• Aucun résultat trouvé

Complexité, cadre épistémique et développement épistémique

Dans le document Le paradoxe du marionnettiste (Page 58-63)

3. Le jeu, espace métaphorisé et fictionnel

3.3 Complexité, cadre épistémique et développement épistémique

Un jeu peut constituer une situation d’apprentissage dans laquelle le ludant sera amené à résoudre des problèmes authentiques, complexes et non déterministes. Les technologies numériques, en combinant des éléments des mondes physique et virtuel, permettent d’élaborer de telles situations. Ces situations sont porteuses d’une épistémologie qui, selon les cas, sera plus ou moins bien acceptée dans un cadre scolaire.

Les jeux sont porteurs d’une épistémologie que D. Shaffer (2006) nomme cadre épistémique : « Epistemic frames include methods for justification and explanation, and forms of representation, but orchestrated with strategies for identifying questions, gathering information, and evaluating results, as well as self-identification as a person who engages in such forms of thinking and ways of acting.” (D. Shaffer, 2006)

Pour construire le concept de cadre épistémique, Shaffer s’appuie sur l’idée développée par Foucault qu’il existe un ordre formel sous-jacent qui échappe aux individus et constitue un episteme (Foucault, 1966), c'est-à-dire "un réseau imperceptible de contraintes" qui détermine une façon de penser, de parler, de se représenter le monde. Ainsi, le développement d’une expertise implique la maîtrise de savoirs, de leur mode de production mais aussi le partage de valeurs d’une communauté de pratique donnée qui peut être constituée des membres d’une même profession par exemple (D. Shaffer, 2006). Le concept de cadre épistémique est à la base de l’idée de jeu épistémique.

Pour cet auteur, le potentiel éducatif des jeux épistémiques réside dans le fait qu’ils permettent au ludant de vivre une expérience authentique et ainsi, par immersion, de développer une manière de penser et d’agir propre à une communauté de pratique donnée. Du point de vue de la conception du jeu cela renvoie à la question de l’authenticité des jeux discutée plus haut et un des points cruciaux

-58-

consiste dans la possibilité de conserver, dans le modèle de connaissance du jeu, la complexité de la situation de référence.

Certains jeux que nous avons conçus constituent des situations complexes dans le sens que Morin (1990) donne à ce terme. Appréhendés dans une perspective systémique, ils relèvent de savoirs pluridisciplinaires, interreliés, parfois contradictoires et n’offrent aucune solution simple pouvant être déduite de l’application de principes. C’est en particulier le cas pour les jeux développés dans le cadre du projet Jouer pour apprendre en ligne (Sanchez, Delorme, Jouneau-Sion, et Prat, 2010). De ce point de vue, on peut considérer qu’un projet de développement durable, tel que mis en œuvre dans le cadre du jeu Clim@ction, résulte de la combinaison non déterministe de savoirs issus de ses trois piliers : l’écologie, l’économie et le social (Brundtland, 1987). L’objectif est alors d’amener les élèves à expérimenter la complexité d’une situation interdisciplinaire, ouverte et sans solution simple où la résolution d’un problème passe par la collaboration, la confrontation et la négociation à l’instar de ce qui constitue de tels projets dans une situation réelle. Pour transposer une telle situation en classe, le jeu simule la participation d’un territoire à un Plan Climat Énergie Territoire Territorial (PECT) où l’objectif est de réduire la consommation énergétique et de produire des énergies renouvelables. Les élèves ont alors le choix de prendre soit le rôle d’un élu local, soit celui d’un membre d’une entreprise spécialisée dans un type d’énergie renouvelable, soit celui d’un citoyen membre d’une association de citoyens. Et pour fournir une aide aux différents groupes, un cabinet d’experts constitué notamment des enseignants peut être consulté via la plateforme en ligne du jeu.

Pour Mets-toi à table ! (Monod-Ansaldi et al., 2013), un autre jeu développé et expérimenté dans le cadre du même projet de recherche, le thème abordé est celui des choix alimentaires. Ces choix sont abordés dans leurs multiples dimensions tant du point de vue de ses déterminismes (physiologique, culturel) que de leurs conséquences (environnementales et économiques). Là encore, c’est l’appréhension d’un problème dans sa globalité qui est visée. Complexité signifie «ce qui est tissé ensemble » c’est-à-dire constituant un « tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal » (Morin, 1990).

Morin insiste sur le fait qu’il faut distinguer ce qui relève de la complexité de ce qui relève du compliqué. A titre de contre-exemples on peut souligner que le jeu Tamagocours ne constitue pas une situation complexe malgré la complexité des règles juridiques qui encadrent l’exception pédagogique. Il existe, pour chacun de problèmes d’usage des ressources numériques, des règles qui s’appliquent et donc une solution unique.

D’un point de vue pédagogique, les jeux épistémiques proposent aux élèves de résoudre des problèmes qualifiés, dans la littérature anglo-saxonne, de « ill-structured problems » (Jonassen, 2000; King et Kitchener, 1994). Ils se caractérisent par le fait qu’ils ne peuvent pas être résolus avec un haut degré de certitude et que plusieurs solutions peuvent être proposées, aucune n’étant ni certaine, ni vérifiable, y compris par des experts. Ceci fait que les élèves doivent proposer et défendre des solutions raisonnées et argumentées face à un problème complexe, et ce, afin de développer des connaissances, des compétences transversales et se développer d’un point de vue épistémique. La capacité d’un individu à résoudre de tels problèmes est en partie liée à son épistémologie personnelle (Jonassen, 2000) c'est-à-dire à la manière dont il considère la connaissance et l’acte de connaître. Le modèle d’Hofer et Pintrich conçu dans un cadre de psychologie développementaliste,

-59-

et qui a été le cadre principal des analyses conduites par Kramar dont nous avons co-encadré le mémoire de Master (2012; Lison, Sanchez, Kramar, et Lison, forthcoming; Sanchez et al., 2013), distingue quatre dimensions pour l’épistémologie personnelle d’un individu. Les deux premières dimensions renvoient à la nature de la connaissance. La dimension certitude indique le degré avec lequel la connaissance est conçue comme certaine. Elle constitue un continuum de croyances de l’idée que la vérité absolue existe avec certitude à des positions où le savoir est considéré comme provisoire et changeant. La dimension simplicité décrit le caractère isolé ou au contraire intégré des connaissances c’est-à-dire de l’idée que les connaissances sont des faits que l’on peut connaître de manière discrète, sans lien avec d’autres, à celle où le savoir est relatif, contingent et contextuel. Cette dimension est directement liée à l’idée de complexité telle que définie par Morin. Les deux autres dimensions du modèle de Hofer et Pintrich renvoient à l’acte de connaître. La dimension source de la connaissance est relative au lieu de production du savoir, hors de soi, ou prise en compte que l’individu est lui-même acteur de la construction du savoir et donc prise de conscience progressive d’être soi-même un acteur actif dans la construction des savoirs. Cette prise de conscience permet de dépasser l’idée que la connaissance réside et provient d’autorités externes. La dimension justification est relative soit aux représentations individuelles sur la manière dont la science justifie ses résultats, soit à la justification des savoirs ou des idées auxquelles on adhère. Cette dimension est représentée par un continuum de représentations qui vont d’une adhésion à des idées fondées uniquement sur des arguments d’observation et d’autorité voire parfois d’opinions personnelles à la justification raisonnée d’un point de vue, prenant en compte diverses opinions. Les analyses des résultats obtenus dans le cadre du projet Jouer Pour Apprendre en Ligne ont montré que l’acceptation par les élèves de jouer le jeu Clim@ction étaient en lien direct avec l’adéquation de leur épistémologie personnelle avec l’épistémologie portée par le jeu. Ainsi, nous avons pu observer que, si une majorité d’élèves semble satisfaits de pouvoir eux-mêmes amener du savoir dans la classe et mettent en avant l’authenticité de la situation vécue pour justifier leur adhésion au jeu, d’autres élèves expriment un certain rejet vis-à-vis du jeu. Ils justifient ce rejet en soulignant qu’il existe des domaines où la question d’une évolution des savoirs ne se pose pas et déplorent le fait qu’on ne retire pas de savoirs d’un tel dispositif d’enseignement. Le travail qui a été mené dans le cadre de ce projet permet donc de mettre en évidence un obstacle qu’il serait impropre de qualifier d’obstacle didactique car il ne porte pas sur l’acquisition de ce qui constitue un savoir particulier et un échec de l’apprentissage d’un concept. Cet obstacle est en lien avec le rejet d’une forme d’ingénierie didactique élaborée par l’enseignant et cela nous a conduit à le qualifier d’obstacle épistémo-didactique (Kramar, 2012). Une des conditions à satisfaire pour que le franchissement d’un tel obstacle soit possible réside dans une différence pas trop grande entre les épistémologies de l’élève et du milieu didactique. De ce point de vue nos travaux rejoigne des idées exprimées par Sutton-Smith (1997 p. 96) pour les jeux en général : jouer le jeu, c’est adhérer à une idéologie. Dans le cas des jeux épistémiques numériques, on pourrait reformuler cette idée en avançant que jouer le jeu, c’est adhérer à une épistémologie.

3.4 Conclusions et implications pour la recherche

Simulations ou métaphores, les jeux épistémiques numériques apparaissent comme une façon nouvelle d’appréhender le réel dans le cadre de l’éducation et la formation. En effet, ils permettent à l’apprenant de vivre une expérience empirique dans des univers conçus en hybridant des éléments

-60-

de la réalité physique et des éléments simulés à base de réalité augmentée et de réalité mixte. Ainsi, ils permettent de de concevoir des situations d’apprentissage au sein desquelles l’apprenant est amené à résoudre des problèmes complexes, pluridisciplinaires et non déterministes et, ce faisant, de développer des compétences plutôt que de mémoriser des connaissances factuelles et décontextualisées. Un des enjeux de recherche majeur porte donc sur la conception de tels univers hybrides et des modèles qui sous-tendent cette conception.

Parmi les questions importantes, il faut relever celle de l’authenticité des jeux ainsi développés. Nous avons en effet montré qui faut distinguer la question de l’authenticité de celle du réalisme et donc que cette question se pose en prenant en compte la nature des interactions qui se nouent dans la situation de jeu plutôt que le réalisme des interfaces c'est-à-dire d’appréhender la conception du point de vue des interactions. Cela implique de prendre en compte le ludant dès les premières étapes de la conception et d’inclure dans les équipes projets, non seulement des informaticiens mais également des métiers à l’interface entre les dispositifs informatiques et leurs usagers comme les architectes de l’information pour l’organisation des données afin de les rendre disponibles à l’utilisateur et les UX designers sur la question des interactions.

Une autre question clef est celle du contenu des jeux épistémiques numériques. Nous avons souligné l’importance de prendre en compte l’épistémologie des jeux élaborés. L’analyse didactique d’un jeu ne peut donc pas se limiter à décrire les connaissances mobilisées dans le jeu mais doit également prendre en compte la manière dont ces connaissances sont prises en charge dans le jeu tant du point de vue de leur nature que des processus qui conduisent à leur production. Nos propres travaux tendent à montrer que l’importance de cette question tient au fait que l’engagement dans un jeu dépend de l’acceptation de l’épistémologie qu’il porte.

Importance de dépasser le dualisme réel/virtuel lorsqu’il est question de l’usage du numérique, nécessité de prendre en compte l’authenticité d’un jeu plutôt que son réalisme, d’appréhender sa conception au niveau des interactions, ces questions sont des questions clefs pour la conception des jeux épistémiques numériques. Elles permettent de poser un regard neuf sur ce que sont les jeux et sur les modèles qui sous-tendent leur conception en élargissant le spectre des possibles en termes de situations d’apprentissage. L’espace métaphorisé et fictionnel que constitue un jeu permet le développement d’interactions de nature épistémique. C’est ce point que nous abordons dans la section suivante.

-62-

Chapitre 4

Dans le document Le paradoxe du marionnettiste (Page 58-63)