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Les jeux épistémiques, situations adidactiques

Dans le document Le paradoxe du marionnettiste (Page 65-68)

4. Le Jeu espace de réflexivité

4.2 Les jeux épistémiques, situations adidactiques

Les travaux de Brousseau et la Théorie des situations didactiques constituent un cadre fécond pour l’étude des jeux épistémiques numériques. Ce cadre permet de considérer les jeux épistémiques comme des situations, des jeux-play, au sein desquelles se développent des interactions épistémiques avec un milieu didactique/ludique constitué par le jeu-game. Nous avons, dans des travaux antérieurs à ceux consacrés aux apprentissages dans le cadre de jeux numériques épistémiques, discuté le concept de démarche d’investigation (Sanchez, 2008b). Cela nous avait conduit à considérer qu’une démarche d’investigation comprend un ensemble de tâches

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qui consistent dans la mise en tension de résultats issus de travaux empiriques (recueil de données issues d’observations ou d’expérimentations) avec les éléments théoriques constitutifs des modèles scientifiques de référence. Si d’autres définitions proposent un point de vue plus large et englobent, dans le processus, les « débats avec les pairs » (Linn, Davis, et Bell, 2004) ou insistent sur l’importance d’activités pratiques (Jorde et al., 2009), toutes soulignent le caractère problématique de la connaissance (les démarches mises en œuvre conduisent à la résolution de problèmes) et l’importance accordée à l’autonomie des élèves impliqués dans de telles démarches. L’engagement des élèves dans une démarche d’investigation implique donc qu’ils soient placés dans un contexte rationnel qui les conduise à formuler des problèmes et proposer des solutions.

Nos travaux sont en partie fondés sur l’idée piagétienne que l’apprentissage a une composante adaptative et que « les connaissances se manifestent essentiellement comme des instruments de contrôle des situations » (Brousseau, 1997). Ainsi, la connaissance est problématique et « un sujet manifeste ses connaissances dans ses interactions avec un milieu didactique selon les « règles » ou dans le cadre d’une situation » (ibid.). Le concept de milieu didactique énoncé par Brousseau est central dans notre approche. Il s’agit du système avec lequel l’élève interagit. Si le milieu didactique réagit aux actions que l’élève exerce sur lui, ce dernier peut en tenir compte pour ses propres actions. L’apprentissage dépend ainsi de la correction des actions effectuées et de l’anticipation de leurs effets. L’apprentissage est alors considéré comme un processus qui conduit l’apprenant à élaborer des connaissances en s’affrontant à un milieu didactique. Mais il ne s’agit pas d’un simple ping-pong béhavioriste qui conduirait à ce que l’apprenant modifie ses actions en fonction des rétroactions du milieu selon un modèle stimulus/réponse. Par situation d’apprentissage nous entendons situation adidactique, c’est-à-dire un espace de réflexivité au sein duquel l’apprenant est placé en position d’analyser les conséquences de ses actions.

Une situation adidactique est une « situation où la connaissance du sujet se manifeste seulement par des décisions, par des actions régulières et efficaces sur le milieu et où il est sans importance pour l’évolution des interactions avec le milieu que l’actant puisse ou non identifier, expliciter ou expliquer la connaissance nécessaire. » (Brousseau, 1997). Une situation adidactique permet donc que la situation fonctionne sans l'intervention du maître au niveau des connaissances. Cette dimension est souvent relevée dans la littérature consacrée aux jeux sérieux. L’utilisation d’un jeu permet à l’enseignant d’avancer masqué en cachant ses intentions didactiques :

« In conventional education, the learner is usually aware of the objectives of the activity he or she is engaged in. For children, such learning objectives often have little meaning… In interactive edutainment, on the other hand, the objective can be hidden while the activity appears driven by exploration, discovery and adventure. Children are attracted to such activity easily and will quite willingly go through a session, indeed, sometimes ask for it. A good example of this is the game Where in the World is Carmen San Diego, where the child learns history and geography in the process of being a detective.”» (Ahuja et al., 1995).

Les décisions prises par les élèves, les actions qu’ils effectuent sont ainsi légitimées par la logique interne de la situation élaborée plutôt que par les attentes de l’enseignant.

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« Les situations "a-didactiques" sont les situations d'apprentissage dans lesquelles le maître a réussi à faire disparaître sa volonté, ses interventions, en tant que renseignements déterminants de ce que l'élève va faire » (Brousseau, 1997).

Ainsi, le concept de situation adidactique (Brousseau, 1998b) nous semble pertinent pour décrire un jeu épistémique. La Théorie des Situations Didactiques nous permet d’articuler deux dimensions de notre travail. Elle nous fournit un cadre qui nous permet de penser la conception du jeu et la situation d’apprentissage au cours de laquelle il a été utilisé et d’élaborer un milieu didactique. Elle nous permet également d’analyser la situation expérimentée, en particulier en focalisant notre attention sur les modalités des interactions qui se mettent en place et les stratégies adoptées par les ludants. Cette approche n’est pas originale. C’est celle qui a été retenue par d’autres auteurs impliqués dans la conception et l’analyse de situations de jeux (Gonçalves, 2013; Pelay, 2011; Robardet, 1997). En effet, le choix de la Théorie des situations didactiques pour modéliser un jeu-play qui intègre un jeu-game découle directement des premiers travaux de Brousseau pour qui enseigner et apprendre sont les deux facettes d’un jeu au cours duquel l’enseignant gagne lorsque les élèves apprennent (Brousseau, 1986).

Les travaux que nous avions réalisés avec Chronocoupe11 (E Sanchez, 2011b), et qui ont été précurseurs de ceux que nous avions conduits sur cette même thématique par la suite, nous avaient amené à considérer qu’un jeu épistémique numérique peut être modélisé sous la forme d’une situation adidactique, un jeu-play, au cours de laquelle des interactions se mettent en place entre au moins un élève et un milieu didactique principalement représenté par le jeu-game. Rappelons que le jeu Chronocoupe consiste à reproduire des coupes géologiques en simulant différents types d’événements géologiques. Ce faisant, il est attendu que les élèves mobilisent les principes de géologie qui permettent, à partir d’une analyse des relations géométriques entre les structures géologiques, d’en déduire la chronologie relative. Une description de la situation en prenant comme cadre d’analyse la Théorie des situations didactiques permet de dégager les éléments suivants :

- le milieu adidactique est représenté par le jeu-game lui-même. L’élève est un actant qui agit sur l’interface de l’application et qui, en retour, agit sur l’élève en lui faisant prendre conscience de ses erreurs ou réussites. Ce milieu adidactique est objectif et il est possible d’en anticiper les réactions. Les initiatives que peut prendre l’élève sont encadrées par des « règles » implémentées dans le jeu. En ce sens, la notion de milieu didactique telle qu’elle est exprimée ici, rejoint la manière dont l’exprimait Brousseau lors d’une école d’été de mathématique en 1989 (Margolinas, 1995) : « un jeu ou une partie du jeu qui se comporte comme un système non finalisé» ;

- les actions sur l’interface, les clics que l’élève sélectionne pour activer des événements géologiques relèvent d’une situation d’action (Brousseau, 1997). Les initiatives qu’il prend, les choix qu’il effectue, sont contraints par la nature des connaissances qu’il est en mesure de mobiliser et par l’idée qu’il se fait du problème à résoudre. Les rétroactions de l’interface lui permettent de juger la pertinence des choix qu’il a effectués. Il peut, le cas échéant, les réviser jusqu’à mettre en œuvre des procédures gagnantes. La situation peut donc l’amener

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à des changements conceptuels, à abandonner des connaissances inopérantes pour la situation vécue et à développer d’autres connaissances qui lui permettent de résoudre le problème dont il a la responsabilité ;

- la dévolution du problème s’effectue après que l’enseignant ait rappelé la signification des événements géologiques modélisés dans le jeu. Il s’agit de reproduire cinq coupes géologiques. L’issue de la situation dépendra alors entièrement des décisions du ludant. L’acceptation de la responsabilité du problème à résoudre par l’élève se traduit par le fait que ses actions sont complètement motivées et justifiées par ses connaissances et les contraintes du milieu. Cette responsabilité est paradoxale. En effet, la frivolité du jeu qui dédramatise les erreurs est une clef de la dévolution. En ce sens, on pourrait qualifier ces responsabilités de « freely chosen irreponsabilities » (Jenkins, 2011) ;

- la réussite ne dépend plus alors de la capacité de l’élève à décoder les attentes de l’enseignant et ses procédés didactiques mais entièrement de la logique interne de la situation. « Les situations "a-didactiques" sont les situations d'apprentissage dans lesquelles le maître a réussi à faire disparaître sa volonté, ses interventions, en tant que renseignements déterminants de ce que l'élève va faire » (Brousseau, 1997). En ce sens, la situation construite permet d’échapper aux effets pervers du contrat didactique ;

- Les variables didactiques de la situation sont de différentes natures mais relèvent principalement des choix d’interface de l’application : impossibilité d’annuler deux coups successifs et niveau de difficulté des coupes à reproduire de manière à ce que les stratégies de type essai-erreur, fondées sur le hasard, qui ne mobilisent pas les connaissances visées soient invalidées.

La situation construite peut donc être qualifiée de situation adidactique. On notera néanmoins que les situations adidactiques de validation et de formulation sont absentes de ce jeu-play. Ceci est lié au fait que chaque élève affronte seul l’ordinateur et que, au cours du jeu, à aucun moment l’enseignant ne demande aux élèves de formuler les stratégies gagnantes. Dans le cas présent, il existe néanmoins une phase d’institutionnalisation au cours de laquelle l’enseignant amène ses élèves à formuler les principes de chronologie relative. Mais cette phase se déroule en dehors du jeu-play, après que les élèves aient quitté le jeu. Nous y revenons dans la section suivante destinée à préciser le formalisme que nous utilisons pour modéliser un jeu épistémique.

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