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5.3 Les grandes questions de l'existence

(...) la littérature a quelque chose à voir avec la compréhension de la vie, avec l'interprétation du monde vécu, avec le sens des actions et des passions des hommes. Danièle, Sallenave, Le don des morts : sur la littérature.

§ 5.3.1- Réflexion sur le monde vécu

L'écrivain nous ouvre un autre monde et nous apprend à voir autrement. U nous permet d'avoir une vue moins superficielle. Les livres permettent de mieux voir le monde et la vie, ils les éclairent et nous permettent de les revisiter. Bien sûr au quotidien, le monde est là, nous y sommes tous plongés, mais sans le voir, sans que nous n'y prenions garde. Nous vaquons à nos occupations et nous sommes en proie à la dictature des loisirs et de Y entertainment télévisuel. Les livres sont le lieu de l'arrachement à soi et de l'ouverture au monde. Us nous arrachent à l'ennui, à la répétition et au divertissement. Us créent une mise à distance, ils nous arrachent au monde pour nous le rende autre, revu et éclairé. La lecture suspend le monde, elle écarte les tracas de la vie ordinaire, ses préoccupations dévorantes. Comme le dit Danièle Sallenave : « Les livres seraient donc le chemin pour revenir au monde. (...) Mais lire ne vous arrache au monde que pour vous le rendre autre, revu, éclairé (...) " ». Grâce aux livres nous connaissons mieux notre existence vécue. Us nous permettent de comprendre ce que nous vivons. La littérature nous libère donc du quotidien et nous permet de nous éprouver autrement que dans la réalité ordinaire. Elle nous ravit parce qu'elle met à jour des vérités qui passent inaperçues dans le flux quotidien des événements. Pour Proust, l'art met à jour la vie profonde et la vie cachée de l'homme. Il affirme que

(...) la grandeur de l'art véritable c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie (...) Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune96.

La littérature permet donc de vivre une vie plus réfléchie et mieux examinée. Grâce à son secours, nous ne faisons pas que subir la vie et ses événements, nous réfléchissons sur ceux-ci et sur leur sens.

§ 5.3.2- L'ouverture à l'universel

La littérature nous permet aussi d'accéder à l'universalité, c'est-à-dire à ce qui se retrouve en chaque être humain. Qu'est-ce que l'universel? Une vérité durable. Les œuvres des grands auteurs expriment une vérité permanente de l'existence. Elles permettent de sortir l'étudiant de son expérience unique et individuelle et de l'arracher « (...) à l'étroit enfermement en lui-même et dans son temps 7 ». Elles apprennent à voir ce qu'il y a de général dans l'agir et dans la souffrance de l'homme. La littérature nous fait vivre les problèmes liés à notre condition humaine, par exemple celui du bien et du mal. Elle dépeint l'humanité à grands traits et met à jour ces réalités universelles dans lesquelles nous nous reconnaissons tous. Nous reconnaissons à la lecture des grandes œuvres nos propres questionnements. Par exemple, le livre Les raisins de la colère de Steinbeck traite de l'injustice. Les frères Karamazov de Dostoïevski pose la question : « Comment orienter nos actions sans la croyance en Dieu? » Robinson Crusoé de Daniel Defoe quant à lui traite de la vie sans la société, de la solitude et de la survie. Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand

'-"'Proust, Marcel, I J : temps retrouvé dans A la recherche du temps perdu, Paris, Editions La Pléiade, 1954, Tome III, p. 894-896.

97 Sallenave, Danièle, A quoi sert la littérature? : Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, « Conversations pour

parle de l'identité, de l'acceptation de soi et de la beauté. Les animaux dénaturés de Vercors soulève la question « Qu'est-ce qui différencie l'être humain des animaux? » La ferme des animaux de Georges Orwell demande si le pouvoir corrompt, et ainsi de suite.

Les livres mettent en relief tous les grands thèmes de notre existence : la folie, la mort, l'amour, le goût du pouvoir, etc. Ces réalités sur lesquelles Socrate voulait tant que nous nous penchions. La littérature dévoile les grandes questions qu'il faut affronter si l'on veut mener une existence sérieuse, comme le dit bien Allan Bloom; liberté-nécessité, bien-mal, âme-corps, moi-autre, éternité-temps, être-néant... Selon lui, pour mener une vie sérieuse, il faut être conscient de ces alternatives, y penser intensément « en reconnaissant que tout choix implique un grand risque et entraîne de lourdes conséquences ».

Il est bon de réfléchir intellectuellement en classe sur les concepts de courage, d'amitié, de bien, de beauté comme l'enseignait Socrate, mais il faut aussi se nourrir d'exemples concrets qui aident à mieux approfondir ces réalités existentielles. Les grandes questions existentielles sont abordées dans les cours de philosophie de manière abstraite. Les points de vue des auteurs face à ces questions sont enseignés et l'étudiant comprend intellectuellement ce que signifie ces questions et qu'elles sont les conséquences de choisir telle ou telle réponse. La littérature de son côté donne à penser des situations incarnées, elle confronte des choix d'existence. Elle offre des exemples de situations vécues, de personnages en situation qui sont face à des alternatives dont nous pouvons examiner les conséquences, les implications. Les œuvres littéraires mettent en scène des personnages qui doivent prendre des décisions et trouver leurs réponses aux grandes questions de l'existence. Les étudiants peuvent voir les conséquences de leurs choix et de leurs décisions. Par exemple, nous pouvons aborder en classe la question de la mort et de son occultation dans la société ainsi que les points de vue divers des philosophes sur la mort comme ceux de Socrate, d'Épicure, de Françoise Dastur, etc. Mais si nous leur faisons lire le livre de Tolstoï La mort D Ivan Ilitch, ils pourront prendre conscience que, comme les personnages du livre, les gens dans notre société vivent comme si la mort n'existait pas. Que si l'on oublie la mort, on risque de passer à côté de la vie. Cette histoire risque de les

98 Bloom, Allan, L'âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale, trad. Paul Alexandre, Montréal, Éditions

marquer, de les faire réfléchir sur leur propre choix et leur propre perception de la mort. La littérature, plus concrète, peut éveiller l'intérêt de certains étudiants qui sont rébarbatifs aux grandes théories philosophiques et à l'enseignement magistral. Les livres sont des outils formidables pour éveiller les jeunes aux grandes questions de la philosophie. La littérature est nécessaire pour tous ces jeunes qui se sentent perdus dans ce moment important où ils doivent construire le sens de leur existence et leur identité. Elle aussi permet, comme la philosophie, la connaissance de soi.