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LES HISTOIRES DE L’ŒIL Eisenstein, Bataille, Buñuel

Dans le document Paris 1929. Eisenstein, Bataille, Bunuel (Page 163-200)

1. Coupe, montage, sacrifice

Prenant comme point de départ la genèse du scénario d’Un chien andalou, conçu et écrit par Luis Buñuel et Salvador Dalí à Figueras, entre Noël 1928 et début 19291, et son rapport à

l’idée d’automatisme pur, héritée de Breton, on se penche à présent sur le montage du célèbre prologue du film, pour es- sayer d’en éclairer quelques importants enjeux théoriques : les concepts de coupure et de sacrifice qui traversent le cinéma et la pensée d’Eisenstein, Buñuel et Bataille. Afin de comprendre le rôle essentiel que joue, dans l’architecture entière du film, la séquence initiale de la coupure de l’œil (fig. 30), il faut tout d’abord prendre en considération ce que Buñuel affirme dans l’avertissement qui précède la version française du scénario d’Un chien andalou, publiée en décembre 1929 dans La Révo- lution surréaliste :

« Un film à succès », voilà ce que pensent la majorité des per- sonnes qui l’ont vu.

Mais que puis-je contre les fervents de toute nouveauté, même si cette nouveauté outrage leurs convictions les plus profondes, contre une presse vendue ou insincère, contre cette foule imbécile

1 Pour une reconstitution soignée et documentée des faits concer- nant « l’invention d’Un chien andalou », cf. P. Bertetto, L’enigma

del desiderio. Buñuel, Un chien andalou e L’Âge d’or, Venise,

qui a trouvé « beau » ou « poétique » ce qui, au fond, n’est qu’un désespéré, un passionné appel au meurtre.2

On utilisera comme clé de lecture, d’un côté, le principe du montage des attractions au cinéma – tel que l’a formulé Eisenstein dans son essai Montj Kino-attraktsionov, rédigé en 1924 et partiellement publié en 19253 –, et, de l’autre, la critique

de l’œil, qui est au cœur de quelques écrits importants de Georges Bataille de la fin des années 20 et du début des années 304.

Ainsi, cherchera-t-on à souligner la relation stricte entre l’acte de la coupure de l’œil dans Un chien andalou – acte que Buñuel même a accompli dans le film – et la dimension sacrificielle de la coupure, exhibée de façon exemplaire à travers deux différents genres de montages « attractionnels-conflictuels » : dans la séquence du taureau égorgé du film d’Eisenstein La grève (1925), et dans le macabre reportage photographique d’Eli Lotar qui illustre l’article de Bataille « Abattoir », publié dans le sixième numéro de la revue Documents. De cette manière, on tentera d’établir une connexion entre l’idée de coupure comme montage5,grâce à laquelle il est possible de réaliser ce que Béla

2 L. Buñuel, S. Dalí, « Un chien andalou », dans La Révolution sur-

réaliste, n° 12, 1929, pp. 34-7 [34].

3 S. M. Eisenstein, Montaj Kino-attraktsionov, partiellement publié la première fois dans A. Belenson, Kino segodnya (Le cinéma

aujourd’hui), Moscou 1925 ; désormais dans « Iz tvorceskogo

nasledija S. M. Eisensteina » (« De l’héritage de la création de S. M. Eisenstein »), Kino, mars 1985, pp. 10-29. Cf. S. Eisenstein, « Le montage des attractions », dans Id., Au delà des étoiles, Paris, Éditions 10/18 1974, pp. 115-26. Pour une analyse de l’idée d’at- traction chez Eisenstein, voir J. Aumont, « Attractions/Stimulus/ Influence », dans Montage Eisenstein, Paris, Éd. Images modernes 2005, pp. 67-75.

4 Cf. G. Bataille, Histoire de l’œil, dans Romans et récits, éd. J.-F. Louette et al., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 2004, pp. 1-107.

5 Sur la signification de montage comme principe qui, à partir de la coupure (en langue russe, obrez) procède vers une nouvelle « image » (obraz), on renvoie à l’hypothèse étymologique d’Ei- senstein, que Pietro Montani examine dans son introduction à S. M.

Balázs définit avec vigueur « architecture mobile de la matière figurative6 », et la coupure comme sacrifice (de l’œil), par

laquelle une nouvelle dimension de la visibilité fait son entrée. Pour une analyse du montage dans la séquence qui ouvre Un chien andalou, il faut tout d’abord porter son attention sur les nettes différences entre le scénario autorisé par Buñuel et publié dans La Révolution surréaliste7, et le découpage ori-

ginal, écrit en espagnol et annoté en français8. L’étude d’une

version espagnole du scénario, inédite et précédant les autres Eisenstein, La natura non indifferente, Venise, Marsilio 2003, p. XXIV. Sur le rapport entre l’idée de coupure et le principe de montage, voir la réponse polémique d’Eisenstein à l’article de Béla Balázs, « Sur l’avenir du film », publié dans le journal Kino le 6 juillet 1926. Cf. S. M. Eisenstein, « Béla zabyvaet nojnitsy » (1926), dans N. Kleiman, Montaj, Moscou, Muzeï Kino 2000, pp. 476-81 ; trad. fr. « Béla oublie les ciseaux », dans S. M. Eisenstein, Au-delà

des étoiles, Paris, Union générale d’éditions 1974, pp. 157-67.

6 À ce propos, Balázs parle de montage en l’identifiant précisément à l’acte même de la coupure : « Et finalement, le montage. C’est le dernier travail créateur d’un film, englobant tout, et qui ne s’appuie pas sur le déroulement des prises de vues. […] Le montage est l’ar-

chitecture mobile des images qui en sont la matière première : c’est

une forme d’art créatrice, nouvelle et totalement originale ». Cf. B. Balázs, Der Film. Werden und Wesen einer neuen Kunst, Vienne, Globus 1949 ; trad. fr. Le Cinéma. Nature et évolution d’un art nou-

veau, Paris, Payot & Rivages 1987, p. 38.

7 Le scénario a été publié en français dans La Revue du cinéma, n° 5, 1929, mais la seule version autorisée par Buñuel est celle qui est publiée dans La Révolution surréaliste, n° 12, décembre 1929, pp. 34-7. Cette version est en effet précédée par une note de Buñuel et Dalí, en guise d’avertissement : « La publication de ce scénario dans la R.S. est la seule que j’autorise ».

8 Le découpage d’Un chien andalou a été publié en allemand par Y. David (dir.) dans le catalogue Bunuel ! Auge des Jahrhunderts et, ultérieurement, en espagnol dans ¿Buñuel ! La mirada del siglo,

« Documentos : Un perro andaluz », Exposición organizada y pro-

ducida por el Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía (16 de julio al 14 de octubre de 1996), Ed. Conaculta, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid, Filmoteca Española 1996, pp. 201-16.

textes publiés en français – version que l’on a repérée dans le Fond Buñuel et qui est à présent conservée à la Filmoteca Es- pañola –, permet d’éclairer quelques aspects intéressants de la célèbre séquence de la « coupure de l’œil » qui, dans la version réalisée (montée), constitue, justement, le prologue du film. Le titre est le premier élément essentiel qui différencie cette version des suivantes. En effet, des caractères dactylographiés présentent la version La vaya marista9, à laquelle on a ajouté

à la main – puis effacé – un autre titre : Un perro andaluz. Le deuxième élément important qui distingue cette version est l’ordre dans lequel se déroulent les séquences : comme on le sait, en effet, le scénario ne s’ouvre pas sur la séquence de la coupure de l’œil, mais sur celle du jeune homme en vélo – qui, en revanche, dans la version publiée en français et dans celle qui a été finalement réalisée, est placée juste après le célèbre prologue. La séquence de l’œil coupé ne se trouve donc pas au début du film ; au contraire, elle en est la dernière séquence (prises de vues 121-7), quoiqu’elle soit annoncée par le sous- titre contradictoire « Prólogo al final10 ». Il paraît évident que,

9 Dans une lettre adressée à Pepin Bello le 10 février 1929, Buñuel explique aussi que le film aurait dû porter le titre La marista de

la ballesta, même si, d’accord avec Dalí, l’on avait provisoirement

opté pour Dangereux de se pencher en dedans (Prohibido asomarse

al interior), calque de la formule d’interdiction de « se pencher au

dehors ». Cf. A. Sánchez Vidal, Buñuel Lorca Dalí. El Enigma sin

fin, Barcelone, Planeta 1988, p. 183. En revanche, le scénario origi-

nal espagnol présente le titre – dactylographié puis effacé – La vaya

marista (La ruse mariste), titre à l’air absurde et inconséquent : en

effet, les seuls maristes qui apparaissent dans le film sont les deux frères que traîne Batcheff dans la séquence des ânes étalés sur les pianos à queue, des figures qui, tout en jouant un rôle tout à fait mar- ginal dans l’économie générale du film, n’en représentent pas moins l’incarnation sarcastiquement négative de la religion, soit un sujet qui revient constamment dans la filmographie entière de Buñuel. Cf. Y. David, ¿Buñuel ! La mirada del siglo, « Documentos : Un perro

andaluz », op. cit., pp. 201-16. À ce propos, voire la riche documen-

tation présente dans le texte de P. Bertetto, L’enigma del desiderio, Rome, Fondazione Scuola nazionale di cinema 2001, pp. 42-50. 10 P. Bertetto, L’enigma del desiderio, op. cit., p. 55.

si on avait laissé cette séquence à la fin, non comme prologue mais comme épilogue d’Un chien andalou, la réception et le sens même du film auraient subi des modifications profondes. Placée en tant que prologue, la séquence joue un rôle capital dans la mesure où elle montre, de la manière la plus férocement concrète, la nécessité d’une transformation radicale de la façon de voir, c’est à dire le besoin de transgresser le régime optique- rétinien de la vision et, plus en général, suivant les idées de Bataille incluses dans le Dossier de l’œil pinéal11, la « théorie »

qui soutient l’axe vertical de la connaissance spéculative. En outre, l’acte de la coupure de l’œil, placé à l’incipit du film, instaure l’urgence d’attirer, agresser, et choquer le spectateur, avant même que l’intrigue du film ne se déroule. La coupure de l’œil, donc, comme métaphore du cinéma tout court, lequel, par le déchirement et le sacrifice brutal du système de percep- tion traditionnel, qu’il met en œuvre grâce à l’introduction d’un nouvel œil, pourvu d’un appareillage technologique, permet de pénétrer une dimension inédite du visible et, par cela même, de parcourir les territoires inexplorés de ce que Walter Benjamin, dans son essai sur l’œuvre d’art, définira de manière efficace « inconscient optique12 ».

Placée en guise d’épilogue, la séquence aurait sans doute accentué davantage le caractère sadique-agressif de l’acte de l’homme qui coupe l’œil de la protagoniste avec une lame de rasoir affilée – violant et pénétrant férocement l’organe qui symbolise, entre autres, le pouvoir de séduction féminin –, ce qui aurait rejeté au second plan la question de la coupure comme sacrifice de l’œil, tout en inversant, évidemment, le signe du romantisme moqueur de la scène finale représentant deux amants au bord de la mer13. Peut-être est-il alors utile de

11 G. Bataille, « Dossier de l’œil pinéal », dans Œuvres complètes, XI,

(Articles I, 1944-49), Paris, Gallimard 1988, pp. 11-47.

12 W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité

technique, trad. inédite de l’allemand par F. Joly, préface d’A. de

Baeque, Paris, Payot & Rivages 2013, p. 118.

13 Dans le scénario, le finale du film est ainsi décrit : « Tout est changé./ Maintenant on voit un désert sans horizon. Plantés dans le centre,

mettre en comparaison les deux versions afin de reconstituer la genèse même du film et, par cela même, d’enrichir les possibili- tés d’interprétation du segment micro-narratif de la coupure de l’œil. Le scénario publié en 1929 dans La Révolution surréa- liste, décrit de cette manière la séquence d’ouverture :

Un balcon dans la nuit.

Un homme aiguise son rasoir près du balcon. L’homme regarde le ciel au travers des vitres et voit…

Un léger nuage avançant vers la lune qui est dans son plein. Puis une tête de jeune fille les yeux grands ouverts. Vers l’un des yeux s’avance la lame d’un rasoir.

Le léger nuage passe maintenant devant la lune.

La lame de rasoir traverse l’œil de la jeune fille en le sectionnant.14

Au contraire, dans le découpage original espagnol, le plan du balcon est entièrement supprimé ; le premier plan sur la main dans l’acte d’aiguiser le rasoir fait irruption sans aucune médiation :

N° 121 En premier plano, una mano que empuña una navaja de afeitar, afilándola, cuidadosamente, en una correa sujeta a la pared por un clavo. Después la prueba cortándose una uña (Este N° y el siguiente, intercalados dos a dos).15

Dans le scénario publié en français, les deux premiers plans sont en outre ironiquement précédés par une didascalie de conte de fées, qui récite : « Il était une fois16 ». La première prise

enlisés dans le sable jusqu’à la poitrine, on voit le personnage et la jeune fille, aveugles, les vêtements déchirés, dévorés par les rayons du soleil et un essaim d’insectes » (L. Buñuel, S. Dalí, « Un chien andalou », dans La Révolution surréaliste, n° 12, 1929, p. 37). 14 L. Buñuel, S. Dalí, « Un chien andalou », op. cit., p. 34.

15 Cf. Y. David (dir.), ¿Buñuel ! La mirada del siglo, « Documentos :

Un perro andaluz », op. cit., p. 201. V. également P. Bertetto, L’e- nigma del desiderio, op. cit., p. 57.

16 L’ordre chronologique des épisodes du film est tout à fait décousu et tient du merveilleux : après « Il était une fois », l’action passe à « Huit ans après », pour arriver à « Vers trois heures du matin » et,

de vues, dont l’angle visuel est situé en biais sur la gauche de l’objet représenté dans le champ, montre, en succession, un ra- soir, une main et un outil pour aiguiser la lame du rasoir ; tous ces objets anticipent le plan rapproché de la deuxième prise de vues, qui représente l’homme en train d’aiguiser le rasoir. La troisième et la quatrième prise de vues sont structurées selon un montage alterné et montrent à tour de rôle la lame du rasoir et le visage de l’homme. Le syntagme alterné qui compose les quatre premières prises de vues sert de prélude au montage des prises de vues suivantes, lesquelles, en effet, en répètent la structure alternée. Les prises de vues 7 à 12 montrent en suc- cession : le premier plan de l’homme qui fume ; le plan du ciel nocturne qu’éclaire la lune placée sur la gauche du cadre ; un nuage, placé sur la droite, affilé telle la lame d’un rasoir, qui avance, à son tour, en direction de la lune ; une nouvelle fois, le premier plan de l’homme, soufflant de la fumée ; le gros plan de la femme (l’actrice Simone Mareuil) qui, impassible, fixe la caméra – elle ne regarde pas, mais ne fait que montrer l’œil tel un objet destiné au sacrifice –, pendant que l’homme élargit son œil tout en rapprochant cruellement la lame ; le plan du nuage traversant la surface de la lune, qu’il sectionne en passant ; le gros plan d’un œil – que Buñuel même affirmera être l’œil d’un veau17 – fendu par la lame du rasoir, tandis qu’un liquide géla-

tineux le traverse comme une larme18.

ensuite, à « Il y a seize ans ». Au contraire, enfin, la conclusion est située, au niveau temporel, dans une saison : « Avec le printemps ». Cf. L. Buñuel, S. Dalí, « Un chien andalou », op. cit., pp. 34-7. 17 Cf. M. Aub, L. Buñuel, Entretiens avec Max Aub, Paris, Belfond,

1991, pp. 63-4 ; voir également T.-P. Turrent et J. de la Colina, « Un Chien andalou », dans Conversations avec Luis Buñuel. Il est dan-

gereux de se pencher au-dedans, Paris, Cahiers du cinéma 1993,

pp. 30-4.

18 Pour une analyse approfondie du niveau méta-filmique de cette séquence, voir : C. Murcia, Un chien andalou, L’Âge d’or. Luis

Buñuel, Paris, Éd. Nathan 1994 ; E. Arnoldy et Ph. Dubois, « Un

chien andalou. Lecturs et relectures », dans A.P.E.C., Revue belge

du cinéma, n° 34-5, 1993 ; J. Talens, The Branded Eye. Buñuel’s Un Chien Andalou, trad. ang. de G. Colaizzi, Minneapolis-Londres,

Fig. 30 : L. Buñuel, S. Dalí, Un chien andalou (1929), séquence de la coupure de l’œil.

Cette séquence est donc entièrement structurée sur l’analogie visuelle entre un nuage qui coupe la lune et un rasoir qui sec- tionne la surface de l’œil, figure susceptible d’ouvrir plusieurs interprétations de nature méta-filmique, portant essentiellement sur la métaphore de l’œil et sur la dimension de la vue : des lectures qui engagent en même temps l’aspect lié à l’horizon de sens qu’ouvre la nouvelle vision19 introduite par la technique ci-

nématographique, et l’action même de voir du spectateur – véri- table destinataire de l’effet sadique que provoque la coupure de l’œil –, psycho-physiologiquement influencé, agressé et attiré par le pouvoir de ce montage des attractions20 remanié selon

University of Minnesota Press 1993 ; E. Adamowicz, « A cinema of attractions », « Psychoanalytic readings », dans Un chien andalou.

(Luis Buñuel and Salvador Dalí, 1929), Londres, I.B. Tauris 2010,

pp. 39-43 et 44-53.

19 Sur le médium cinématographique, entendu comme prolongement et extension des facultés perceptives, on renvoie notamment aux réflexions de Lázlo Moholy-Nagy et de Béla Balázs sur le pouvoir des nouveaux médias optiques qui font l’objet de leurs écrits des années 1920. Cf. B. Balázs, L’Homme visibile et l’esprit du cinéma,

op. cit. ; L. Moholy-Nagy, Malerei Fotografie Film (première éd.

1925, augmentée en 1927), Berlin, Verlag 1986 ; trad. fr. Peinture,

Photographie, Film : et autres écrits sur la photographie, Paris,

Gallimard 2007.

20 Souvenons-nous que la première formulation du principe du montage des attractions avait été pensée par Eisenstein spécifiquement pour le théâtre, et, seulement plus tard, en 1925, pour le cinéma. Cf. S. M. Eisenstein, « Montaj attraktsionov », dans Lef, n° 3, 1923, pp. 70-5 ;

les codes surréalistes21. La manifestation exhibée et cruelle du

sacrifice de l’œil humain – ainsi conçue afin de provoquer la réaction immédiate et violente du spectateur – et sa réalisation à travers l’efficace montage alterné de quatre objets qui, par leur attraction mutuelle, configurent une structure en chiasme (rasoir/œil, nuage/lune), sont deux éléments qui convergent à rapprocher la séquence de la coupure de l’œil dans Un chien andalou de l’idée de montage des attractions au cinéma formu- lée par Eisenstein dans son essai éponyme publié en 1925 – et que lui-même met en œuvre, en 1924, dans la célèbre séquence finale de son premier long-métrage, La grève (Stačka).

L’expérience du montage des attractions est la confrontation des sujets visant à un effet thématique. Je signalerai la version initiale du montage choisi pour le finale de mon film La grève : la fusillade de masse où, afin d’éviter que les figurants de Bourse du Travail aient l’air de jouer dans la « scène de la mort », et sur- tout, afin d’éliminer l’effet d’artifice que l’écran ne souffre pas et qui est inévitable même avec « l’agonie » la plus brillante, j’ai employé le procédé suivant tiré d’une scène non moins sérieuse, d’une part, et destiné à provoquer l’effet maximum d’horreur san- glante d’autre part : l’alternance associative de la fusillade avec

des abattoirs.22

La combinaison que décrit Eisenstein montre donc l’associa- tion de deux images : celle de la suppression brutale et sanglante d’une révolte populaire et celle de l’abattage d’un taureau à

trad. fr. « Le montage des attractions. (Pour la mise en scène au Prolet- koult de Il n’est bon sage qui ne faille de A. N. Ostrovski) », dans « Le montage des attractions », dans Œuvres, tome I, Au-delà des étoiles, traduction de S. Mossé, Paris, UGE 1974, pp. 115-21. L’article-mani- feste fut rédigé lors du spectacle théâtral Murdec (Un homme sage), tiré d’Ostrovski et mis en scène par Eisenstein au Proletkoult de Mos- cou au printemps de l’année 1923.

21 Cf. B. Grespi, Cinema e montaggio, Rome, Carocci 2010, pp. 61-6. 22 S. M. Eisenstein, « Le montage des attractions au cinéma », dans

Œuvres, tome I, Au-delà des étoiles, op. cit., pp. 132-3 (nous

l’abattoir. Cela provoque chez le spectateur une réaction émo- tionnelle violente qui, excédant le caractère purement physiolo- gique, soumet le public à « une série bien précise de secousses, produisant sur lui l’effet émotionnel général additionnel prévu et exerçant la pression voulue sur son psychisme23 », dans le but

d’orienter le spectateur vers les déterminations idéologiques promues par le film même. Le lien associatif que produit le montage de l’image de la fusillade avec celle de l’abattage, non seulement prévient les excès du jeu dramatique grâce à l’in- troduction d’un document réel24, mais il rend aussi efficace le

pouvoir expressif des images individuelles, en déclenchant un procès de « dynamisme (non seulement dans le champ externe

Dans le document Paris 1929. Eisenstein, Bataille, Bunuel (Page 163-200)

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