• Aucun résultat trouvé

Les histoires diverses à la recherche de légitimité.

Les sites d’archives, ceux qui proposent la numérisation des sources comme raison d’être dans la toile, les sites de l’administration centrale et du gouvernement italien ou même ceux qui sont créés par les écoles et les enseignants,172 ceux des mystères d’Italie ou les sites de la mémoire des

femmes, sont tous des lieux qui possèdent comme affinité médiatique la volonté d’effectuer une reconstruction de la mémoire et de la conjuguer au singulier ou au pluriel: une mémoire à maintenir, à sauvegarder, à conserver, à faire partager aux jeunes générations, à utiliser pour refuser l’historiographie dans certains cas, combattre l’oubli dans d’autres. Ce sont surtout des sites dans lesquels l’histoire qui est racontée, élaborée, communiquée, est en réalité escamotée à cause de l’absence de discours historiographiques. Tout au plus l’histoire de tels sites fait-elle place à des informations qui ont certainement quelque chose à voir avec l’histoire, ou possèdent, tout au plus, ce que l’on peut appeler un caractère historique, par leur référence à un temps écoulé. Dans presque toutes les typologies de sites qui ont été prises en considération dans l’étude systématique de la toile d’histoire contemporaine, le traitement historiographique est absent. Il manque donc non seulement une analyse des sources disponibles en vue de la proposition d’un discours plus complexe et d’hypothèses de travail qui ne soient pas liées à l’immédiat de la divulgation ou à la sélection réductive de documents très ordinaires. Cette forme de communication dans la toile est la manière prépondérante avec laquelle le Web se rapporte au passé.

Comme nous avons pu le constater, ceux qui font de l’histoire dans la toile n’ont pas jusqu’à présent comme souci premier de produire une oeuvre

172

Voir VAYOLA (P.), « La storia contemporanea nei siti delle scuole », in La Storia a(l)

tempo di Internet: indagine sui siti italiani di storia contemporanea, (2001-2003), cité,

philologiquement irréprochable, mais de renouer avec un passé oublié, un passé qui appartient à de petites communautés qui participe d’une vision partisane, et qu’on tente ainsi de recréer avec ses mémoires individuelles et collectives. Les sites qui racontent l’histoire usant de diverses formes d’architecture hyper textuelle proposent parfois des textes sous forme de narration traditionnelle, plus souvent encore des journaux personnels, des mémoires ou des témoignages individuels ou de groupes parfois des images qui reproduisent lieux et objets du passé, peu de photographies historiques qui, de toute façon, sont coupées de possibles éléments d’analyse, de datation, d’attribution, de description que l’historien attribue constamment à ses « preuves ». Ces histoires de la toile témoignent toutefois d’intérêts qui ne sont pas seulement présents sur le Web car les travaux imprimés restituent souvent de tels intérêts et de tels manquements philologiques. Ce que la toile permet de toute façon, c’est de communiquer une vision du passé qui soit séparée des contextes de son étude armés des présupposés scientifiques: c’est la mémoire des individus qui a imprégné le présent et se propose comme la lecture plus « réelle » et objective du passé. Le témoignage individuel qui n’est pas encadré dans un contexte historique plus général permet d’effectuer une opération contraire aux meilleures tentatives de prosopographie ou aux tentatives de reconstitution des mémoires collectives qui, comme le relevait Bourdieu affirmant que « l’histoire de vie est une de ces notions du sens commun qui sont entrées en contrebande dans l’univers savant […], sont porteuses des signifiants les plus universels dans l’analyse des groupes sociaux et des identités collectives173 ». La toile est ainsi un récipient qui libère les nombreuses

histoires et les nombreuses visions de l’histoire qui ne trouvent pas toujours une confirmation scientifique dans la narration qui est offerte par les historiens de métier. La toile est ainsi le lieu idéal pour offrir et communiquer à un très large public potentiel une vision partisane, pour manifester l’existence de communautés d’intention émanant de groupes marginaux, qui sont animés par la rancune de ceux qui sont les laissés pour compte de l’histoire, de ceux qui ont succombés aux vainqueurs, de ceux qui, de ce fait, ne se reconnaissent ni dans la mémoire publique acceptée universellement, ni dans l’histoire, mais bénéficient ainsi de petites

173

BOURDIEU (P.) « L’illusion biographique », Actes de la recherche en Sciences

Sociales, n.62-63, 1986, pp.69-72, ici, p. 69. Voir aussi FERRAROTTI (F.), Storia e storie di vita, Bari, Laterza, 1995; MACISTI (M. I.) (dir.), Biografia, storia e società: l'uso delle storie di vita nelle scienze sociali, Napoli, Liguori, 1985.

réminiscences de faits ou de personnages que l’histoire écrite dans les livres académiques a inévitablement jeté dans l’oubli.

Comme l’écrit Roy Rosenzweig, il s’agit d’une véritable « privatisation » de l’histoire, qui se manifeste ainsi dans la toile par laquelle tout le monde devient au fond un « historien »174. L’histoire sur le Web est celle des

groupes sociaux, de genre, politiques, qui, dans le présent, veulent raviver une histoire qui leur appartient, dans laquelle pouvoir se refléter. Pour ce faire, on ne peut user seulement de la plume si ce n’est dans des publications marginales à petit tirage et à faible diffusion, ignorées des « autres » médias. Ceux qui choisissent ainsi la toile pour communiquer leurs histoires veulent ainsi atteindre potentiellement tout le public de la toile. Ils entendent user d’un medium qui permet une interaction continue entre différents sites et qui donne l’idée de combattre la solitude, de sortir des ghettos et de pouvoir partager ou se faire raconter cette « autre histoire », celle que «moi seulement» j’accepte et au service de laquelle je puis témoigner dans mes expériences personnelles uniques. Le Web, c’est mon témoignage, mes mémoires, mon journal, mon opinion sur ce que « l’histoire fut réellement ». La toile écrase ainsi l’histoire sur la mémoire et remplit l’espace virtuel de sites d'amateurs qui ne permettent pas de comprendre avec facilité, usant seulement de ce medium, ce que l’histoire « vraie » celle des historiens de métier, est de fait en dehors du Web. On constate que beaucoup de sites d’histoire contemporaine italienne ont développé dans la toile une relation univoque avec le passé au cours de laquelle, on recherche surtout les racines d’une identité, (ethnique, religieuse ou de famille) à laquelle se raccrocher pour maintenir une continuité dans le temps et dans l’espace qui puisse contraster le processus de déstructuration des collectivités à travers la globalisation.175. Une telle recherche identitaire, au centre de beaucoup de

projets de sites d’histoire contemporaine italienne, est réalisée de quatre façon différentes: à travers la présence d’une narration qui nie souvent l’histoire comme science du passé et qui prétend au contraire réinventer le passé en fonction de ses fins propres, une histoire aux géométries variables; à travers un rapport de type positiviste avec le document d’archive sous

174

ROSENZWEIG (R.), Everyone a Historian,

<http://chnm.gmu.edu/survey/afterroy.html>. Cette intervention enrichit le travail publié par Rosenzweig sur l’histoire américaine, <http://chnm.gmu.edu/survey/>. ROSENZWEIG (R.), THELEN (D.) (dir.), The Presence of the Past. Popular uses of history in American

life., New York, Columbia, University Press, 1998.

175

SPAGNOLO (C.), VITALI (S.), “Introduzione”, in La Storia a(l) tempo di Internet:

toutes ses formes que l’on fait parler en solitude; usant du Web comme réceptacle des sources de chacun et surtout des interprétations de chacun; enfin, à travers l’accumulation de notions historiques et de faits qui transforment la toile en une gigantesque encyclopédie universelle sans architecture ni réelle organisation des connaissances.

Ces constatations qui sont ainsi confirmées par l’analyse qui a été conduite sur de nombreux sites d’histoire contemporaine posent aux historiens qui désirent se confronter à la toile un certain nombre de problèmes liés surtout au type de rapport que la toile établit avec le passé: notre relation au passé est irrémédiablement écrasée par les raisons du présent et la toile permet ainsi de revivre constamment un passé réactualisé par de nouvelles nécessités imposées par le présent. Ces constatations font constamment glisser les raisons même de la stabilité d’une construction constante et progressive des connaissances historiques et obligent l’historien à se confronter aux narrations subjectives, aux documents instables et aux notions encyclopédiques vu qu’il est inutile de nier que la dimension virtuelle fait intégralement partie de notre vie et de notre culture aujourd’hui.176 Plus encore, l’historien n’a pas encore trouvé de solution et

de méthode pour publier l’histoire complexe dans la toile. Il est ainsi bien évident encore aujourd’hui que l’histoire scientifique ne trouve pas encore de débouché dans la toile aujourd’hui et seulement quelques historiens du contemporain, dans des domaines marginaux, usent de l’hypertexte pour penser l’histoire usant du Web pour le faire.

Dans la plupart des cas, présenter des documents en dehors du contexte de la narration semble être tout à la fois le moyen utilisé pour faire de l’histoire dans la toile et, en même temps la finalité même d’une histoire pour le Web. L’histoire des historiens ne se rencontre pas souvent dans la toile et s’il faut

176

"Michel Serres, philosophe: Le virtuel est la chair même de l’homme. Propos recueillis par Michel Alberganti", Le Monde, 18 juin 2001,

<http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230—19/69/-,00.html>. Les observations de Michel Serres et de Bruno Latour convergent. Ce dernier étudie depuis longtemps la continuité des modes d'expression des sciences par le biais de l'étude de l'histoire des technologies et principalement celles des techniques de la communication. LATOUR (B.), SERRES (M.), Conversations on science, culture, and time - Michel Serres with Bruno

Latour, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995. De nombreuses études d'histoire

des techniques de la communication comme celle de Bruno Winston, WINSTON (B.),

Media, technology and society. A history from the telegraph to the Internet, Routledge,

London 1998, tendent ainsi, suivant Latour et Serres, à redéfinir le rôle des ordinateurs et de la toile et à les réintégrer à l'intérieur des processus de développements culturels et sociologiques des sociétés contemporaines de «L’ère MacLuhan»..

considérer avec Manuel Castells que dans la société actuelle, l’exclusion de la Galaxie des réseaux pénalise nettement toutes les activités culturelles, politiques, sociales et économiques humaines,177 il faut bien se rendre

compte que les travaux des historiens italiens sont réalisés en dehors des réseaux et que leurs auteurs ne se préoccupent nullement de rester dans la clandestinité et d’abandonner la toile à une présence marginale d’historiographie numérisée qui n’a pas été pensée pour le Web et n’use pas ses techniques de communication.

L’histoire que tout le monde offre à tout le monde à travers la toile participe d’une autre dimension, elle communique d’autres nécessités et d’autres apprentissages interactifs plus qu’une organisation cohérente et scientifique du savoir historique de spécialistes offerts à la communauté des internautes. L’histoire dans la toile est aujourd’hui en Italie, surtout l’histoire des communautés restreintes, des identités partisanes et de résistance, dirait encore Castells178, celle des mémoires marginalisées.

177

CASTELLS (M.), Galassia Internet, Milano, Feltrinelli, 2001, version italienne utilisée ici, pp.15-16.

178