• Aucun résultat trouvé

L'instituteur me demanda :

Dans le document Propos sur des philosophes (Page 149-152)

« Qu'est-ce enfin que cette Sociologie ? »

14 mars 1932

Retour à la table des matières

L'instituteur me demanda : « Qu'est-ce enfin que cette Sociologie ? Quel est ce grand et dernier secret, et tel que, si on l'ignore, on ne sait rien de rien ? Ce ne sont pas quelques remarques sur les étranges opinions des sauvages qui peuvent porter cette ambition despotique. Où en sont-ils ? À changer la

politique ? Mais dans quel sens ? À quelles fins ? Ou bien est-ce une mode qui passera ? »

Je lui répondis : « La Sociologie est présentement un fanatisme. Comte a mis en place une grande idée, certes, qui est comme la physique de nos sentiments et de nos pensées, c'est que l'homme n'est homme que par la société des hommes, laquelle est autant naturelle et inévitable que le système solaire, avec lequel il nous faut bien tourner. Ces grandes vues accablent si l'on n'est pas armé de science vraie. Comme on a adoré longtemps le soleil et la lune, on risque aussi, par premier mouvement, d'adorer la société. Il ne faut pas moins que l'esprit positif, progressivement formé par la série des sciences, Astronomie, Physique, Biologie, pour dominer cette nécessité sociologique, si proche de nous, si intime, si émouvante. Par exemple, il ne manque pas d'esprits qui ont été écrasés par l'hérédité biologique. C'est qu'ils ne la con-naissent pas bien. La physique et la chimie en apparence nous enseignent l'esclavage par une vue sommaire de ces grands tourbillons d'atomes qui nous emportent ; en réalité ces sciences nous enseignent la puissance ; et, comme dit Bacon, l'homme triomphe de la nature en lui obéissant. Mais il faut savoir bien, et correctement, et beaucoup, pour ne point tomber dans un désespoir physico-chimique. De même, et à plus forte raison, les études biologiques exigent un esprit fort, et déjà préparé. Celui qui sait réellement, soigne et guérit. Celui qui ne sait qu'un peu s'épouvante, imagine qu'il a toutes les maladies, et voit des microbes partout. Encore bien mieux l'apprenti de socio-logie prend peur de ce grand organisme dont il n'est qu'une pauvre cellule. Au lieu d'essayer de comprendre, il prêche et déclame ; c'est un prophète ; c'est un Vrai Croyant. »

« Ce qu'on lit de Durkheim, me dit l'instituteur, s'accorde assez bien à cette idée. Mais Comte lui-même n'était-il pas une sorte de mystique ou d'illu-miné ? »

« Sur Comte, lui répondis-je, il ne faut croire que Comte. Cela ne fait que dix volumes à lire, où tout est mis en place, et même la mystique vraie, par la vertu d'un savoir encyclopédique. Mais Comte lui-même a très clairement prévu ce que pouvait devenir la science nouvelle, si elle était livrée à de purs littérateurs. Qui n'est pas astronome, physicien et biologiste, ne le croyez jamais quand il traite de Sociologie. Sombre fatalisme ; sombre fanatisme... »

« Qui répond merveilleusement, si je ne me trompe, dit l'instituteur, à la tragique expérience de la grande guerre. Car les hommes y étaient aisément illuminés et désespérés, non sans un bonheur farouche et inhumain, surtout ceux qui, au lieu de faire, n'avaient qu'à penser et sentir. Et vous me faites penser que les sauvages, indigeste nourriture de nos sociologues, sont des fanatiques de ce genre-là, fous de tradition, de rumeur, d'imitation, d'opinion, et cela faute d'un savoir réel de toutes ces choses. »

« Nous y voilà, lui dis-je. Il faut ici des yeux secs, un régime positif de l'esprit, et ne point du tout prêcher, ni se croire. Car s'il est dangereux de sentir les microbes et l'hérédité en son propre corps, il est plus dangereux encore de reconnaître, en son propre fanatisme, la présence et la puissance du monstre société. L'incrédulité est l'outil de toute science. Mais que peuvent ici nos

sociologues mal préparés, qui croient l'astronomie et ne la savent point, qui croient la physique et ne la savent point ? »

« Me voilà, dit-il, en défiance. Mais enfin si j'étais mis en demeure de dessiner une esquisse de la Sociologie Positive, n'y a-t-il point quelques autres règles de prudence ? »

« Il y en a, lui répondis-je. Comte avait aperçu que l'esprit sociologiste n'était autre que l'esprit d'ensemble ; et cela revient à soutenir, contre toutes les tentations de l'étude spécialisée, qu'il n'y a qu'une société. L'objet propre du vrai sociologue, et ce qui donne un sens aux parties, aux détails, aux moments, c'est l'Humanité même. Il est positif que notre science ne serait point ce qu'elle est sans Thalès, Ptolémée, Hipparque ; que nos mœurs seraient autres sans la fameuse révolution qui partit de Judée et de Grèce ; que nos lois seraient autres si Rome n'avait conquis la Gaule ; ainsi nous ne sommes point fils seulement de cette terre-ci. Mais lisez Comte ; vous verrez comme il écrit l'histoire. Et, quant aux sauvages, l'idée même du fétichisme, telle que le pen-seur positif l'a formée, et toujours selon la méthode comparative, éclairerait comme il faut leurs naïves croyances. Mais, hors de quelques fidèles qui n'ont point accès à nos chaires publiques, Comte est oublié et renié. Il faut croire que l'esprit positif est encore le meilleur guide de l'humaine reconnaissance. »

Alain, Propos sur des philosophes Troisième partie : L’homme

Culture

C

L'étudiant me dit : « Il y a quelque chose de plus triste »

Dans le document Propos sur des philosophes (Page 149-152)

Documents relatifs