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Le concept et les formes du capitalisme

4.1. Vers un capitalisme de rente

4.2.1. Les formes de rente

Plusieurs auteurs ont contribué à la définition de la rente ; certains ont distingué rente, quasi-rente et profit, et d’autres ont discerné plusieurs types de rentes, mais nous pouvons sans doute nous référer à la désignation générale du mot « rente » pour mieux comprendre cette notion: la rente est « une rémunération liée à un droit de propriété sur une ressource dont la quantité disponible ne dépend pas de la rémunération associée à ce droit » (Aknin et Serfati, 2008, p. 35-36). De cette définition générale, nous pouvons retenir que toute personne ayant des revenus provenant d’une ressource qu’elle possède et dont la quantité disponible est en général indépendante de la rémunération associée à cette possession, est un « rentier ».

31 Nous nous sommes intéressés particulièrement aux systèmes économiques des pays arabes pétroliers parce que l’économie libanaise est directement liée à ceux-ci, notamment au niveau des transferts des émigrés que nous traiterons dans le dernier chapitre.

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Ricardo en a consacré une grande partie de son ouvrage « Des principes de l’économie politique et de l’impôt » à la bonne compréhension de la rente. Il l’a définie comme étant « cette portion du produit de la terre que l’on paie au propriétaire pour avoir le droit d’exploiter les facultés productives et impérissables du sol. Cependant on confond

souvent la rente avec l’intérêt et le profit du capital, et dans le langage vulgaire on donne le

nom de rente à tout ce que le fermier paie annuellement au propriétaire. » (Ricardo, 1817, p. 57). Donc pour lui, la rente est égale au revenu provenant de l’utilisation de la terre ou, plus généralement, provenant des ressources naturelles : elle est dite la ‘rente foncière’, l’une des formes génériques de la rente. Cette rémunération est équivalente àla somme restante après le paiement de tous les éléments qui ont contribué à la production. Donc il suffit d’identifier ces derniers pour faire apparaître la rente. De là, on peut considérer la rémunération du capital comme étant une forme de rente car le propriétaire du capital ou le capitaliste ne fait que fournir les moyens de production sans les mettre en œuvre et se contente par la suite de recevoir des intérêts ou des dividendes, action pareille à celle du propriétaire foncier quand il loue sa terre. Toutefois, on distingue terre et capital: la quantité disponible de ce dernier varie avec le temps. Pour les tenants de cette hypothèse, seulement le travail est « productif » et le propriétaire du capital est « rentier ».

Pour faire la distinction entre la rente et l’intérêt du capital, Ricardo divise la somme payée au propriétaire foncier en deux parties : une portion payée pour exploiter les propriétés naturelles et indestructibles du sol, cette portion est considérée comme une rente ; une deuxième portion est celle consacrée aux travaux nécessaires pour la conservation du produit – par exemple, amender le terrain et établir de nouvelles constructions – cette portion est considérée pour lui comme un intérêt du capital.

Ricardo était d’accord avec Malthus que la rente augmente ou diminue selon la fertilité des différents terrains en culture mais il n’était pas d’accord avec lui sur l’idée que « la rente est un profit net et une nouvelle création de richesse » (ibid., p. 353) car pour lui, elle est une création de valeur et non de richesse. Pour justifier cette idée, il donne l'exemple de l'augmentation du prix du blé : en augmentant le prix du blé, qui ne s'échange pas seulement contre l'argent mais aussi contre une quantité élevé de toute autre sorte de marchandises, les propriétaires gagneront une valeur plus importante et la société obtiendra

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une valeur plus remarquable. C'est dans ce sens que Ricardo voit dans la rente une création de valeur. Pour justifier, de même, que la rente n'est pas une création de richesse, il considère qu'elle n'ajoute rien à la « masse des choses nécessaire, commodes ou agréables » (ibid., p.355). Il signale que « la rente est donc une création de valeur, mais non pas une création de richesse. Il n'ajoute rien aux ressources du pays; il ne lui fournit pas les moyens d'entretenir des escadres des armées; car le pays aurait été d'une meilleure qualité, et il pourrait employer le même capital sans donner naissance à la rente » (ibid.).

De même, Marx (1867) distingue entre l’intérêt du capital, la rente foncière et le profit. Il définit la rente foncière comme étant une forme de rente basée sur le mode de production capitaliste : « les véritables agriculteurs sont des salariés, occupés par un capitaliste, le fermier, qui ne voit dans l’agriculture qu’un champ spécial d’exploitation du

capital, le placement de son capital dans une sphère particulière de la production. Ce capitaliste fermier paie au propriétaire foncier, au propriétaire du sol, exploité, une redevance fixée par contrat et à verser à des moments déterminés, en vue d’être autorisé à placer son capital dans ce champ particulier de production. La somme payée s’appelle rente foncière, qu’elle s’applique à la terre cultivable, aux terrains à bâtir, aux mines, aux

pêcheries, aux forêts, etc. Elle est payée pour toute la durée du temps durant lequel le propriétaire a loué le sol au fermier » (Marx, 1867, p. 12). Pour lui, l’intérêt du capital est différent de la rente : l’« intérêt du capital ainsi incorporé à la terre, les améliorations que subit le sol en tant que moyen de production, peuvent constituer une partie de la rente payée par le fermier au propriétaire foncier, mais ne forment pas la rente foncière proprement

dite, payée pour l’usage du sol en soi, cultivé ou en friche »(ibid.). Donc, pour Marx, il ne faut jamais confondre entre la rente foncière et l’intérêt du capital car ce dernier ne représente qu’une partie de la rente.

Par ailleurs, cet auteur fait la différence entre le profit et la rente foncière : si on continue à payer une rétribution au propriétaire de la terre après l'enlèvement du bois, cette somme est considérée, dans ce cas, comme étant une rente parce qu'elle est destinée à la culture de la terre, soit en plantant des nouveaux arbres soit en faisant autre chose. Par ailleurs, si cette rétribution est destinée à un autre but – par exemple, enlever et vendre le bois, dans ce cas, elle est considérée comme étant un profit. En effet, il insiste sur

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l’importance de différencier le profit et la rente car selon lui, les causes qui produisent l’augmentation de la rente sont différentes de celles qui font accroître le profit.

Ces deux auteurs nous parlent aussi de la « rente différentielle ». Marx est d’accord avec Ricardo sur le fait que celle-ci est « la différence entre les produits obtenus par

l’emploi de deux quantités égales de capital et de travail » (Marx, ibid., p. 59). Mais, pour lui, Ricardo devrait ajouter « en tant qu’il s’agit de rente foncière et non pas de surprofit en général » (ibid., p. 58). L’idée de la rente différentielle est la suivante : parfois l’emploi de mêmes quantités de travail et de capital sur deux terres différentes est à l’origine de quantités variables de produits et donc les terres ont souvent des rendements différents. Etant donné que le prix du produit est le même et ne dépend pas de la terre, il en résulte que la somme qui reste après la rémunération du travail et du capital peut varier d’une terre à une autre et donc la rente différentielle sera équivalente à la différence entre les rémunérations apportées par deux terres de qualités différentes. Dans Le capital, Marx a consacré une grande partie du tome XIII intitulé Le procès d’ensemble de la production capitaliste à ce sujet pour mieux comprendre la notion de la rente différentielle et ses différentes formes. Il l’a définie comme étant « le résultat de la productivité différente d’égales mises de capital en des terrains dégale superficie, mais de fertilité différente, si bien quelle était déterminée par la différence entre le rapport du capital placé dans le terrain le plus mauvais, non productif de rente, et le rapport du capital placé dans le terrain le meilleur » (ibid., p. 94). Il existe plusieurs causes d’apparition de la rente différentielle ; citons par exemple la localisation : plus une terre est mieux située, plus son prix d’achat ou de location est élevé et nous pouvons en déduire que les terres les mieux situées sont à l’origine de la rente la plus élevée. De même, la rente différentielle apparait en présence des infrastructures, notamment le transport. Ainsi, la rente différentielle naît lorsqu’on compare la productivité de deux terres dont l’une est « la plus mauvaise » pour la production et la plus défavorable pour le transport au marché. La rente différentielle se transforme en une rente « absolue » lorsque le propriétaire de la terre fertile use de son monopole foncier pour fixer un prix (aux produits agricoles) supérieure à la moyenne fixée par la libre concurrence sur le marché : ce prix élevé produit la rente « absolue ». Pour Marx, « l’essence de la rente absolue consiste donc en ceci : des capitaux égaux placés dans des sphères de production différentes produisent, suivant leur composition

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moyenne, le taux de la plus-value32 et l’exploitation du travail étant les mêmes, des quantités différentes de plus- value » (ibid., p. 42).

Marx ajoute que ce qui fait augmenter la rente n’est pas seulement l’accroissement de la population mais c’est aussi le développement du capital fixe placé dans la terre et que la masse totale de la rente ou, en d’autres termes, la rente totale d’un pays augmente avec la masse du capital introduit, indépendamment du prix de chaque terrain ou de l’augmentation de la rente pour chaque terrain ; c’est l’étendue de la masse cultivée qui fait augmenter la masse de la rente. Et pour nous permettre de mieux comprendre quand une rente existe, il dit : « partout où des forces naturelles peuvent être monopolisées et assurer à l’industrie qui les emploie un surprofit, que ces forces naturelles soient une

chute d’eau, une mine riche en minerai, une eau poissonneuse, un bon terrain à bâtir,

l’individu qui en a la propriété enlève à lexploitant le surprofit, en exigeant de la rente » (ibid., p. 59).

Pour continuer dans le développement de la notion de la rente foncière, cet auteur analyse la transformation de celle-ci en trois formes: la rente en travail, la rente en produits et la rente en argent. Il désigne par la rente en travail, le montant de la rente foncière payée en travail ou qui consiste en surtravail non payé ; ce surtravail prend la forme de surproduit que le producteur immédiat crée en travaillant gratuitement la terre du propriétaire foncier. Cette rente dépend, dans son étendue et dans son existence, du travail obligatoire à fournir à ce dernier. Ce propriétaire peut être parfois l’État et, dans ce cas, la rente et l’impôt coïncident, ou plutôt il n’y aura plus de distinction entre cette forme de la rente foncière et l’impôt. Pour ce qui est de la rente en produits, elle est, pour Marx, la forme dominante de la rente foncière et elle existe dans des conditions de production plus développées que celles qui accompagnent la rente en travail. Elle se différencie de cette dernière « en ce que le surtravail n’est plus à fournir dans sa forme naturelle, sous la surveillance directe et la contrainte du propriétaire foncier ou de ses représentants, mais que le producteur

32 Le taux de la plus-value, selon Marx, exprime la quantité de capital variable et son apport au capitaliste. Il est égal au rapport entre le capital variable et la plus-value.

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immédiat est stimulé par la force des circonstances et les dispositions légales, et non plus par la contrainte et le fouet, à la fournir sous sa propre responsabilité » (Marx, ibid., p. 76). En d’autres termes, le producteur immédiat, possédant les moyens de production nécessaires, est sensé créer le surproduit sur sa propre terre et le remettre, sous forme de surproduits, au propriétaire foncier en vertu d’une contrainte économique. Cette rente suppose, selon Marx, l’exploitation naturelle et que l’agriculture soit complétée par l’industrie familiale et donc que le surproduit qui forme la rente est le produit de ce double travail. La rente en argent n’est que la conséquence d’une simple transformation de la rente en produit : au lieu de payer la rente sous forme de surproduit dans le cas de la rente en produit - qui n’est que la transformation de la rente en travail - le producteur immédiat, dans le cas de la rente en argent, paie directement le prix de ces produits à son propriétaire foncier (l’État ou un particulier). Dans ce cas, les produits sont convertis en argent. Il n’est donc pas suffisant que l’excédent du profit soit sous sa forme naturelle mais il faut plutôt qu’il soit sous la forme argent. Pour Marx, la transformation, d’abord localisée, ensuite plus ou moins nationale, de la rente en produit en une rente en argent suppose un développement déjà plus considérable du commerce, de l’industrie urbaine, de la production générale des marchandises et, par conséquent, de la circulation monétaire.

La rente n’est pas exclusivement foncière, elle peut être minière, pétrolière ou forestière : « dans la pensée néoclassique, la rente représente un revenu qui peut être accaparé à la faveur d’un mauvais fonctionnement de la concurrence qualifié de défaillance du marché, par exemple lorsque l’offre ou la demande ne sont pas parfaitement élastique, c’est-à-dire ne réagissent pas à une variation des prix. Le cas du pétrole est particulièrement significatif » (Aknin et Serfati, ibid., p. 37). Dans ce cas, la question qui se pose : qui bénéficie de cette rente ? Et comment celle-ci est répartie ? Selon Aknin et Serfati, « les ressources naturelles sont exploitées par des compagnies étrangères qui reversent la rente

aux États lorsqu’ils sont propriétaires. […]Dans un tel contexte, la rente se voit partagée entre les sociétés transnationales, ‘recyclée’ sur les places financières offshore ou encore gaspillée dans le pays ; elle ne saurait être considérée comme une richesse pour les populations locales » (ibid., p. 40). Cette idée rejoint l’idée de Ricardo signalée plus haut : la rente n’est pas une création de richesse.

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De plus, « détenir des brevets, qui créent une rareté artificielle sur les connaissances, ou des actifs financiers, qui font des actionnaires les propriétaires exclusifs

des ressources de l’entreprise, permet de capter des rentes sans lien avec la nature » (ibid., p. 36). Cette rareté des ressources fait apparaitre ce qu’Alfred Marshall (1980) appelle « la quasi-rente ». Par exemple, quand une entreprise réussit à obtenir un brevet, elle aura un avantage par rapport aux autres entreprises et, par suite, elle gagnera une rente en raison de cet avantage. Mais, d’autre part, les autres réagiront pour faire face à l’avantage de cette entreprise tout en cherchant de nouveaux procédés de production qui peuvent être meilleurs que les siens et donc celle-ci va perdre l’avantage qu’elle détient. La ˝quasi-rente˝ est donc considérée comme temporaire car elle disparait avec la disparition de l’avantage. Selon Marshall, « le revenu provenant de toute aptitude, exceptionnelle ou non, qu'elle appartienne à un patron ou à un ouvrier, peut être regardée comme une quasi-rente » (Marshall, 1980, p. 135).

Après avoir présenté les formes globales de rentes, nous s’attarderons sur la différence entre celles identifiées dans le capitalisme antique et celles apparues dans les systèmes capitalistes contemporains, les pays arabes en particuliers.