ou protection d'un homme honoré vaut honneur ; la gloire, comme on voit assez, passe même aux gendres. Ici paraît l'oligarchie, qui est le pouvoir d'un petit nombre de familles ; et l'oligarchie est au fond la même chose que la ploutocratie, ou gouvernement des riches ; car on achète des gen-dres et on les pousse. L'argent n'est que la forme visible de l'honneur transmis.

Si l'on regarde de près une carrière de gendre, on comprend comment l'argent soutient le nom, et donne des ailes au talent. L'ingénieur épouse la fille de l'actionnaire et prend une avance immense sur ses égaux. Sans compter que, plus directement, l'homme riche s'entoure d'hommes de talent qui le grandis-sent et qu'il pousse. Le tissu ploutocratique est très serré, très compliqué, très caché. Il est faux de dire qu'un imbécile chargé d'argent arrive jamais à un pouvoir quelconque. Ce qui est vrai c'est que l'argent orne le talent, l'assure, et l'élève sur le pavois. La ploutocratie travaille et organise ; en ce sens elle réveille la bureaucratie, qui est timocratie ; mais en un autre sens elle la cor-rompt. Lisez sur ce sujet les procès-verbaux de la Commission d'Enquête, qui font comprendre quelque chose par l'analyse des décombres ploutocratiques ; quelque chose, non pas tout, car une entreprise prospère est toute cachée et impénétrable.

Il reste à décrire la tyrannie, qui est le gouvernement du pire. La tyrannie, comme dit Platon, est le pouvoir exercé dans la ruche par le Grand Frelon, animal brillant, bruyant, gourmand et paresseux, qui rassemble autour de lui la masse des frelons vulgaires et s'en fait une garde. Et quelquefois la tyrannie occupe toute l'apparence d'une société ; mais soyez assurés qu'elle ne détruit jamais ni la ploutocratie, ni la timocratie, ni même l'aristocratie ; mais plutôt elle les exploite par violence et peur. Ce qui importe, c'est de remarquer qu'en toute société il y a toujours une part de tyrannie diffuse qui vit d'intrigue et de menace, et qui trouve en beaucoup d'hommes une partie qui lui pardonne beaucoup ; car tout homme s'ennuie quelquefois de raison.

La démocratie, par rapport à tout cela, n'est sans doute que résistance à tyrannie, à ploutocratie, à timocratie, en vue de sauver l'aristocratie, qui est le bien de tous. Et il n'y a pas plus de démocratie pure qu'il n'y a d'aristocratie pure, ni de timocratie pure, ni de ploutocratie pure, ni de tyrannie pure. La démocratie voudrait, par un jugement public, s'opposer à une corruption des pouvoirs qui ne cesse jamais d'agir, et qui nous ferait marcher tête en bas, armée, police, industrie, commerce, banque et tout, si les gouvernés croyaient ce que disent les frelons, les riches, et les messieurs décorés.

LIII

L'union fait la force. Oui, mais la force de qui ?

10 décembre 1925

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L'union fait la force. Oui, mais la force de qui ? Le Léviathan populaire emportera tout, si une seule et même idée habite toutes les têtes. Et ensuite ? J'aperçois les fruits éternels de l'union ; un pouvoir fort ; des dogmes ; les dissidents poursuivis, excommuniés, exilés, tués. L'union est un être puissant, qui se veut lui-même, qui ne veut rien d'autre. Le raisonnement militaire montre ici toute sa force. « Je ne puis rien faire de subordonnés qui toujours critiquent ; je veux qu'on m'approuve ; je veux qu'on m'aime. » Et c'est quelque chose de faire à dix mille un seul être ; cela écrase tout. L'imagination s'enivre de cet accord, sensible même dans le bruit des pas. Chacun attend de merveilleux effets. Or les soldats de Bonaparte virent le sacre et tout l'ancien ordre revenu ; ils ne virent rien d'autre. L'union s'affirme et se célèbre elle-même ; elle s'étend ; elle conquiert. On attend vainement quelque autre pensée.

Il n'y a de pensée que dans un homme libre ; dans un homme qui n'a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire, qui ne s'occupe point de plaire ni de déplaire. L'exécutant n'est point libre ; le chef n'est point libre. Cette folle entreprise de l'union les occupe tous deux. Laisser ce qui divise, choisir ce qui rassemble, ce n'est point penser. Ou plutôt c'est penser à s'unir et à rester unis ; c'est ne rien penser d'autre. La loi de la puissance est une loi de fer. Toute délibération de puissance est sur la puissance, non sur ce qu'on en fera. Ce qu'on en fera ? Cela est ajourné, parce que cela diviserait. La puissance, sur le seul pressentiment d'une pensée, frémit toute et se sent défaite. Les pensées des autres, quelles qu'elles soient, voilà les ennemis du chef, mais ses propres pensées ne lui sont pas moins ennemies. Dès qu'il pense, il se divise ; il se fait juge de lui-même. Penser, même tout seul, c'est donner audience, et c'est même donner force, aux pensées de n'importe qui. Lèse-majesté. Toute vie politique va à devenir une vie militaire, si on la laisse aller.

Petit parti ou grand parti, petit journal ou grand journal, ligue ou nation, église ou association, tous ces êtres collectifs perdent l'esprit pour chercher l'union. Un corps fait d'une multitude d'hommes n'a jamais qu'une toute petite tête, assez occupée d'être la tête. Un orateur quelquefois s'offre aux contradic-teurs ; mais c'est qu'alors il croit qu'il triomphera. L'idée qu'il pourrait être battu, et, encore mieux, content d'être battu, ne lui viendra jamais.

Socrate allait et venait, écoutait, interrogeait, cherchant toujours la pensée de l'autre ; ne cherchant point à l'affaiblir, mais au contraire à lui donner toute la force possible. Dont l'autre souvent s'irritait ; car notre pensée, mise au

clair, n'est pas toujours ce que nous voudrions ; il s'en faut bien. C'est pourtant ainsi qu'on s'instruit ; il n'y a point d'autre moyen. Ceux qui auront la curiosité de lire Platon, ce qui est suivre Socrate en ses tours et détours, seront étonnés d'abord de ces grands chemins qui ne mènent à rien. Mais aussi il n'est pas dit qu'un esprit libre sera assuré de beaucoup de choses ; encore moins qu'il s'accordera aisément avec beaucoup d'hommes. Un joueur de ballon en un sens ne gagne rien non plus, mais, quand il perdrait la partie, il a gagné de bonnes jambes et de bons bras. Ainsi Socrate gagnait de se sentir fort contre les discours de belle apparence. En ce petit pays de Grèce, en ce temps heu-reux, on vit paraître un commencement de liberté. Nous vivons encore sur cette monnaie précieuse. En cette pâte d'hommes, épaisse, dogmatique, il reste heureusement un peu de ce levain. Ainsi la formation impériale, qui toujours renaît en toute nation comme en tout parti, et fût-ce entre deux hommes, ne réussit jamais tout à fait. Il reste une petite lueur d'incrédulité. 0 vigiles de la flamme, n'allez pas vous endormir.

LIV

La libre pensée est invincible

Dans le document Propos sur des philosophes (Page 84-87)

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