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Les limites du modèle culturel en librairie

La contagion créative en librairie ? Mise en scène de la librairie indépendante en lieu culturel authentique et singulier

3. Les limites du modèle culturel en librairie

À l’issue de cette rapide présentation des valeurs mobilisées par les libraires indépendants pour résister aux nouvelles formes de distribution et de recommandation en ligne, on peut s’interroger sur le sens de leur évolution vers une activité culturelle polyvalente, même si celle-ci entre visiblement en résonnance avec les attentes des catégories de population à fort capital culturel.

Un premier constat est qu’exalter le caractère singulier de la librairie indépendante comme lieu de culture conduit à minimiser la dimension commerciale de l’échange qui y a lieu, à l’image du commerce équitable ou encore des circuits d’agriculture de proximité (Le Velly, 2006), ce qui n’est pas sans présenter des contradictions par rapport à la fragilité du modèle économique de la librairie. Les exemples abondent de libraires mettant en avant leur désintéressement et la relégation (apparente) de la rationalité économique au second plan, à l’image de cette gérante de librairie en proche banlieue parisienne :

« On ne force pas les gens à acheter plus de raison, on ne les force pas à consommer […] Les gens ont besoin de contact, d’échange. Je suis devenue amie avec plusieurs d’entre eux, même s’ils n’achètent rien ».

Si ce type d’affirmation participe d’une forme de double conscience (Bourdieu, 1994), elle est symptomatique d’un idéal présent chez un nombre important de gérants interrogés pour qui le métier de librairie incarne un véritable « supplément d’âme ». Comme dans les formes de commerce ré-enchanté, l’enjeu consiste à promouvoir une économie à visage humain dans un cadre protégé, à distance des modes de fonctionnement mercantiles. Si le libraire indépendant vient puiser dans la rhétorique classique du petit commerce contre la concentration capitalistique, il met également en jeu une vision du monde aux dimensions sociales et politiques fortes en se percevant comme une enclave, et un refuge contre un certain nombre de dérives du monde contemporain. La tribune rédigée en 2011 par Vincent Monadé, le directeur du Motif (Observatoire du livre et l'écrit de la Région Ile-de-France), en fournit une illustration :

« Défendre la librairie indépendante est plus qu’un choix de société, c’est un choix de civilisation. Il s’agit de choisir entre l’âme et le commerce, entre l’intelligence et la vacuité, entre la pensée et les marchands du Temple101 ».

L’opposition à Amazon cristallise ainsi de façon exemplaire l’ensemble des représentations qui viennent opposer une forme de rationalité morale à la rationalité économique aveugle des multinationales délocalisées (Weber, 1996 : 404). L’imaginaire entourant la librairie indépendante peut ainsi se résumer par une série d’oppositions structurantes renvoyant à des visions du monde antagonistes : petits commerces/multinationales ; lieu de vie (âme)/lieu mort (sans âme) ; humains/logarithmes ; singulier/standardisé ; matériel/virtuel ; local/international ; lieu chaud/lieu froid.

Conclusion

Si les librairies ont toujours joué un rôle à l’intersection du commerce et de la culture, avec des dosages différents selon leur identité et leur implantation, la montée en puissance de leur caractère culturel est un phénomène qui pose question au regard des recompositions que connaissent les industries culturelles. On peut se demander si la transformation du libraire en acteur culturel innovant – et de la librairie en tiers lieu gommant les frontières entre espace commercial et gratuit, entre espace privé et public - n’est pas le prix à payer pour la survie des librairies traditionnelles à l’heure où la vente en ligne transforme radicalement l’expérience et la place du commerce de proximité.

Les libraires indépendants apparaissent ainsi comme des intermédiaires « condamnés » à être de plus en plus actifs en proposant un espace ouvert, original et singulier où le livre est un produit d’appel vers d’autres formes artistiques proposées sur le mode de la gratuité. Les recompositions de la librairie traditionnelle illustrent en ce sens le rapprochement opéré entre la sphère du commerce et les mondes de l’art.

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La mise en musique des émissions de télévision française :

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