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LA « DRAMATURGIE DE LA FORME »

Dans le document Paris 1929. Eisenstein, Bataille, Bunuel (Page 85-163)

1. 1929 : Film und Foto et Dramaturgie de la forme filmique Est-il possible de penser le montage comme une condi- tion qui, tout en ayant dans le cinéma sa manifestation la plus explicite, représente en même temps une étape parti- culière d’un processus interminable et très général, capable de mettre en contact et d’hybrider des médias différents, et qui, de cette façon, complique et étend énormément le pa- norama des expériences visuelles1 ? Pour répondre à cette

question, on essaiera d’examiner parallèlement deux faits : le premier concerne l’une des expositions de culture visuelle les plus importantes de la première moitié du XX e siècle,

Film und Foto (FiFo), dont l’ ouverture eut lieu à Stuttgart le 18 mai 1929, et qui s’acheva le 7 juillet de la même année (fig. 15) ; l’autre regarde les vicissitudes rédactionnelles de l’essai intitulé Stuttgart, qu’Eisenstein écrivit en allemand, au cours de 1929, pour le catalogue de Film und Foto2, et qui

fut traduit en français sous le titre Dramaturgie de la forme filmique3. À cause d’un problème postal, le texte ne parvien-

1 Cf. S. Andriopulos (dir.), 1929. Beiträge zur Archäologie der Me-

dien, Frankfurt, Berlin, Suhrkamp Wissenschaft 2002.

2 K. Steinorth, Internationale Ausstellung des Deutschen Werkbundes

Film un Foto Stuttgart 1929, Stuttgart, DVA 1979. Sur l’installation

de Film und Foto, v. également A. Mauro (dir.), Photoshow.Land- mark Exhibitions That Defined the History of Photography, Rome,

Contrasto 2014.

3 S. M. Eisenstein, Dramaturgie de la forme filmique, dans « Bifur », 1930, n° 7, pp. 49-60 (désormais dans F. Albera, Eisenstein et

dra jamais à sa destination, et ne sera donc pas publié dans le catalogue de l’exposition4.

Les deux affaires, celle de Film und Foto et celle du texte d’Eisenstein, qui au début devait faire partie du cata- logue, s’entremêlent avec deux moments essentiels du par- cours biographique et intellectuel d’Eisenstein même : son voyage en Europe occidentale (qui, come on l’a vu, com- mence le 19 août 1929 et l’éloigne de l’Union Soviétique pendant trois ans à peu près) et l’élaboration d’une théorie du montage « conflictuel et intellectuel », qu’on cherchera à utiliser comme une loupe privilégiée pour observer de près les critères d’exposition des films et des photos d’une des sections les plus intéressantes de l’exposition de Stuttgart : soit la section soviétique, dont El Lessitzky fut le « cura- teur », et pour laquelle Eisenstein avait sélectionné une série de photogrammes et un montage de séquences tirées de ses films réalisés au cours des années 1920 : La Grève (1924), Octobre (1927), Le Cuirassé Potemkine (1925) e La Ligne générale (1926-29).

pp. 56-90 : nos citations sont tirées de cette édition. L’article a été traduit vers l’italien sous le titre S. M. Ejzenštejn, Drammaturgia

della forma cinematografica (L’approccio dialettico alla forma cinematografica) [luglio-agosto 1929], dans Il montaggio,

P. Montani (dir.), Venise, Marsilio 1992, pp. 19-52. 4 Ibidem, pp. 47-8.

Promue par le Werkbund allemand5, organisée selon trois

centres différents – un pavillon introductif (Raum 1), des es- paces réservés aux installations nationales (Hollande, Suisse, URSS et USA), et d’autres constitués de sections thématiques –, l’exposition Film und Foto (FiFo) avait le but de présenter le cinéma et la photographie comme deux médias capables de saisir et de représenter le monde à travers une « nouvelle vision » qui était la conséquence directe de la fonction an- thropologiquement révolutionnaire des nouveaux médias optiques. En dehors du strict domaine artistique, les photo- graphes et les réalisateurs qu’on avait invités à participer à Film und Foto auraient dû montrer et monter ensemble des images tirées des champs les plus variés : de la publicité à la science, du domaine éditorial au photoreportage. L’une des thèses les plus inédites et hardies que proposait Film und Foto était en effet d’abandonner totalement la « photographie artis- tique », au profit de l’adoption d’un nouveau modèle de vision, orienté vers l’interaction entre photographie et arts plastiques (dont témoigne, par exemple, la réunion de photomontages et photogrammes tirés de films, affiches et illustrations, dans le même espace d’exposition) ; en outre, ce nouveau modèle de vision était puissamment orienté vers l’ouverture aux diffé- rentes tendances qui animaient, à l’époque, le cinéma expéri- mental et d’avant-garde6. Ce n’est pas un hasard si, pour cet

événement, le « curateur » Gustav Stotz avait eu recours à la collaboration d’importants représentants de la « nouvelle optique » (neue Optik). Parmi ces derniers, le nom ressor- tait de László Moholy-Nagy, dont les choix, dans le domaine iconographique, avaient représenté un exemple évident de l’exaltation du rôle esthétiquement et socialement novateur 5 En ligne avec le projet du Bauhaus de créer un champ de rencontre

entre l’industrie et les arts appliqués, des artistes, des artisans et des industriels fondèrent, à Munich de Bavière, en 1907, le Deutsche Werkbund (« Ligue allemande des artisans »), visant à ennoblir les productions industrielles.

6 A. Somaini, Ejzenštejn. Il cinema, le arti, il montaggio, op. cit., pp. 80-2.

promu par le cinéma et la photographie d’avant-garde. Dans ses choix de « curateur », Moholy-Nagy insiste à plusieurs reprises – comme il l’avait déjà anticipé dans son texte capital de 1925, paru, comme huitième volume des Bauhausbücher, sous le titre de Peinture, Photographie, Film7 – sur le carac-

tère éminemment expérimental des images photographiques et cinématographiques, saisissant, dans les nouveaux médias optiques, la possibilité d’une véritable transformation radicale de l’expérience artistique, et, plus en général, d’une modifica- tion profonde des modalités mêmes de l’action de sentir : dans ce sens, comme Béla Balázs l’avait déjà affirmé, en 1924, dans un passage célèbre tiré de L’Homme visible8, l’homme pour-

rait recommencer à voir et observer le monde non seulement de nouveau, mais aussi d’une manière nouvelle, c’est-à-dire : l’homme allait « redevenir visible9 ». Influencé par le projet

de correspondance entre art et technologie industrielle que poursuivait le Bauhaus, ainsi que par l’hypothèse de pouvoir intégrer l’activité artistique dans la production sociale, Moho- ly-Nagy résume une série de déterminations propres à l’avant- garde artistique dans le cadre d’un rétablissement social de la technologie : sous cet aspect, le lien entre productivité tech- 7 L. Moholy-Nagy, Malerei Fotografie Film (première édition 1925,

augmentée en 1927), trad. fr. Peinture, Photographie, Film : et

autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard 2007.

8 Béla Balázs introduisit l’expression culture visuelle (visuelle Kul-

tur) dans son livre fondamental de 1924, L’Homme visible ; par

cette notion particulière, Balázs veut désigner une culture fondée sur la suprématie de la vision et de l’image, plutôt que sur celle de l’écriture et de la parole. Dans ce sens, la culture visuelle se nour- rit de la nouvelle manière de voir le réel, qu’avaient introduite les techniques photographique et cinématographique, conçue comme un nouvel organe sensoriel à travers lequel expérimenter le monde : une nouvelle faculté de la perception, capable d’engendrer une « technique de vision » inédite. Cf. B. Balázs, Der sichtbare Mensch

oder die Kultur des Films, Vienne-Leipzig, Deutsch-Österreichi-

scher Verlag 1924 ; trad. fr. L’Homme visible et l’esprit du cinéma, Belval, Circé 2010, p. 19.

nologique et « visualité-métropolitaine » joue un rôle majeur dans la réflexion théorique et dans la production photogra- phique et cinématographique du théoricien hongrois10. Grâce

au développement technologique de la métropole – dit-il dans Peinture, Photographie, Film – nos organes sensoriels ont augmenté leur capacité d’exercer simultanément les fonctions optique et acoustique ; par rapport aux profondes transfor- mations techniques et de la perception, la productivité tech- nologique, loin d’« appauvrir l’expérience » de l’homme, se présente comme une forme d’enrichissement des potentialités de perception de l’individu.

Dans le cadre de la révolution esthétique et anthropologique qu’ont déclenchée les nouveaux médias optiques, les photo- graphes de la neue Optik, ou Nouvelle Vision, défendent une photographie totalement affranchie de la tradition picturale. Plusieurs d’entre eux participent à Film und Foto (parmi les- quels André Kertész, Eli Lotar, Germaine Krull et Moholy-Na- gy même, qui avait contribué par la présentation de 97 de ses photographies), dans le but de promouvoir avant tout une pho- tographie capable de définir ses caractéristiques spécifiques en prenant comme sujets et comme objets de la vision les éléments les plus éclatants de la modernité (tels l’œil mécanique de la caméra ou l’architecture métropolitaine moderne). En d’autres termes, à travers la Nouvelle Vision, on abandonne toute manière naturaliste de traiter les visages et les corps humains : ceux-ci sont, au contraire, déformés et transfigurés par l’emploi affiché de surimpressions, solarisations, grandissements et montages.

Dans la première partie, consacrée à la photographie ap- pliquée, au photomontage et à l’association de photographie et graphique, aussi bien que dans la deuxième, qui porte sur la photographie de la Nouvelle Vision, Moholy-Nagy pro- pose un véritable exercice de légitimation historique : il veut mettre en pleine lumière les qualités propres à la photogra- phie ainsi que l’importance de son impact documentaire, en 10 Cf. L. Moholy-Nagy, Peinture, Photographie, Film, op. cit.,

exaltant l’ère du daguerréotype et en condamnant, par consé- quent, toute forme de pictorialisme photographique, en nette opposition avec la ligne éditoriale de la revue Camera et de son éditeur autrichien Adolf Herz11. La position de Moholy-

Nagy face à l’inconsistance du pictorialisme dans le domaine de la photographie, n’était certes pas isolée : en effet, il avait publiquement reçu le soutien de quelques personnalités émi- nentes dans le monde de la photographie, comme celui de l’historien de l’art et théoricien Franz Roh. Ce n’est pas un hasard si les deux publications les plus importantes, parues justement à l’occasion de Film und Foto, ne pouvaient être que parfaitement adhérentes à la nouvelle tendance que Mo- holy-Nagy avait annoncée et promue : Foto-Auge, Œil-Pho- to, Photo-Eye, de Franz Roh et Jan Tschichold, et Es kommt der neue Fotograf !, de Werner Gräff12.

Pour comprendre l’originalité du montage de médias dif- férents à l’intérieur de l’installation de Film und Foto, il faut porter son attention sur l’une des sections principales de l’expo- sition, soit la soviétique. Alors que Hans Richter, « curateur » d’une présentation de nouveautés parmi les plus intéressantes du panorama cinématographique européen et soviétique – un programme assez proche de celui que l’on présentera au Congrès du Cinéma indépendant de La Sarraz, juste deux mois après Film und Foto, auquel Richter et Eisenstein participèrent aussi activement13 –, avait choisi de ne traiter que le médium

cinématographique, la section soviétique, dirigée et aménagée 11 M. Gasser, « La Percée du modernisme : les expositions photogra-

phiques en Suisse autour de 1930 », dans O. Lugon (dir.), Exposi-

tion médias : photographie, cinéma, télévision, Lausanne, Éditions

L’Âge d’Homme 2012, pp. 63-78.

12 F. Roh, J. Tschichold, Foto-Auge – Œil-Photo – Photo-Eye (1929), Paris, Éditions du Chêne 1973 ; W. Gräff, Es kommt der neue Foto-

graf !, Berlin, Hermann Reckendorf 1929.

13 Au cours du Congrès du Cinéma indépendant de La Sarraz, comme déjà signalé au début de ce livre, Eisenstein et Richter avaient réali- sé en collaboration un court-métrage intitulé Tempête sur La Sarraz, auquel avaient participé aussi Jean-Georges Auriol, Robert Aron, Léon Moussinac, Walter Ruttman, Ivor Montagu et Béla Balázs. Cf.

par El Lissitzky, s’était distinguée de façon exemplaire parmi toutes les autres parties de l’installation, par la présentation d’un montage de médias différents à l’intérieur d’un même espace d’exposition. Dans cette section, d’importants cinéastes et artistes, tels Alexandre Rodtchenko, Varvara Stepanova, Lev Koulechov, Vsevolod Poudovkine, Dziga Vertov et Sergueï Ei- senstein, avaient été invités à monter des séquences filmiques, des photogrammes et des séries de photographies, dans un seul, grand espace : celui de la section soviétique, nommée « Russ- land » (fig. 16). El Lissitzky avait donc abordé de façon extrê- mement originale le problème de comment « exposer » le ciné- ma dans l’encadrement d’une exposition : les photographies de Rodtchenko, par exemple, avaient été montées à côté des gran- dissements des Kadr de films de Vertov, Poudovkine, Eisenstein et d’autres (Kadr étant un mot qui, en russe, ne désigne par le cadrage, mais les photogrammes tirés de films). En particulier, Eisenstein avait lui-même choisi non seulement des séquences tirées de films qu’il avait réalisés au cours des années 20 (La Grève, La Cuirassé Potemkine, Octobre et La Ligne générale), qui étaient montrés à travers des dispositifs consistant en boîtes fermées à l’intérieur desquelles était placé un projecteur, mais aussi des photographies et des photogrammes, toujours tirés de quelques-uns de ses premiers films, comme La Ligne géné- rale14, lesquels représentaient un exemple clair de cette nou-

velle méthode d’exposer le cinéma : au centre de l’attention il n’y avait pas seulement la projection, mais aussi l’exposition de l’objet-film, et donc la décomposition de ses Kadr et le nouveau montage de séquences, de répétitions d’un même photogramme ou d’une variation de séries différentes.

F. Albera, « Eisenstein en Suisse. Premiers matériaux », dans Tra-

velling, n° 48, hiver 1976, Lausanne, pp. 89-119. Infra, I.1.

14 Dans l’une des brochures qui illustrent les œuvres présentes à l’ex- position Film und Foto, l’on signale un film d’Eisenstein intitulé

Dorffilm (Film rural ou Film de campagne) ; il s’agit évidemment

Fig. 16 : Film und Foto, Stuttgart, 1929

Passons maintenant à l’affaire concernant la rédaction et la publication du texte d’Eisenstein qui aurait dû accompa- gner le catalogue Film und Foto. Eisenstein fut sollicité par El Lissitzky et sa femme, Sophie Lissitzky-Küppers, à parti- ciper à Film und Foto, en mars 1929. À l’époque, Lissitzky collaborait à la commission d’organisation de FiFo en tant que représentant de VOKS (Société pour les relations entre l’Union Soviétique et les pays étrangers) ; dans la même pé- riode, en effet, il avait été « curateur » du pavillon soviétique de nombreuses expositions (Cologne, Zurich et Dresde). En ce qui concerne la contribution d’Eisenstein à FiFo – comme l’observe François Albera dans son précieux travail de recons- titution des différentes étapes de la rédaction de la Drama- turgie de la forme filmique15 –, dans quelques notes datées

du 2 mars 1929, Eisenstein fait déjà allusion à un texte qu’il avait commencé à écrire en allemand, et qui était destiné à une conférence, qu’il devait prononcer à Stuttgart, et qu’il voulait 15 F. Albera, « Stuttgart », dans Eisenstein et le constructivisme russe,

accompagner de la projection de quelques morceaux de ses films. À ce propos, Sophie Küppers rappelle sa stupeur face à la connaissance parfaite qu’Eisenstein avait de l’allemand ainsi qu’à son soin dans le choix de chaque photogramme à présenter à l’exposition16. Cependant, sans doute pour des rai-

sons politiques, les temps n’étaient pas encore convenables pour que Eisenstein puisse aller personnellement à Stuttgart (en effet, il ne partira pour son voyage en Occident qu’en août 1929). Rappelons, en outre, que, au cours de ces mêmes mois, Eisenstein était en train d’achever le tournage de La Ligne gé- nérale, film qui fut approuvé par le comité cinématographique le 14 février 1929 et qui sortit le 7 novembre 1929, au moment où il était déjà parti, avec Tissé et Alexandrov, pour son long voyage à travers l’Europe et les États-Unis17.

Mais revenons aux différentes phases de rédaction de l’es- sai. En juin 1929, Eisenstein se remet au travail sur une ver- sion dactylographiée du texte, et, le mois suivant, il écrit ce que lui-même appelle les « annexes à Stuttgart ». Cependant, il travaille à son essai sur La quatrième dimension au cinéma (dont la première partie paraîtra en août 1929) ainsi qu’à un projet concernant l’idée d’un livre sphérique et dynamique18.

En août, il part vers l’Europe et arrive en Suisse les premiers jours de septembre. Là, il participe d’abord au Congrès du Cinéma indépendant, puis est engagé dans le tournage de Frauennot – Frauenglück (Malheur et bonheur de la femme), film concernant l’hygiène des femmes enceintes, tourné, pour le producteur suisse Lazar Wechsler, par Édouard Tissé avec la collaboration d’Eisenstein, en septembre 192919. C’est jus-

tement pendant son séjour en Suisse, où il fera des conférences à La Sarraz et à Zurich, qu’Eisenstein reprend le manuscrit de Stuttgart et le divise en deux parties : les douze premières

16 Ibidem, p. 15.

17 O. Bulgakowa, Sergei Eisenstein. A Biography, op. cit., p. 94. 18 A. Somaini, Ejzenštejn. Il cinema, le arti, il montaggio, op. cit.,

p. 83-6.

19 Cf. F. Albera, « L’Appel de la vie », dans E. Toulet, C. Belaygue (dir.), Cinémémoire, Paris, CNC 1993, pp. 92-9. Infra, I.1.

pages de l’essai forment un article autonome, intitulé Drama- turgie der film-form, et daté de Zurich, le 2 novembre 1929. C’est ainsi que commence la destinée paradoxale de Stuttgart, qui sera traduit en français en 1930 et en italien, pour la pre- mière fois, seulement en 1950 20. Le tapuscrit Dramaturgie der

film-form, du 2 novembre 1929, est en effet le texte de réfé- rence pour la première traduction française de Raoul Michel, très lacuneuse, publiée en décembre 1930 dans la revue Bifur, ainsi que pour celle d’Ivor Montagu, que celui-ci accomplit, à Hollywood en 1930, sous le contrôle direct d’Eisenstein (qui se trouvait aux États-Unis juste pendant ces mois-là), et parue dans Close Up en septembre 1931.

Du point de vue théorique, dans Dramaturgie de la forme filmique, Eisenstein insiste sur la question du conflit et de la contradiction, considérés comme moments décisifs pour « la conception juste de l’art et de tous les arts » (nous soulignons). L’art est toujours conflit, affirme Eisenstein, pour trois raisons : pour sa mission sociale, pour son essence et pour sa méthodo- logie. En effet, le réalisateur juge que la tâche principale de l’art est de révéler les contradictions de ce qui existe, attisant chez le spectateur un sentiment de conflit à travers la collision dynamique de passions opposées : « à mon point de vue, le montage n’est pas une pensée composée par des morceaux qui se succèdent, mais une pensée qui naît du choc de deux mor- ceaux indépendants l’un de l’autre (principe “dramatique”)21 ».

Donc, Eisenstein introduit une technique de montage essentiel- lement centrée autour du système dialectique de l’image, où par image il faut entendre l’obraz eisensteinienne au sens général, transhistorique et non spécialement liée au médium cinémato- 20 S. M. Eisenstein, « Dramaturgie der film-form » (1929), traduit du

russe par R. Michel sous le titre « La dramaturgie du film », in Bifur, n° 7, décembre 1930, pp. 49-60 ; première tr. it. : La dialettica della

forma cinematografica, dans G. Aristarco, L’Arte del film, Rome,

Bompiani 1950.

21 S. M. Eisenstein, Dramaturgie de la forme filmique, dans F. Albera, Eisenstein et le constructivisme russe, op. cit., p. 64.

graphique, soit comme l’un des moments où a lieu le processus, toujours conflictuel, d’exhibition du sens :

Donc :

La projection du système dialectique des choses dans le cerveau

– dans l’élaboration abstraite –

– dans le penser – produit le mode de pensée dialectique – matérialisme dialectique – LA PHILOSOPHIE

De même :

la projection du même système

des choses

– dans l’élaboration concrète – – dans le former [produit] L’ART

Le fondement de cette philosophie est la concep- tion dynamique des choses :

l’existence comme naissance constante

à partir de l’action en retour de deux contradic- tions opposées.

Synthèse qui naît dans la contradiction entre thèse et antithèse.

Dans la même mesure elle est aussi fondamentalement impor- tante pour la conception juste de l’art et de tous les arts.

Dans le domaine de l’art, le principe dialectique de la dyna- mique prend corps dans le

CONFLIT

comme principe fondamental le plus essentiel de l’existence de toute l’œuvre d’art et de tout genre artistique.22

C’est dans l’art, entendu comme configuration concrète de formes, et dans le montage, comme principe de construction de l’œuvre d’art, qu’Eisenstein repère la possibilité d’une solution dialectique au dualisme entre matière et esprit, pensée logique et prélogique, partie et tout. Le moteur de la pensée

Dans le document Paris 1929. Eisenstein, Bataille, Bunuel (Page 85-163)

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