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Paris 1929. Eisenstein, Bataille, Bunuel

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-03225930

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03225930

Submitted on 13 May 2021

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Marie Rebecchi

To cite this version:

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N. 11

Collection dirigée par Antonio Somaini (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3)

ComitésCientifique

Giovanni Careri (École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris) Teresa Castro (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3)

Andrea Pinotti (Università degli Studi di Milano) Antonio Somaini (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3)

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PARIS 1929

Eisenstein, Bataille, Buñuel

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e-mail : info@editionsmimesis.fr Collection : Images, médiums, n. 11 ISBN : 9788869761089

© mimedizionisrl

P.i. C.f. 02419370305 Cedif Diffusion Pollen Distribution

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SOMMAIRE

remerCiements 7

introduCtion 9

i. 1929-1930. l’éPoPéeParisienned’eisenstein 1. Le charme discret de l’Occident.

Paris, le surréalisme, la Sorbonne 19

2. Paris 1929 : le surréalisme et son double 33

3. Bataille, Eisenstein et le Janus à trois visages 49

4. Eisenstein et Painlevé. La science est animation 55

5. La rencontre avec Joyce. De Dionysos à Ulysse 69

ii. 1929-1930 : la « dramaturgiedelaforme » 1. 1929 : Film und Foto et Dramaturgie

de la forme filmique 83

2. Documents : un atlas hétérodoxe 97

3. L’informe parle le langage des fleurs 112

4. Le surréalisme ethnographique 125

5. Les deux masques du surréalisme 142

iii. leshistoiresdel’œil. eisenstein, bataille, buñuel

1. Coupe, montage, sacrifice 161

2. 1930 : L’Âge d’or et la « valeur d’usage » de Sade 188

3. Les souvenirs entomologiques de Buñuel et Bataille 206

4. La géographie humaine de Las Hurdes 212

5. 1929-1932 : Eisenstein et la vision surréaliste

du Mexique 224

indexdesillustrations 241

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REMERCIEMENTS

C’est tout d’abord Pietro Montani que je tiens à remercier, pour l’enseignement précieux qu’il m’a donné, sans lequel je n’aurais pas entrepris ce parcours. Je sais gré à Antonio Somai-ni de m’avoir encouragée et soutenue pendant toutes ces an-nées : c’est lui qui a suscité ma curiosité et mon enthousiasme pour ce travail. Merci à Teresa Castro, pour son appui constant et généreux, et pour m’avoir souvent éclairée sur des questions anthropologiques. Merci à Elena Vogman pour le dialogue que nous avons entretenu depuis des années, et pour avoir partagé avec moi beaucoup d’aventures eisensteiniennes. Merci à Fran-cesco Casetti pour ses suggestions, y compris le titre même de ce livre.

Je remercie Naum Kleiman, Tatiana Goryaeva et Larissa Iva-nova pour le support généreux que j’ai reçu par RGALI (Mos-cou) à plusieurs occasions.

Marie Jager et Brigitte Berg pour avoir mis à ma disposition les documents des Archives Jean Painlevé (Paris).

J’ai commencé cette recherche il y a longtemps, dans le cadre du doctorat en Esthétique de Palerme. Je sais gré à Luigi Russo et à Salvatore Tedesco de cette possibilité.

Pour mes différentes expériences à l’EHESS de Paris, je dé-sire remercier : Giovanni Careri, Georges Didi-Huberman, Éric Michaud, Jean-Claude Penrad.

Quelques parties de ce livre ont fait l’objet de discussions lors de séminaires, publications, entretiens privés. À ce pro-pos, je tiens à remercier : Ada Ackerman, François Albera, Fio-rella Bassan, Linda Bertelli, Filippo Fimiani, Roxane Hamery, Andrea Pinotti, Francesco Pitassio, Natalie Ryabchikova, Lau-rence Schifano, Noa Steimatsky.

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Pour tout ce que nos conversations, à propos de ce livre et d’autre chose, m’ont appris aucour de ces années, je remercie : Roberta Agnese, Emmanuel Alloa, Cristina Baldacci, Barbara Carnevali, Dario Cecchi, Alessia Cervini, Emanuele Clarizio, Emanuele Coccia, Edoardo Ferrario, Raffaella Frascarelli, Till Gathmann, Eline Grignard, Olga Kataeva, Elise Lehoux, Anna Longo, Alma Mileto, Massimo Olivero, Giulia Oskian, Roberta Paoletti, Michele Spanò, Riccardo Venturi, Francesco Zucconi.

Merci à Chetro De Carolis pour la rigueur et le soin avec lesquels elle a traduit ce livre.

À Beatrice, Eugenia et Goffredo pour leur amitié, en dehors du cinéma.

Je remercie Stefano pour m’avoir fait connaître la vitalité du négatif.

Je dédie ce livre à ma mère, cinéphile passionnée et téméraire, et à mon père, qui a voulu me donner un prénom « bataillen ».

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INTRODUCTION

Choses rares ou choses belles ici savamment assemblées instruisent l’œil à regarder comme jamais encore vues toutes choses qui sont au monde

Paul Valéry, épigraphe sur le fronton du Palais de Chaillot, Trocadéro, Paris

Bending with open eyes over the shut eyes of sleepers

Walt Whitman, The Sleepers, 1855

La terra è di tutti e di nessuno la nave in mezzo al mare tutti per uno

Milva, Potëmkin, 1989

Paris 1929. Nous sommes fin novembre et la capitale fran-çaise est le théâtre d’une série d’événements et de rencontres qui vont laisser une empreinte indélébile sur l’œuvre cinémato-graphique et sur les écrits théoriques du metteur en scène sovié-tique Sergueï Eisenstein.

Notre attention se concentre – sans pour autant s’y réduire – sur un espace temporel très restreint, délimité par les dates du séjour parisien d’Eisenstein, de novembre 1929 jusqu’à mai 1930, qu’il décrit en détail dans ses journaux1 et ses Mémoires2 :

1 Les journaux d’Eisenstein de la période parisienne (ainsi que ses autres journaux) sont conservés aux Archives d’État de la littérature et de l’art (RGALI) de Moscou (1923-2-1116, 1, sq.).

2 Cf. S. M. Eisenstein, « Épopée », dans Mémoires, préface de J. Aumont, Paris, Juillard 1989, pp. 213-302 ; à ce propos, voir égale-ment : O. Calvarese, « Le Memorie di Ejzenštejn, o del montaggio come stile », dans F. Pitassio (dir.), La forma della memoria.

Memo-rialistica, estetica, cinema nell’opera di Sergej Ejzenštejn, Udine,

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une période où s’entrecroisent les vies et les expériences intellectuelles d’Eisenstein, Georges Bataille, Luis Buñuel, James Joyce, Jean Painlevé et du groupe des ethnologues qui collaborent à la revue Documents.

En partant de la relation problématique entre Eisenstein et le surréalisme – qui est marquée, d’un côté, par les critiques avan-cées contre le caractère irrationnel et « asocial » que le réalisateur soviétique attribue à la méthode automatique expérimentée, dans plusieurs domaines de la production artistique, par les membres du groupe surréaliste lié à Breton3, et, de l’autre côté, par

l’ap-probation que Eisenstein même exprime envers l’aile gauche et dissidente du mouvement –, on a pu repérer deux différentes méthodes de combiner et de mettre en relation les images : la pre-mière ressort du caractère automatique et casuel de la rencontre fortuite d’images hétérogènes ; la deuxième relève de la dialec-tique conflictuelle des formes concrètes, dont la théorisation la plus efficace est dans l’idée de montage conflictuel qu’élabore ans, en février 1946, après un grave infarctus et une hospitalisation à la Krëmlevka, l’hôpital pour les membres du gouvernement), se composent d’un mélange complexe d’autoanalyse, autocélébra-tion, bilan d’une vie, théorie du cinéma. Il est donc difficile d’établir l’exactitude des faits qu’il raconte. Cf. N. Kleiman, « Introduzione », in Memorie, trad. it. O. Calvarese (dir.), Venise, Marsilio 2006, pp. XI-XII. V. aussi A. Somaini, Ejzenštejn. Il cinema, le arti, il

montag-gio, Turin, Einaudi 2011, p. 230.

3 Il faut souligner que la plupart des critiques qu’Eisenstein adresse au surréalisme se trouvent dans quelques passages importants de

Montage, texte rédigé entre 1937 et 1940, en plein régime stalinien ;

cette circonstance historico-politique laisse facilement supposer que ces critiques étaient dues, avant tout, à la nécessité de prendre sa dis-tance idéologique des avant-gardes occidentales – et notamment du surréalisme –, expressions d’un marxisme « snob » et « de salon », selon les termes méprisants qu’emploie Eisenstein même, dans ses

Mémoires. Cf. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit. p. 264. Pour ce qui

est de l’édition originale de Montage, cf. S. M. Eisenstein, Montaj, Moscou, Muzeï Kino 2000. Pour les passages n’ayant pas été traduits dans l’édition française, on traduira à partir de l’édition italienne: S. M. Ejzenštejn, Teoria generale del montaggio, P. Montani (dir.), F. Casetti (introduction), Venise, Marsilio 2004.

(13)

Eisenstein et que réalise Bataille, suivant une approche hétéro-doxe et ethnographique, dans les montages de textes et images publiés dans la revue Documents, entre 1929 et 19304.

C’est l’analyse de la méthode dialectique sur laquelle Eisenstein fonde sa réflexion autour de l’idée de montage conflictuel, qui fait l’objet central de cette recherche. Il s’agit de montrer, d’un côté, les raisons, à la fois idéologiques et méthodologiques, qui éloignaient Eisenstein de l’aile du sur-réalisme liée à André Breton ; de l’autre, celles qui ont permis un rapprochement entre le réalisateur et le courant « hétéro-doxe » de ce mouvement.

La rencontre entre Eisenstein et le « surréalisme hétéro-doxe » se manifeste dans la tournure anthropologique que prennent les réflexions du réalisateur au cours des années 1930 et qui caractérise les articles publiés dans Documents tout au long de l’année 1930. Les raisons de ce rapproche-ment peuvent être repérées précisérapproche-ment à partir de l’analyse d’une période historique bien déterminée (1929-1930) et, en particulier, de quelques faits relevant de la biographie et de la production intellectuelle d’Eisenstein, qui se croisent avec l’aventure éditoriale de Documents et l’influencent. Tout d’abord, l’épisode concernant la conférence sur le cinéma intellectuel qu’Eisenstein aurait dû tenir, à la Sorbonne, le 17 février 1930 : dépourvue de l’autorisation de la censure, cette conférence fut boycottée par le préfet de Paris ; elle fut bientôt publiée, sous la forme d’entretien, dans La Revue du cinéma, sous le titre « Les principes du nouveau cinéma russe5 ».

Dans un autre passage important du même texte, Eisenstein répond à la question « Que pensez-vous du surréalisme ? » de façon poignante, déclarant aussitôt la grande distance qui sépare sa manière de travailler de celle des surréalistes6, sans

4 Cf. G. Didi-Huberman La Ressemblance informe, ou le gai savoir

visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula 1995.

5 Cf. S. M. Eisenstein, « Les principes du nouveau cinéma russe », dans La Revue du cinéma, 1930, n° 9, pp. 20-3.

6 Ici, Eisenstein fait sans doute allusion au groupe bretonien des sur-réalistes « orthodoxes ».

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pour autant omettre quelques points de contact : il observe que, comme lui, les surréalistes font recours au subconscient, même s’ils s’en servent et qu’ils l’explorent par des voies dia-métralement opposées7. Dans un passage des « journaux

mexi-cains8 », Eisenstein évoque cet épisode :

L. 45 […] Le montage est la construction d’exemples que la structure mentale du spectateur est appelée à imiter, avec tout ce que ce processus provoque. Du point de vu historique, il <le montage> a les « justes » postulats (pratiques). Presque simul-tanément à mon assertion de cette thèse finale (voir mes lectures à la Film Society – décembre 1929), le Surréalisme a réalisé des films « écrits de façon automatique » : Un Chien Andalou – le processus mental se déploie grâce à une pellicule (cf. ma critique – Conférence à la Sorbonne, février 1930 ! – où je qualifie ce pro-cédé comme opposé à ma formule à moi). On peut trouver le lien intermédiaire.9

Cette circonstance peut être reliée à un autre événement qui nous paraît constituer un point de contact : la publication de trente photogrammes tirés de La Ligne générale qui furent montés sur une double page du quatrième numéro de 1930 de Documents10,

selon un principe de montage correspondant à la méthode qui avait guidé la mise en page de la revue. Un autre moment capital de la rencontre entre Eisenstein et la revue Documents est attesté, sans aucun doute, par l’allure anthropologique que prendront, en 7 S. M. Eisenstein, « Les principes du nouveau cinéma russe », op.

cit., p. 21.

8 Cf. S. M. Eisenstein, « Journaux mexicains », RGALI (1923-2-1123, 45), traduction de N. Ryabchikova, dans M. Rebecchi, E. Vogman, Sergei Eisenstein and the Anthropology of Rhythm, Rome, NERO Edizioni 2017, pp. 37-64.

9 Ibidem, p. 39.

10 Cf. La Ligne générale, 1929. Mise en scène de S. M. Eisenstein. Trente photogrammes montés pour la double page de Documents, 1930, n° 4, dans Documents (réimpression), Paris, J.-M. Place 1991, pp. 218-9.

(15)

même temps, les réflexions eisensteiniennes des années 1930, et les articles publiés dans Documents dans les numéros de 1930.

Une tournure occasionnée principalement par les lectures à caractère ethnographique qui, à partir du séjour parisien, accompagnent Eisenstein tout au long de son voyage améri-cain, et de façon singulière durant les reprises de son film Que viva Mexico ! (1931-32). C’est précisément au Mexique qu’il retrouve, de façon tout à fait inattendue, l’expression la plus explicite des formes de pensée primitives, « prélogiques et sen-sorielles » que Lucien Lévy-Bruhl analyse dans Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) et dans La Men-talité primitive (1922), textes qu’Eisenstein était parvenu à se procurer à Paris. Pourtant, ce ne sera que grâce à sa fréquenta-tion directe des collaborateurs de la revue Mexicain Folkways (1925-1935)11 qu’Eisenstein avancera de façon déterminante

dans son « tournant anthropologique ».Ces lectures constituent donc une partie des sources bibliographiques qui, entres autres, orientèrent sa vision « extatico-primitive12 » du Mexique.

Pour caractériser la « mentalité primitive », Lévy-Bruhl emploie le terme mystique (c’est-à-dire, basé sur la foi en des forces surnaturelles) et prélogique. Cela n’implique pas qu’à son avis la mentalité primitive viendrait avant la pensée lo-gique, ni qu’elle s’y opposerait : tout simplement, elle n’obéit pas complètement aux lois de la logique et notamment au prin-cipe d’identité. La pensée primitive, formée de représentations collectives qui ne sont pas purement intellectuelles, peut se prê-ter à des contradictions : elle obéit à un principe qui ne relève pas de la logique rationnelle, soit la « loi de participation », grâce à laquelle un être humain peut être en même temps lui/ elle-même et quelque chose de différent. Dans un passage des 11 E. Vogman, « Figures of Rhythm and Archeology of Time », dans M. Rebecchi, E. Vogman, Sergei Eisenstein and the Anthropology of

Rhythm, op. cit., pp. 81-110. Infra, III.5

12 Cf. F. Keck, « Causalité mentale et perception de l’invisible. Le concept de participation chez Lucien Lévy-Bruhl », La Révue

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Fonctions mentales dans les sociétés inférieures Lévy Bruhl éclaire ce sujet à travers un exemple imaginaire :

Les mêmes idées gouvernent la croyance universelle qui af-firme que certains hommes deviennent des animaux – tigres, loups, ours, etc. – dès qu’ils en endossent les peaux. Chez les pri-mitifs, une telle idée est totalement mystique. Ils ne s’intéressent pas de savoir si l’homme, lorsqu’il devient un tigre, cesse d’être un homme, ni si plus tard, quand il redevient un homme, il cesse d’être un tigre. Ce qui à leurs yeux est capital, c’est la faculté mystique qui, en des conditions déterminées, fait « participer » – selon un terme de Malebranche – ces individus à la fois du tigre et de l’homme, les rendant, par conséquent, plus formidables que les hommes qui ne sont jamais que des hommes, et que lse tigres qui sont toujours et seulement des tigres.13

Le passage d’Eisenstein à Paris et ses contacts avec le mi-lieu surréaliste et ethnographiqe14 s’avèrent décisifs pour

com-prendre aussi bien la « vision surréaliste » – celle provenant de l’aile orthodoxe du groupe, bien entendu – qui marque les reprises de son film, jamais monté, Que viva Mexico ! (1931-32), que le « réalisme visionnaire15 » par lequel Luis Buñuel

décrira la misère de l’Espagne rurale dans son documentaire Las Hurdes – Tierra sin Pan (1933).

Le point de départ méthodologique de cette enquête est la reconstitution, à travers des documents d’archives, de tout un panorama d’objets théoriques ayant contribué à enrichir l’expé-rience extatique du « primitif » et les connaissances anthropolo-giques qu’Eisenstein acquit à Paris. En particulier, l’amitié qu’y il noua avec Jean Painlevé – biologiste et réalisateur de films 13 L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inferieurs,

Paris, Alcan 1910, pp. 104-5.

14 J. Clifford, The Predicament of Culture : Twentieth-Century

Ethno-graphy, Literature and Art, Cambridge, Mass., Harvard University

Press 1988 ; trad. fr., Id., Malaise dans la culture : L’ethnographie,

la littérature et l’art au XXe siècle, École Nationale Supérieure des

Beaux-Arts, Paris 1996. 15 Infra III.4.

(17)

scientifiques –, dont témoigne la correspondance qu’ils entre-tinrent pendant le voyage du réalisateur soviétique aux États-Unis et au Mexique, permet, d’une part, de saisir l’influence des documentaires de Painlevé sur les réflexions anthropologiques qu’Eisenstein développa au cours des années 1930, et, de l’autre, de repenser, aujourd’hui, le séjour de celui-ci à Paris et ses échanges avec quelques-unes des figures saillantes du sur-réalisme « hétérodoxe » proches de Bataille (parmi lesquelles le même Painlevé), comme étant à l’origine d’un tournant capital dans son parcours intellectuel et biographique. En effet, l’on pourrait avancer l’hypothèse que certains films scientifiques de Painlevé – tel le documentaire intitulé Mouvement du proto-plasme d’elodea canadensis (1928) – ont inspiré la théorie sur le pouvoir de métamorphose du « protoplasme » qui informe l’essai d’Eisenstein sur Walt Disney, rédigé à plusieurs reprises au cours des années 1940, et qui fait une partie intégrante des réflexions qu’il mena dans Metod (ouvrage demeuré inédit jusqu’à 2002)16.

Ce livre permettrait d’approfondir un aspect jusqu’ici tout à fait inédit du parcours intellectuel d’Eisenstein : son virage à l’approche « hétérodoxe » et anthropologique, qu’on a pu com-mencer à explorer grâce à la découverte récente de certains do-cuments, conservés aux archives « Les Documents Cinémato-graphiques » de Paris et aux Archives d’État de la littérature et de l’art(RGALI) de Moscou, concernant notamment les jour-naux inédits17 (où Eisenstein parle de sa rencontre avec Georges

Bataille, Jean Painlevé et Georges-Henri Rivière, parmi les dif-féréntes personnalités avec qui il lia connaissance au cours des mois qu’il passa à Paris).

Le séjour parisien d’Eisenstein, loin d’être anecdotique, est donc à notre sens déterminant et fondateur pour comprendre 16 Cf. E. Vogman, Sinnliches Denken. Eisensteins exzentrische

Methode, Zürich-Berlin, Diaphanes 2018.

17 Ces documents ont été présentés pour la première fois lors de l’ex-position Sergei Eisenstein : The Anthropology of Rhythm, organisée par M. Rebecchi et E. Vogman avec la collaboration de T. Gath-mann (Nomas Foundation, Rome, 20.9.2017– 19.01.2018).

(18)

le tournant anthropologique du réalisateur au début des années 1930.

Dans la partie finale de notre livre, on a essayé de repérer dans les trois films que Luis Buñuel réalise au cours des années 1929-1933 – Un chien andalou, L’Âge d’or et Las Hurdes – la présence de deux trajectoires de pensée opposées et complé-mentaires qui permettent de redessiner l’ensemble du territoire surréaliste, déchiré par la fracture inguérissable de 1929. La première tendance, correspondante à la phase où Buñuel est plus proche que jamais du surréalisme orthodoxe – phase qui coïncide avec la publication du scénario d’Un chien andalou dans La Révolution surréaliste –, a sa manifestation la plus ex-plicite dans l’automatisme spontanéiste propre au surréalisme de marque bretonienne. La deuxième trajectoire caractérise, d’un côté, la dimension basse et concrète propre au réalisme agressif de marque bataillienne, et, de l’autre, ce que l’on peut définir comme une « esthétique de la cruauté », dont l’origine remonte à la première formulation – spécifiquement adressée au théâtre et pas encore au cinéma – de la théorie eisensteinienne du montage des attractions (1923)18, et qui trouve ensuite l’une

de ses réalisations les plus efficaces précisément dans la scène féroce de l’œil coupé, dans Un chien andalou. Cette séquence permet d’élucider le réalisme surréaliste, paradoxal et cruel, 18 S. M. Eisenstein, « Montaj attraktsionov », dans Lef, 3, 1923, pp. 70-5 ; trad. fr., « Le montage des attractions », dans Le Film : sa

forme, son sens, Paris, Christian Bourgois Éditeur 1976, pp. 15-8.

Dans ce texte, en affirmant la nécessité de soumettre le spectateur à une agression psycho-physiologique afin de réorganiser sa sensibi-lité – et, plus en général, celle des masses, dans une intention idéo-logique-politique précise –, Eisenstein anticipe quelques-unes des thèses principales qu’Antonin Artaud soutiendra dans Le Théâtre

de la cruauté, ce qui a mené Barthélemy Amengual à définir Artaud

comme « le disciple inattendu » d’Eisenstein. Cf. A. Artaud, « Le théâtre de la cruauté » (Premier Manifeste 1932), dans Le Théâtre et

son double, dans Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard 1979, pp.

106-19. Voir aussi B. Amengual, « Un disciple inattendu d’Eisens-tein : Antonin Artaud », dans ¡ Que viva Eisensd’Eisens-tein !, Lausanne, l’Âge d’homme 1980, pp. 439-49.

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qui caractérise la pensée visuelle de Bataille, Eisenstein et Buñuel, pendant le court laps qui va de 1929 à 1933. C’est dans ce but qu’on a essayé de rapprocher le réalisme visionnaire par lequel Buñuel a décrit l’Espagne rurale dans Las Hurdes – Tierra sin pan (1933), de la vision surréaliste par laquelle Eisenstein a offert, à travers son film inachevé Qué viva Méxi-co ! (1931-1932) et ses dessins «mexicains», l’image politique, lyrique et cruelle de son Mexique.

Paris 1929 : le montage au-delà du cinéma. C’est le titre qu’on avait d’abord pensé donner à notre livre. En effet, à tra-vers le principe du montage, Eisenstein, Bataille et Buñuel ex-priment la puissance d’une pensée par images qui dépasse né-cessairement le domaine cinématographique. Dans ce sens-là, le montage est un principe dont plusieurs médias se servent pour exhiber le processus dialectique de la connaissance, en révélant sa nature éminemment « imaginale ». Un principe capable de décrire, de façon critique, le circuit qui lie la pensée sensorielle à l’image19, en donnant lieu à une méthode de combinaison des

images qui ouvre un horizon pluridisciplinaire complexe, où ont leur place l’esthétique, l’anthropologie, la théorie de l’art et, évidemment, la réflexion autour du cinéma.

19 Cf. R. De Gaetano, préface à A. Cervini, La ricerca del metodo.

Antropologia e storia delle forme in S. M. Ejzenštejn, postface S.

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(21)

I.

1929-1930.

L’ÉPOPÉE PARISIENNE D’EISENSTEIN

1. Le charme discret de l’Occident. Paris, le surréalisme, la Sorbonne

Avec ses deux compagnons et assistants Grigori Alexandrov et Édouard Tissé, le 19 août 1929, sans attendre la première de La Ligne générale (film auquel il avait travaillé de 1926 à 1929), prévue pour le 7 octobre 19291, Eisenstein met le cap

sur l’Occident dans le but d’apprendre et d’expérimenter les nouvelles techniques du cinéma sonore.

1929.

Un automne tardif débouchant sur l’hiver. Berlin.

Martin Lutherstrasse.2

La première étape de son aventure européenne, juste après son arrivée en train de Berlin, fut le Congrès du Cinéma indépendant, au château de « La Sarraz », en Suisse3 (du 3 au 7

septembre 1929). Eisenstein laisse tout de suite son empreinte : en collaboration avec les réalisateurs Hans Richter et Ivor Montagu, il dirige un court-métrage intitulé Tempête sur La

1 Cf. O. Bulgakowa, Sergei Eisenstein. A Biography, Berlin et San Francisco, Potemkin Press 2001, p. 92.

2 Cf. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 213.

3 Cf. F. Albera, « Eisenstein en Suisse : premiers matériaux »,

Travel-ling (Lausanne). Documents de la Cinémathèque suisse, hiver 1976,

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Sarraz4, auquel participèrent Richter lui-même, Jean-Georges

Auriol, Robert Aron, Léon Moussinac, Walter Ruttmann, et Béla Balázs, ainsi que les deux délégués japonais5. Le film devait

montrer la bataille entre le cinéma commercial et le cinéma expérimental. Dans cette pochade, Eisenstein, masqué en Don Quichotte (fig.1), jouait le rôle du commandant de l’Armée du Cinéma Indépendant, et Balázs celui du commandant de l’Armée du Cinéma Commercial. Le détail curieux de ce film est qu’il n’a peut-être jamais existé, « Tissé l’ayant tourné avec des chargeurs vides6 » : ainsi, n’en reste-t-il qu’une documentation

photographique.

Lieu de l’action : la Suisse.

Plus précisément : le château de La Sarraz. Époque de l’action : 1929.

Circonstances : le congrès du Cinéma indépendant, réuni au château de La Sarraz que sa propriétaire, Madame Hélène de Mandrot, a aimablement offert dans ce but.7

C’est justement lors du Congrès du Cinéma indépendant qu’Eisenstein voit Un chien andalou, « film qui met a nu avec une logique sans faille les perspectives de la déségrégation de la conscience bourgeoise dans le “surréalisme”8 », ainsi que

« La Jeanne d’Arc de Carl Dreyer et les amusettes abstraites de Cavalcanti et Man Ray, les expériences de Richter, de 4 S. M. Eisenstein, Ivor Montagu, H. Richter, Tempête sur La Sarraz

(Die Erstürmung von La Sarraz), 1929 (Suisse).

5 Cf. H. Higo, « La conquête de Hollywood, impromptu cinématogra-phique improvisé. Un épisode du congrès international du cinéma indépendant en Suisse », Kinema Junpô, n° 348, 11 novembre 1929, p. 54. Cf. La “Prokino” ou la “Nihon Puroretaria Eiga Dômei” / J.-P. Morel, P. Ramseyer, Les cahiers de la cinémathèque, n° 72-73, novembre 2001.

6 B. Amengual, ¡ Que viva Eisenstein !, op. cit., p. 637.

7 S. M Eisenstein, « Le camarade Léon », dans Mémoires, op. cit., p. 323.

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Ruttmann, d’Eggeling, le dernier film de Joris Ivens9 ». Cette

expérience marquera en partie sa relation contrastée avec le milieu surréaliste parisien, sur laquelle on reviendra plus tard.

Fig. 1 : S. M. Eisenstein en tant que Don Quichotte, La Sarraz, 1929 (Collection Cinémathèque suisse)

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C’est toujours pendant son séjour en Suisse qu’une clinique gynécologique de Zurich lui propose de tourner un film de vulgarisation médico-scientifique sur l’hygiène des femmes au cours de leur grossesse et sur les naissances avant terme. Eisenstein passa ce projet à Tissé et le film sortit en 1929 sous le titre Frauennot – Frauenglück (Bonheur féminin, Malheur féminin)10.

Deuxième étape de son tour européen : Berlin. Arrivé en oc-tobre 1929, Eisensteintient une conférence sur quelques points essentiels de ses études sur le mouvement expressif à l’Institut de psychanalyse de Berlin11, sur invitation du directeur, Hanns

Sachs. C’est toujours à Berlin qu’il rencontre la danseuse et chorégraphe Valeska Gert, Erwin Piscator, principale repré-sentante avec Bertolt Brecht du théâtre épique, le réalisateur Joseph von Sternberg, à Babelsberg, le psychologue de la Ges-talt Kurt Levin, l’artiste George Grosz et des écrivains tels que Luigi Pirandello…12

Après un voyage à Londres, où il donne une série de « lec-tures » à la Film Society, et présente Le Cuirassé Potemkine, il débarque à Paris le 29 novembre 1929, inaugurant son séjour par une rencontre extraordinaire qui nourrira, au cours des an-nées 1930, quelques étapes essentielles de sa réflexion sur les thèmes de la régression, du monologue intérieur, des structures du langage et de la pensée « sensible » : c’est sa rencontre avec James Joyce13. Quoique aveugle, Joyce, homme à « la

vue faible en ce qui concerne le monde extérieur, et [dont la] 10 F. Albera, « Un destin mouvementé. Frauennot -Frauenglück », dans R. Pithon (dir.), Cinéma suisse muet. Lumières et ombres, Anti-podes, Lausanne, Cinémathèque suisse, pp. 73-84. A. Gereb, « Le bonheur féminin », Kinovedtcheskie Zapiski, 1995, n° 27, pp. 72-5. 11 Cf. O. Bulgakowa, Sergei Eisenstein. A Biography, op. cit., p. 97 ;

Id., « La conférence berlinoise d’Eisenstein : entre la psychanalyse et la gestalt-psychologie », dans Eisenstein : l’ancien et le nouveau,

D. Chateau, F. Jost, M. Lefebvre (dir.), Paris, Publications de la

Sor-bonne 2001, pp. 171-83.

12 Cf. O. Bulgakowa, Sergei Eisenstein. A Biography, op. cit., p. 97. 13 Ibidem, p. 92.

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cécité quant à l’extérieur, probablement, […] a causé ce regard intérieur particulièrement aigu, par lequel la vie intérieure est décrite dans Ulysse14 », demanda à Eisenstein de lui montrer

ses films, alors que lui l’entretenait sur le monologue intérieur et sur les différents procédés susceptibles d’être adoptés pour porter l’Ulysse à l’écran.

L’Ulysse avait déjà fait un objet central de ses notes de 1928 pour le film sur Le Capital de Marx (Comment porter à l’écran Le Capital de Karl Marx)15, un projet consacré à la fois à la IIe

Inter-nationale et à l’Ulysse, qui devraient justement fournir les prin-cipes formels et linguistiques autour desquels structurer ce film.

Peu de jours après son arrivée à Paris, le 3 décembre, Ei-senstein part tout de suite à Londres, où, entre autres, il joue le rôle d’un bobby dans le film de Hans Richter, Everyday, un documentaire de 17 minutes sur la routine du travail réalisé avec les étudiants.

Rentré à Paris le 20 décembre, il sera transporté par la vivaci-té du climat intellectuel de la capitale française, où, pendant les cinq premiers mois de 1930, il entrera en contact avec : Colette, Tristan Tzara, Gertrude Stein, André Malraux, Filippo T. Mari-netti16, Abel Gance, Jean Cocteau, Louis Aragon, Paul Éluard,

Kiki de Montparnasse (qui avait fait son portrait), Georges Henri Rivière – la rencontre entre Eisenstein et ce dernier a des conséquences importantes pour comprendre le tournant anthropologique du réalisateur au cours des années 1930 ; il se lie en amitié avec Léon Moussinac, Jean Painlevé, Fernand Léger – qui à l’époque concevait un film sur Louise Michel, 14 Cf. S. M. Eisenstein, « Le mal voltairien » (1946), Cahiers du

ciné-ma, n° 226-227, 1971, p. 56.

15 Cf. S. M. Eisenstein, « Comment porter à l’écran Le Capital de Karl Marx », dans B. Amengual, Que viva Eisenstein !, op. cit., pp. 593-605 (les notes s’arrêtent le 22 avril 1928). Cf. E. Vog-man, Dance of Values. Eisenstein’s Capital Project, Zürich-Berlin, Diaphanes 2018.

16 Cf. W. Strauven, « Notes sur le ‘grand talent futuriste’ d’Eisens-tein », dans Eisensd’Eisens-tein : l’ancien et le nouveau, op. cit., p. 45.

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intitulé La Vierge Rouge17 –, il rencontre des artistes et des

pho-tographes du calibre de Germaine Krull, Man Ray, Eli Lotar. Il participe à une soirée à la Comédie-Française et il visite l’abat-toir de La Villette, illustré dans les photos du célèbre reportage intitulé Les abattoirs, qui avaient été publiées dans le 6e numéro

de 1929 de la revue Documents.

La rencontre parisienne entre Eisenstein et le groupe surréa-liste si hétérogène fut donc inévitable.

Eisenstein la décrit dans un passage décisif de ses Mémoires : « Ce qui fait encore plus enrager Breton, c’est le fait que je sois lié avec la jeunesse plus démocratique qui s’est détachée de son groupe […]. C’est justement dans ces jours-là que cette jeunesse fait sortir le charmant pamphlet Un cadavre, person-nellement dirigé contre Breton !18 ». Dans un morceau

précé-dent, en effet, il avait sarcastiquement défini Breton comme un marxiste « de salon » : « À mon avis, Breton, qui posait sans grand succès au “marxiste” ( !), est quelque peu vexé que je n’aie pas jugé nécessaire, à mon arrivé à Paris, d’aller lui rendre visite et lui faire mon compliment. Des relations avec les snobs “marxisants” de salon – c’est une occupation peu agréable en général19 ».

Ces déclarations, apparemment reléguables à la sphère purement biographique d’Eisenstein, et qui sont surtout jus-tifiées par sa profonde distance idéologique par rapport aux positions politiques que prend le surréalisme au cours des années 193020, fournissent, au contraire, un indice

impor-tant pour repérer l’existence de deux méthodes antithétiques 17 F. Albera, « Léger en correspondances :

Epstein-Eisenstein-Eps-tein », Cinémathèque, n°18, automne 2000, pp. 39-60. Albera dans son texte précise que « Dans cette correspondance, on voit Léger engagé dans deux préparations de films La Vierge rouge et Things

to Come (La Vie future). Le premier, consacré à Louise Michel —

scénario de Paul Morand, musique de Darius Milhaud, production Pathé-Natan — ne verra pas le jour ».

18 S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 266. 19 Ibidem, p. 264.

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élaborées au sein du surréalisme même, et pour les rappro-cher autant du concept de montage que des films de Buñuel, qu’on abordera au troisième chapitre. La première caracté-rise l’automatisme et l’acte spontané à la Breton, ainsi qu’une conception dialectique fortement influencée par la rencontre entre marxisme et psychanalyse ; la deuxième relève de la dialectique hétérologique-matérialiste des formes concrètes typique de Bataille21. Une analyse de la méthode dialectique

sur laquelle se fonde la réflexion eisensteinienne autour du concept de montage, permet de comprendre les raisons de la distance profonde, à la fois idéologique et méthodologique22,

qui sépare Eisenstein du surréalisme bretonien, et, en même temps, celles de la possibilité d’une convergence avec les sur-réalistes « hérétiques23 »,regroupés autour de la revue

Docu-21 G. Bataille, « Matérialisme », dans Documents, n° 3, 1929, p. 170. Comme Angelo Trimarco le remarque dans son texte « Perché Ba-taille », au lieu de s’attarder sur une interprétation schématiquement oppositive (idéalisme/matérialisme, spiritualisme/pensée hétérolo-gique, idée de l’aigle/idée de la “vieille taupe”), il conviendrait de repérer deux lignes, sans doute contrastantes, qui traversent, dans la France des années 1930, l’idée de la crise « dialectique négative (dont les exemples d’Adorno, de Bloch et de Marcuse sont particu-lièrement significatifs), la conception de l’utopie, du côté d’André Breton ; l’attention au sort du savoir après Nietzsche, l’interroga-tion de la limite comme dissolul’interroga-tion de la dialectique, l’écoute de l’inaccessible, la méditation, selon les termes d’Heidegger, du côté de Georges Bataille ». Cf. A. Trimarco, Surrealismo diviso, Rome, Officina Edizioni 1984, p. 57. Cf. G. Bataille, Sur Nietzsche, volonté

de chance, Paris, Gallimard 1945, dans Œuvres Complètes, VI, op. cit., pp. 7-205.

22 Cf. A. Cervini, La ricerca del metodo, op. cit., pp. 35-6.

23 Dans le Second Manifeste du Surréalisme, Breton rédige une courte liste des ex-surréalistes qui « ont voulu avoir leurs coudées libres pour se commettre un peu partout. […] Desnos, Leiris, Limbour, Masson et Vitrac [...]. Je m’amuse d’ailleurs à penser qu’on ne peut sortir du surréalisme sans tomber sur M. Bataille ». Cf. A. Breton, « Second Manifeste du Surréalisme », dans Œuvres complètes, vol. I, édition établie par M. Bonnet et al., « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard 1988, pp. 824-5.

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ments24. En effet, c’est entre la fin de 1929 et la première

par-tie de 1930, période à laquelle remonte le séjour d’Eisenstein à Paris, qu’il faut situer l’épisode capital de l’interdiction de projeter à la Sorbonne son film La Ligne générale25. Cet

évé-nement, dont on fera état plus tard, conduira à la publication d’un montage sur deux pages de trente photogrammes tirés de La Ligne générale26, dans le quatrième numéro de Document

de 1930 : la première page, centrée autour de la procession des paysans pour la propitiation de la pluie, la deuxième axée sur le montage « pathétique-expressif27 » d’une série de premiers

plans de visages et de détails concrets, agrandis et déformés, de parties du corps humain et animal28 (fig. 2).

24 S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 238.

25 Cf. S. M. Eisenstein, « Épopée », dans Mémoires, op. cit., pp. 214-21. 26 Les photogrammes sont précédés par un « avertissement » de

Georges H. Rivière, où il remercie Eisenstein : « Je tiens à remercier ici S. M. Eisenstein qui a bien voulu découper pour nous la pellicule de son film, fournissant ainsi à nos lecteurs une illustration entière-ment inédite, choisie et mise en page par l’auteur lui-même ». Cf.

Documents, n° 4, 1930, pp. 218-9. Ces mêmes pages sont suivies

par un texte de Robert Desnos, intitulé Rendre concret !. Cf. Docu-ments, n° 4, 1930, pp. 220-1.

27 Dans le passage du texte de la conférence de 1930 qu’il aurait dû faire à la Sorbonne, où il décrit les circonstances du tournage de

La Ligne générale dans les campagnes et le rapport des masses

paysannes au cinéma, Eisenstein affirme : « On doit trouver dans une foule les visages, les expressions, les têtes que l’on veut avoir et qui correspondent à l’idée que l’on se fait du scénario. Il faut découvrir parmi ces personnages réels l’expression caractéristique qui flotte dans votre imagination ». Cf. S. M. Eisenstein, Les

prin-cipes du nouveau cinéma russe, dans « La Revue du cinéma », n°

9, 1930, p. 20. Voir également S. M. Eisenstein, « Il movimento espressivo », dans Il movimento espressivo. Scritti sul teatro, a cura di P. Montani, Venise, Marsilio 1998, pp. 195-218. Sur le rapport entre l’idée eisensteinienne de « montage pathétique » et celle ber-ninienne de « bel composto », voir G. Careri, Envols d’amour. Le

Bernin : montage des arts et devotion baroque, préface d’Hubert

Damisch, Milan, Mimésis 2017, pp. 180-192.

28 Cf. G. Didi-Huberman La Ressemblance informe, ou le gai savoir

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Fig. 2 : La Ligne générale, 1929. Mise en scène de S. M. Eisenstein. Trente photogrammes montés pour la double page de Documents,

n° 4, 1930, pp. 218-9.

Un autre élément contribuant à confirmer la proximité entre Eisenstein et les surréalistes dissidents, se trouve dans un ar-ticle de Robert Desnos au titre extrêmement éloquent, Rendre concret !, publié dans le même numéro de Documents où pa-raissent les photogrammes de La Ligne générale. Il faut rap-peler que Desnos écrit cet article quelques mois après la pu-blication du Second Manifeste du Surréalisme, où il subira la violente excommunication de la part de Breton, qui conduira à son exclusion définitive du groupe surréaliste29. Desnos, que

29 Robert Desnos est en effet publiquement accusé par Breton d’écrire dans des journaux « intolérables » tels Paris Soir, Le Soir, Le Merle, soit de pratiquer impunément « une des activités les plus périlleuses qui soient, l’activité journalistique, et négliger en fonction d’elle de répondre pour son compte à un petit nombre de sommations bru-tales en face desquelles, chemin faisant, le surréalisme s’est trouvé : marxisme ou antimarxisme, par exemple ». Cf. A. Breton, « Second

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Breton même, en 1924, avait élu « prophète du surréalisme30 »,

se rapproche, en 1930, de la revue Documents, fournissant dans son article l’un des commentaires les plus remarquables et en-thousiastes de La Ligne générale :

Rendre concret ! Ce but élémentaire de tout art, de toute ex-pression, de toute activité humaine n’est pas à la portée de tous. Mais ce but poursuivi par S. M. Eisenstein dans ses films, s’il était tangible pour tous dans Le Cuirassé Potemkine, est encore plus flagrant dans La Ligne générale. Ceux qui croient au style noble en poésie, les amateurs de mystères à bon marché, les te-nants du dualisme matière-esprit ne goûteront sans doute que fort peu cette œuvre qui n’a rien de bucolique au sens où ce mot sous-entend la petite escroquerie sentimentale. [...] Un but : Rendre concret. Rendre concret quoi ? Que l’union de tous fait la force de chacun, que le passé n’a aucun droit sur le présent et que celui-ci n’a que des devoirs vis-à-vis de l’avenir.31

C’est précisément en rappelant, dans ses Mémoires, « l’épo-pée » du séjour parisien et notamment l’épisode de la projec-tion de La Ligne générale, qu’Eisenstein manifestera de façon explicite sa faveur à l’égard de celle que lui-même définit « l’aile gauche (démocratique)32 » du mouvement surréaliste,

soit le groupe dissident réuni autour de Bataille et de la revue Documents. Pour mieux comprendre la relation controversée entre Eisenstein et le surréalisme hétérodoxe et dissident, il faut tenir compte d’un article important de 1930, paru dans La Revue du cinéma sous le titre Les principes du nouveau

Manifeste du Surréalisme », dans A. Breton, Manifestes du

surréa-lisme, Paris, J.-J. Pauvert 1972, p. 170.

30 Cf. A. Breton, « Le Journal littéraire », 5 juillet 1924 ; v. aussi le texte autographe de Breton, conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet de Paris.

31 Cf. R. Desnos, « Rendre concret ! », dansDocuments, n° 4, 1930,

p. 220.

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cinéma russe33, où on fait état d’une conférence qu’Eisenstein

fit à la place de celle qui aurait dû officiellement se dérouler à la Sorbonne le 17 février 1930, à la fin de la projection de son film La Ligne générale, et qui fut annulée par le préfet de la police – M. Chiappe – pour manque d’approbation de la part du comité de censure (fig. 3).

Le lundi 17 février 1930, à 21 heures, devait avoir lieu à la Sorbonne une conférence de S. M. Eisenstein sur les Principes du Cinéma russe, avec projection du dernier film de l’auteur. Cette séance privée et sur invitation était organisée par le Groupe Études philosophiques et scientifiques pour l’examen des tendances nouvelles. Association agréée par l’Académie de Paris et ne poursuivant aucun but politique. Quoique d’autre part le film annoncé, La Ligne générale, soit étranger à toute thèse politique, on en interdit la projection sous menace de saisie. Le docteur Allendy, directeur du Groupe, prit d’abord le parole en ces termes : « Quelques mots seulement. Je n’ai pas à présen-ter Eisenstein, qui est mondialement connu comme un maître de la mise en scène. Nous avons d’ailleurs déjà eu l’occasion d’entendre Léon Moussinac parler de son œuvre et grâce à lui, nous avons pu admirer le « Cuirassé Potemkine ».34

Dans le texte de cette conférence, Eisenstein annonce, tout d’abord, les sujets qu’il aurait dû exposer : « Passons maintenant aux idées spéciales qui ont donné naissance à notre film. Vous savez que les nouvelles formes de l’art sont toujours tirées et dé-rivées des nouvelles formes sociales. L’idée qui préside à notre cinéma est la même idée qui présida naguère à la révolution. C’est la prédominance de l’élément collectif sur l’élément individuel35 ».

Dans les pages de ce texte, on peut retrouver le noyau central de la réflexion d’Eisenstein autour du pouvoir du cinéma intellectuel en tant que seul capable de réaliser une synthèse dialectique entre 33 Cf. S. M. Eisenstein, « Les principes du nouveau cinéma russe »,

dans La Revue du cinéma, n° 9, 1930. 34 Ibidem, p. 16.

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les éléments concrets-émotionnels et les éléments intellectuels36, et

de restituer ainsi sa plénitude émotive au processus intellectuel37 :

Nous devons maintenant faire un retour, pas au stade primitif qui était l’état religieux, mais vers une synthèse analogue de l’élé-ment émotionnel et de l’élél’élé-ment intellectuel. Je pense que seul le cinéma est capable de faire cette grande synthèse, de rendre à l’élément intellectuel ses sources vitales, concrètes et émotion-nelles. Voilà notre tâche et la voie sur laquelle nous nous enga-geons. Ce sera le point de départ du nouveau film que je veux faire, qui doit faire penser dialectiquement notre ouvrier et notre paysan. Ce film s’appellera Le Capital de Marx. Ce n’est pas une histoire qui se développe, ce sera un essai pour faire comprendre et pour apprendre au spectateur illettré et ignorant à penser dans

la manière dialectique.38

Dans le même article, à la question Que pensez-vous du sur-réalisme ?, Eisenstein donne une réponse assez développée, déclarant aussitôt la distance profonde qui sépare sa « façon de travailler » de la surréaliste, sans pour autant exclure des points de contact : tout comme les surréalistes, lui aussi fait appel au « subconscient », même s’il l’emploie et qu’il l’explore par des méthodes diamétralement opposées :

C’est très intéressant parce que le surréalisme travaille, je puis le dire, d’une façon diamétralement opposée à la nôtre. Et sur un terrain diamétralement opposé il est toujours intéressant de 36 Ibidem, p. 23.

37 En ce qui concerne la théorie du cinéma intellectuel, il faut préciser qu’Eisenstein, en 1935, année où paraît son essai, repensera intégra-lement la fonction du montage intellectuel, le considérant comme une « reductio ad paradox de cette hypertrophie de la conception du montage qui imprégnait l’esthétique du film à l’époque où s’affir-maient les films muets soviétiques dans leur ensemble et les miens en particulier », S. M.

Eisenstein La Forme du film, nouveaux pro-blèmes, in Id., Le Film : sa forme, son sens, Paris, Christian

Bour-gois 1976, p. 131.

38 Cf. S. M. Eisenstein, « Les principes du nouveau cinéma russe », op.

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se comprendre et de s’estimer ; je dois avouer que sur un

cer-tain plan nous pourrions trouver un terrain d’entente et parler le même langage. Le système d’expression dans le surréalisme et le

nôtre travaillent au fond très près l’un de l’autre. Tous deux font appel au subconscient, mais l’utilisent de façon inverse. J’ai lu les manifestes surréalistes ; la plus grande spontanéité et l’expression directe sont reconnues comme la meilleure chose dans le genre surréaliste. Nous faisons la même chose mais dans des directions diverses. La tâche de La Ligne générale par exemple était de pa-thétiser des faits qui, par eux-mêmes, ne sont pas pathétiques ni héroïques [...]. Vous devez donc chercher de nouvelles voies pour attaquer le subconscient et provoquer ainsi les éléments de pathé-tique et d’extase dont vous avez besoin pour ce sujet. Je tiens à ajouter, au sujet du surréalisme, que les extrémités se touchent, ou, si on prend la formule de Marx, que les choses opposées ont la possibilité de changer de place et de se combiner. Il est probable que c’est pourquoi les sympathies personnelles sont assez fortes entre nous. Mais du point de vue théorique, nous sommes très différents : les surréalistes cherchent à expulser les sentiments

subconscients, moi je cherche à les utiliser et à les faire jouer pour

provoquer l’émotion.39

En quoi, donc, consistent ces deux méthodes opposées par lesquelles « attaquer le “subconscient” » ? D’un côté, il y a l’au-tomatisme psychique, la plus grande forme de spontanéité par laquelle, selon Eisenstein, les surréalistes essayent d’« expulser les sentiments subconscients » ; de l’autre, une méthode dialec-tique que, d’après une reconstitution des sources et des écrits eisensteiniens des années 1930 – des écrits lesquels, une fois ré-élaborés, auraient dû converger dans son Metod-Grundproblem (1932-48), qui est resté inachevé et n’a paru qu’en 200240 – l’on

39 Ibidem, pp. 26-7.

40 Cf. S. M. Eisenstein, Metod, N. Kleiman (dir.), vol. I-II, Muzeï Kino, Moscou 2002. Pour une analyse détaillée du texte, v. A. Cervini, La ricerca del metodo, op. cit. V. également, N. Kleiman,

Grundproblem e le peripezie del Metodo, dans P. Montani (dir.), Sergej Ejzenštejn : oltre il cinema, Venise, La biblioteca

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peut définir de progressive-régressive41. Ce processus, selon

Ei-senstein, envisage le subconscient comme l’une des étapes de l’allure cyclique propre à la pensée et à la conscience humaine : en plaçant les instances régressives de ce mouvement dialec-tique dans un horizon dynamique et processuel, Eisenstein si-gnale sa prise de distance nette, sous l’aspect méthodologique, par rapport à l’immédiateté propre à l’automatisme surréaliste. Donc, même s’il déclare que les deux procédés, bien qu’oppo-sés, pourraient trouver un terrain d’entente justement dans leur intérêt partagé à l’égard du « subconscient », c’est là précisé-ment que, à notre avis, la divergence entre les deux méthodes s’avère d’autant plus évidente. En effet, comme il l’écrira plus de quinze ans plus tard, dans ses Mémoires, à propos du texte de la conférence qui aurait dû avoir lieu à la Sorbonne, « En cours 41 Eisenstein développe cette conception de pensée «

progressive-régressive », en partie dans la lignée des réflexions de Friedrich

Engels. En particulier, parmi les textes publiés au cours des années 30, les traces d’Engels sont explicitement présentes à partir de l’es-sai de 1935, La Forme du film, nouveaux problèmes, où Eisenstein tire l’idée des « changements progressifs ou régressifs » de

Socia-lisme utopique et socialisme scientifique. Cf. S. M. Eisenstein, La forme du film, nouveaux problèmes, op. cit., p. 149. Cf. F. Engels, Die Entwicklung des Sozialismus von der Utopie zur Wissenschaft,

Schweizer Genossenschaftsbuchdr., Hottingen-Zürich 1883 ; trad. fr. Socialisme utopique et socialisme scientifique, Montreuil-sous-bois, Éditions Science marxiste 2014. Dans La Non-indifférente

Nature, l’une des références constantes de ses réflexions autour du

concept d’« organicité », sera la Dialectique de la nature d’Engels (Cf. S. M. Eisenstein, La Non-indifférente Nature 1, dans Œuvres, vol. 2, Paris, Union générale d’éditions ,1975, pp. 45-9. Cf. F. Engels,

Dialektik der Natur, Francfort, Marx-Engels-Archiv 1927 ; trad. fr. Dialectique de la nature, dans Le Rôle du travail dans la transfor-mation du singe en homme, Paris, Éditions du centenaire 1979). Au

contraire, dans Montage, en ce qui concerne le concept de pars pro

toto, il fait référence à l’Anti-Düring. Cf. S. M. Ejzenštejn, Teoria generale del montaggio, op. cit., p. 118 ; cf. F. Engels, Herr Eugen Düring’s revolution in science, London, Lawrence 1934 ; trad. fr. Anti-Duhring : M. E. Duhring bouleverse la science, Paris, Éditions

sociales 1977. V. aussi : M. Olivero, Figures de l’extase. Eisenstein

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de route, je touche légèrement au surréalisme, encore à la mode à l’époque, même à Paris, si l’on peut qualifier de ‘légère’ l’af-firmation de ma petite conférence : qu’ils font juste l’inverse de ce qu’il faut faire42 ».

Fig. 3 : Marfa Lapkina dans la séquence de l’écrémeuse dans La Ligne générale (L’Ancien et le Nouveau) de S. M. Eisenstein (1926-29).

2. Paris 1929 : le surréalisme et son double

Une réflexion d’Angelo Trimarco sur les événements com-plexes qui ont traversé le mouvement surréaliste en 1929, peut nous guider dans la reconstitution des raisons de la violente querelle entre Breton et Bataille, d’où, après la publication du Second Manifeste du Surréalisme, se dessineront les orienta-tions politiques et intellectuelles du mouvement au cours des années 3043 :

42 Cf. S. M. Eisenstein, « Épopée », dans Mémoires, op. cit., p. 219. 43 La position politique controversée du mouvement surréaliste, au

cours des années 30, relève essentiellement des événements sui-vants : inscription au Parti Communiste Français en 1927 ; rupture

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Hegel, Marx, Freud. C’est autour de leurs figures qu’est entiè-rement bâtie l’histoire du Second Manifeste du Surréalisme : donc, sur les enjeux que Breton, Bataille, Artaud, Daumal attribuent aux notions de dialectique, inconscient, matière et esprit. […] Sade, Lautréamont, Rimbaud : c’est le déchiffrement de ces figures, tout comme de celles de Hegel, Marx, Freud, qui, jour après jour, pousse Artaud, Breton, Bataille, Daumal à postuler trois moyens radicaux de pratiquer la poésie et la théorie de l’art : la politique, la philosophie, la vie.44

avec le stalinisme lors du Congrès en défense de la culture de 1935 ; visite de Breton à Trotski, au Mexique, en 1938, suivie de la fon-dation de la Fiari (Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant) ; rédaction du Manifeste intitulé Pour un art

révolu-tionnaire indépendant, où l’on confirme l’autonomie totale de l’art

par rapport à la politique ainsi que l’indépendance du développe-ment et des conquêtes formelles de l’art par rapport aux tâches et aux préoccupations immédiates du Parti. À partir de 1935, Breton insiste à plusieurs reprises sur la nécessité d’un art indépendant, éloigné des moyens de propagande du réalisme socialiste. En par-ticulier, dans l’essai intitulé Du réalisme socialiste comme moyen

d’extermination morale, Breton définit le réalisme socialiste comme

un « moyen d’extermination morale », une forme d’imposture et de privation de la liberté humaine, naturellement portée à corrompre de façon systématique l’idée de paternité universelle. Cf. A. Breton, « Du réalisme socialiste comme moyen d’extermination morale », dans La Clé des champs, Paris, Fayard 1977 ; cf. A. Schwarz,

Breton e Trotsky, Bolsena, Erre emme 1997. À ce propos, v.

éga-lement M. Bonnet, « André Breton au Mexique : rencontre avec Léon Trotski », dans André Breton. La beauté convulsive, catalogue d’exposition, Paris, Éditions du Centre Pompidou 1991, pp. 241-5. À tel sujet, il est intéressant de mentionner la figure de Diego Rivera, qui accueillit au Mexique à la fois Eisenstein et Breton. En 1931, en effet, il rencontra Eisenstein pendant le tournage de Que

viva Mexico ! (1931), et c’est à cette époque que remonte également

le célèbre portrait que Rivera fit de Lénine. Cinq ans plus tard, en 1938, Rivera introduisit Breton chez Trotski – lequel, entretemps, s’était installé chez Rivera.

44 Cf. A. Trimarco, Surrealismo diviso, Rome, Officina Edizioni 1984, p. 41. V., à ce propos, M. Blanchot, Lautréamont et Sade, Paris, Éd. Minuit 1949.

(37)

1929 se présente, donc, comme l’année de la rupture la plus profonde et la plus significative dans l’histoire du mouvement surréaliste45. L’enthousiasme des premières années évanoui, et

des transformations profondes, déterminées par les nombreux basculements et déchirements intérieurs, ayant affecté le mou-vement, celui-ci n’était plus en mesure de refléter les exigences, différentes et hétérogènes, de ses membres ; dès 1927-28, André Breton, n’étant plus capable d’orchestrer les différentes posi-tions prises par ses compagnons, grâce à sa méthode autoritaire qui lui valut l’appellatif de « pape du surréalisme46 »,

commen-ça à élaborer une nouvelle ligne de conduite : l’excommunica-tion et l’éloignement des hérétiques et des dissidents. Comme le remarque Michel Surya, dans son résumé des faits relatifs aux affrontements de 1929 et aux polémiques qui suivirent la réorganisation du mouvement, qui était devenue nécessaire : « Une orientation politique a[vait], entre-temps, commencé de prévaloir, une orientation vers la révolution sociale, que tous n’approuv[ai]ent pas47 ». Pour comprendre cette affirmation, il

faut faire un pas en arrière et reconstituer la position politique du surréalisme au lendemain du premier Manifeste ; en effet, à partir de quelques articles essentiels, parus dans les premiers numéros de la revue La Révolution surréaliste, il est possible de tracer une carte des choix politiques et idéologiques qui me-nèrent aux désaccords irréparables de 1929. Dans la préface au premier numéro de La Révolution surréaliste (1925), signée par Jacques-André Boiffard48, Paul Éluard et Roger Vitrac, les

45 M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard 1992, pp. 142-6.

46 Cf. G. Ribemont-Dessaignes, « Papologie d’André Breton », Un

Cadavre (1930), dans J. Pierre, Tracts surréalistes et déclara-tions collectives, tome I (1922-1939), Paris, Losfeld éditeur 1980,

pp. 132-44.

47 En particulier, ce furent justement Artaud et Soupault qui n’approu-vèrent pas les tendances politiques que le mouvement prit à partir de 1928-29. Cf. M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op.

cit., pp. 144-5.

48 Le photographe Jacques-André Boiffard, après avoir milité dans les rangs du surréalisme – il fut l’illustrateur de la première édition du

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positions des surréalistes sont à peu près les mêmes qu’affichait le premier Manifeste :

Le surréalisme est le carrefour des enchantements du sommeil, de l’alcool, du tabac, de l’éther, de l’opium, de la cocaïne, de la morphine ; mais il est aussi le briseur de chaînes, nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne prisons pas, nous ne piquons pas et nous rêvons […].49

Artaud prend lui aussi le même parti, se montrant, au cours du temps, l’un des rares fidèles aux principes et aux pratiques du premier surréalisme. Dans le troisième numéro de la re-vue paraissent, en effet, quatre lettres d’Artaud adressées aux Recteurs des Universités Européennes, au Pape (Pie XI), aux Écoles de Bouddha, aux Médecins-Chefs des Asiles des Fous, et au Dalaï-Lama50 ; cette dernière, en particulier, se présente

comme la tentative la plus radicale de déconstruction des va-leurs morales, religieuses et culturelles de l’Occident. Artaud ne cesse d’y employer des expressions comme « esprit » ou « merveilleux » qui avaient caractérisé d’une manière si dis-tinctive le premier Manifeste : « Fais-nous un Esprit sans habi-tudes, un esprit gelé véritablement dans l’Esprit, ou un Esprit avec des habitudes plus pures, les tiennes, si elles sont bonnes pour la liberté. Nous sommes environnés de papes rugueux, de littérateurs, de critiques, de chiens, notre Esprit est parmi les chiens, qui pensent immédiatement avec la terre, qui pensent

roman de Breton Nadja (1928) –, en 1930, année où il réalise le photomontage pour le pamphlet Un Cadavre dirigé contre Breton, est éloigné du groupe « orthodoxe », et commence ainsi sa collabo-ration constante avec la revue Documents.

49 J.-A. Boiffard, P. Éluard, R. Vitrac, « Préface », dans La Révolution

surréaliste, n° 1, 1924, p. 1.

50 A. Artaud, « Lettre aux Recteurs des Universités Européennes », « Adresse au Pape », « Adresse au Dalaï-Lama », « Lettre aux écoles de Bouddha », « Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles des Fous », dans

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indécrottablement dans le présent51 ». La publication, en

juil-let 1925, du manifeste intitulé La Révolution d’abord et tou-jours ! – écrit contre l’intervention de la France dans la guerre au Maroc –, ouvre le tournant politique du surréalisme : la révo-lution de l’esprit commence, donc, à être conçue sous sa forme sociale. Dans cet article, co-signé par les membres de Clarté – très attentifs aux questions concernant le prolétariat et la lutte des classes, mais contraires au durcissement dogmatique et à la stalinisation du PCF –, on lit :

Nous sommes la révolte de l’esprit ; nous considérons la Ré-volution sanglante comme la vengeance inéluctable de l’esprit humilié par vos œuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette

Révolution nous ne la concevons que sous sa forme sociale.52

C’est à la même année que remonte le compte rendu de Breton à Lénine de Trotsky, paru dans le cinquième numéro de La Révolution surréaliste – entièrement consacré à « Le passé » –, où l’écrivain fait un éloge de la valeur révolution-naire du communisme : « […] comment oublier qu’il a été l’instrument grâce auquel ont pu être abattues les murailles de l’ancien édifice, qu’il s’est révélé comme le meilleur agent de substitution d’un monde à un autre qui fut jamais ?53 ». Sa

dis-51 A. Artaud, « Adresse au Dalaï-Lama », dans La Révolution

surréa-liste, n° 2, 15 avril 1925.

52 Cf. « La Révolution d’abord et toujours ! » (1925), dans La

Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, pp. 31-2 ;

repu-blié dans Vers l’action politique, sous la direction de M. Bonnet, Paris, Gallimard 1988. Parmi les signataires du Manifeste les plus connus, indiqués au bas de l’édition de 1925, apparaissent : Louis Aragon, Antonin Artaud, André Breton, René Crevel, Ro-bert Desnos, Paul Éluard, Max Ernst, Michel Leiris, André Mas-son, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Raymond Queneau et Georges Ribemont-Dessaignes.

53 Cf. A. Breton, « Léon Trotski : Lénine », dans La Révolution

sur-réaliste, n° 5, 15 octobre 1925, p. 29. L’attention et l’appréciation de

Breton à l’égard de l’action politique de Trotski, seront à l’origine de son voyage au Mexique en 1938.

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tance par rapport à Artaud, devient de plus en plus marquée et l’adhésion de Breton au Parti Communiste Français, en 1927, mènera à leur rupture définitive. Si, d’un côté, Breton est donc âprement critiqué à cause de son engagement politique, de l’autre, il est en même temps accusé, par Pierre Naville, de ne pas avoir été capable de dépasser l’individualisme bourgeois et l’« élan métaphysique » de ses premières thèses. Dans La Révolution et les intellectuels (1926), Naville exprime claire-ment sa position par rapport au surréalisme : les « moclaire-ments d’exaltation » ne suffisent plus. Il faut prendre ses responsabi-lités et se consacrer au monde des faits.

On ne peut évaluer la valeur révolutionnaire de tels individus qu’indépendamment des moments d’exaltation, et des déclara-tions a priori. On doit l’évaluer relativement à une situation socia-lement révolutionnaire, et au travail qui y prépare.54

En 1928 les tensions politiques, de plus en plus âpres, avaient poussé Breton à exclure du mouvement Artaud, Soupault et Vi-trac55. Leurs fautes ? En 1930, dans les pages du Second

Mani-feste du Surréalisme, les sentences seront rendues publiques : Artaud est coupable d’être un acteur56 ; Vitrac, d’écrire pour

54 Cf. P. Naville, La Révolution et les intellectuels (1926), Paris, Galli-mard 1927, p. 131.

55 Cf. A. Breton, « Second Manifeste du Surréalisme » (1930), dans La

Révolution surréaliste, n° 12, 1929, p. 3.

56 C’est par ces mots que Breton scelle son excommunication d’Ar-taud : « Qu’un acteur, dans un but de lucre et de gloriole, entreprenne de mettre luxueusement en scène une pièce du vague Strindberg à laquelle il n’attache lui-même aucune importance, bien entendu je n’y verrais pas d’inconvénient particulier si cet acteur ne s’était donné de temps à autre pour un homme de pensée, de colère et de sang, n’était le même que celui qui, dans telles et telles pages de La

Révolution Surréaliste brûlait, à l’en croire, de tout brûler,

préten-dait de rien attendre que de “ce cri de l’esprit qui retourne vers lui-même bien décidé à broyer désespérément ses entraves”. Hélas ! ce n’était là pour lui qu’un rôle comme un autre […] ». Cf. A. Breton, « Second Manifeste du Surréalisme » (1930), dans La Révolution

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le théâtre, et Soupault de s’être consacré à la littérature : ils sont donc responsables, selon Breton, de ne pas avoir été fi-dèles à l’esprit révolutionnaire et à l’engagement politique du mouvement57. Avant eux, Max Ernst et Juan Miró avaient aussi

été expulsés du groupe, et publiquement accusés par Breton et Aragon, dans un court article intitulé Protestation, paru dans le septième numéro de La Révolution surréaliste (1926), de « donne[r] des armes aux pires partisans de l’équivoque mo-rale58 ».

Visant à compenser ces pertes et à faire de nouveaux prosé-lytes, Breton décide d’étendre les frontières du surréalisme à de nouveaux milieux intellectuels susceptibles, à son avis, de rac-commoder le tissu déchiré du mouvement : en 1928, séduit par la personnalité des deux plus grands représentants de la revue le Grand Jeu, René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, Bre-ton envisage de les accueillir dans les rangs surréalistes. C’est dans ce contexte qu’Aragon et Breton décident de faire un bilan global de la situation intérieure au mouvement : le 12 février 1929, ils écrivent une lettre à quatre-vingt-quatre destinataires – parmi lesquels figurent quelques-uns des collaborateurs de La Révolution surréaliste les plus assidus (sauf Delteil et

Sou-57 Dans la réimpression du Second Manifeste, de 1930, Breton affirme : « C’est même pourquoi je m’étais promis, comme en témoigne la préface du Manifeste du Surréalisme (1929), d’abandonner silen-cieusement à leur triste sort un certain nombre d’individus qui me paraissent s’être rendu suffisamment justice : c’était le cas de MM. Artaud, Carrive, Delteil, Gérard, Limbour, Masson, Soupault et Vitrac, nommés dans le Manifeste (1924) et de quelques autres de-puis ». Cf. A. Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, J.-J. Pauvert 1972, p. 139.

58 Dans ce court article, Aragon et Breton dénoncent la conduite de Max Ernst et de Juan Miró, affirmant que leur collaboration avec Monsieur Diaghilew les mettait inévitablement dans la condition de « dénoncer, sans considération de personnes [sic], une attitude qui donne des armes aux pires partisans de l’équivoque morale ». A. Breton, L. Aragon, « Protestation », dans La Révolution

surréa-liste, n° 7, 15 juin 1926, p. 31. Cf. M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 145.

Figure

Fig. 1 : S. M. Eisenstein en tant que Don Quichotte, La Sarraz, 1929  (Collection Cinémathèque suisse)
Fig. 2 : La Ligne générale, 1929. Mise en scène de S. M. Eisenstein.
Fig. 3 : Marfa Lapkina dans la séquence de l’écrémeuse dans La Ligne générale  (L’Ancien et le Nouveau) de S
Fig. 5 : J. A. Boiffard, Photomontage pour le pamphlet Un Cadavre, 1930.
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