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Chapitre 2 Cadre théorique

2.3 Les différentes logiques marchandes

Les industries culturelles sont organisées autour de plusieurs modèles socioéconomiques. La théorie des industries culturelles étudie le fonctionnement et le circuit de vie d’un produit culturel, du moment de son idéation à celui de sa consommation finale. De ce fait,

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elle différencie plusieurs logiques de fonctionnement, dérivées des différents types de biens culturels décrits par la théorie des industries culturelles : la logique de l’édition de marchandises culturelles, la logique de la production de flot, la logique de l’information écrite, la logique de la production de programmes informatisés et la logique de la retransmission du spectacle vivant (Perticoz, 2012 : 2). Dépendamment du bien produit et du domaine ou de la filière concernée, la logique socioéconomique qui cadre la diffusion et la valorisation pourra donc varier. (Guibert, Rebillard, Rochelandet, 2016)

En tout premier lieu, la logique du modèle éditorial est caractérisée par le fait que les biens ne peuvent se périmer avec le temps (Guibert, Rebillard, Rochelandet, 2016). Les livres ou les œuvres musicales sont des domaines où l’utilisation des biens par un usager ne diminue pas la valeur du dit bien pour les autres usagers et qui s’inscrivent dans la durée. Une personne peut consommer un livre plusieurs fois et la valeur de ce bien ne décroît pas, ce qui justifie le fait que l’accès au produit est payant. À l’inverse, le modèle de flot couvre des biens qui sont rapidement périssables, avec une diffusion en direct et difficilement archivables : ceci justifie que l’accès sera gratuit pour le consommateur et la valorisation sera plutôt faite auprès d’autres sources comme les annonceurs publicitaires (Guibert, Rebillard, Rochelandet, 2016). Les journaux télévisés, les bulletins météo et des capsules radio sont des exemples de biens qui périssent avec le temps et les diffusions.

En ce qui concerne l’industrie de la presse écrite, les acteurs s’inscrivent dans une logique double qui comprend des éléments issus à la fois du modèle éditorial et du modèle de flot (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013). D’une part, la signature de l’auteur et le type d’achat par paiement direct au producteur sont des éléments provenant du modèle éditorial. Le financement de la presse écrite provient donc en partie des consommateurs qui achètent une version imprimée ou numérique intégrale du journal, ce qui entre dans le modèle éditorial (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013 ). De l’autre, le modèle prévoit aussi la rémunération par la publicité : l’organisation des contenus et leur date de péremption font en sorte que le modèle de flot entre en jeu (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013). Dans ce cadre « la publicité constitue une source de financement des biens non-rivaux gratuits, ce qui par extension profiterait aux consommateurs » (Smyrnaios, 2017 : 89).

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Les réseaux sociaux et les acteurs de l’infomédiation capitalisent sur l’attention déjà détenue par la majorité des entreprises qui produisent des contenus informationnels et culturels. Dans ce contexte, l’attention renforce sa valeur marchande, tant pour les entreprises de presse que pour les réseaux sociaux. Les infomédiaires ont plusieurs impacts sur le fonctionnement et les contenus des entreprises de presse : « firstly, they [les

infomédiaires] have control over the news they carry ; secondly, in terms of editorial-like decisions regarding news content they link to or carry ; thirdly, in terms of the economic impact they have on the news market; and finally, in terms of the political influence they yield » (Siapera, 2013 : 12). Ainsi, les infomédiaires ont une influence sur la portée

potentielle des articles qu’ils choisissent sur leur plateforme et ils détiennent à ce titre une certaine influence politique (cet enjeu a déjà été abordé avec le cas de Facebook et les élections américaines de 2016).

À noter ici que, lorsqu’il est question du journalisme numérique, le modèle de financement de la presse écrite redevient en bonne partie indirect, plus proche du modèle de flot : « le spectateur n’apporte pas de contribution économique et profite donc gratuitement des contenus. Dans ce cas, le financement est collectivement et indirectement assuré en amont par un tiers, le plus souvent des annonceurs publicitaires » (Perticoz, 2012 : 3). Les dernières années ont montré qu’il est très difficile de faire payer les lecteurs pour les articles en ligne. En 2019, seulement 8% des lecteurs canadiens ont payé pour des nouvelles numériques en français (Brin, dans Digital News Report, 2019), là où autrefois les entreprises de presse faisaient payer aux lecteurs pour avoir l’accès aux contenus numériques (Sonnac, 2009). Cela se faisait par l’entremise d’un abonnement mensuel, ou d’un achat à la carte. Ce type de financement, qui fonctionnait bien pour les versions papier des journaux, ne se reporte pas de la même façon sur le numérique. Plusieurs entreprises de presse ont dû revoir leur modèle d’affaires en ligne :

L’accès gratuit à de nombreux contenus, souhaité par les entreprises médiatiques (presse gratuite d’information, télévision généraliste, radio) ou imposé (comme le piratage dans l’industrie du disque, par exemple) conduit l’ensemble des acteurs du monde des médias à reconsidérer leur modèle d’affaires, qui s’appuie sur le mécanisme de la plateforme d’échanges. La gratuité constitue une dimension essentielle dans l’ère du numérique, même si elle ne représente pas un phénomène nouveau pour les médias de masse. (Sonnac, 2009 : 36).

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Ce nouveau type de modèles d’affaires engendre de nombreux changements pour les entreprises de presse. En effet, en perdant une partie du revenu de ce marché à double versant, il leur faut donc trouver un moyen pour compenser cette perte. Les annonceurs redeviennent donc le revenu primaire pour l’industrie de la presse (Sonnac, 2009). Ceci étant dit, les chiffres d’audience sont d’autant plus essentiels pour la survie des entreprises de presse : « En tant qu’opérateurs essentiels de la viabilité économique, les résultats d’audience, notamment quantitatifs, deviennent les données légitimes. Dès lors, la mesure d’audience s’impose comme un puissant système de consultation du public » (Sonnac, 2009 : 37).

Le modèle de flot est donc particulièrement intéressant pour analyser le contexte de production, diffusion et valorisation des contenus disponibles en ligne. Il y a une diffusion en continu de l’information et le renouvellement de l’offre est très rapide au courant de la journée. L’importance de la programmation est remise de l’avant : « la culture de flot repose sur le remplacement rapide d’un contenu par un autre. Le rôle principal est assuré par le programmateur. Les recettes étant assurées majoritairement par la publicité, il importe ici de maximiser les ventes d’espaces auprès des annonceurs » (Guibert, Rebillard, Rochelandet, 2016 : 16). Dans le cas des entreprises de presse numériques, le programmateur serait alors le gestionnaire de contenu, qui s’occupe de la mise en page et présentation des articles, ainsi que de la diffusion sur les différentes plateformes des entreprises de presse (notamment les réseaux sociaux). Les programmateurs jouent alors un rôle principal dans la rentabilité des articles journalistiques.

Par ailleurs, le modèle de courtage qui caractérise le fonctionnement des infomédiaires numérique est en plein essor. Les plateformes représentent une catégorie très différente dans les industries culturelles, car elles délaissent la phase de production pour se concentrer davantage sur la diffusion (ou rediffusion) d’informations (Goyette-Côté, 2011). Pour rentabiliser leur activité, nous l’avons vu, elles « se fondent sur des algorithmes qui exploitent de manière industrielle l’agrégation automatique des jugements incertains, dispersés et aléatoires de la foule des internautes » (Smyrnaios, 2017 : 74). On peut donc conclure que les infomédiaires permettent de bâtir un pont entre la production d’un article et les consommateurs des nouvelles. Ils ne produisent pas d’informations, mais permettent à

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un plus grand nombre de personnes d’acquérir l’information diffusée, par le biais de leurs plateformes (Goyette-Côté, 2011).

Ainsi, les infomédiaires façonnent la manière de faire des entreprises de presse, en alimentant une logique de flot chez ces dernières : certaines d’entre elles cherchant à capter un nombre maximum de lecteurs, elles ont pu avoir recours à la stratégie du piège à clic. L’éditeur de presse, quant à lui, continue pourtant à jouer un rôle central dans le fonctionnement des entreprises de presse en lien avec les activités de gestion de communauté. En cherchant à attirer l’attention des annonceurs et celle des lecteurs potentiels, l’éditeur coordonne les deux intérêts des entreprises médiatiques : « S’agissant de la presse écrite, ce sont des effets de réseaux croisés qui coexistent : la satisfaction d’un consommateur pour un bien vendu sur un marché dépend de la taille de la demande pour un autre bien sur un marché différent, et vice versa » (Sonnac, 2009 : 21).

Il fait des choix pour son entreprise, en fonction à la fois de la demande du public et celle des annonceurs. Il joue également un rôle déterminant dans le placement des publicités, et conséquemment dans le nombre de publicités présentées (Sonnac, 2009), mais oriente de différentes manières la ligne éditoriale retenue. En fonction des entreprises et de leurs objectifs premiers, les intérêts des annonceurs peuvent pourtant primer sur ceux des lecteurs :

Dans le secteur de la presse écrite, le pouvoir des consommateurs est en partie transféré aux annonceurs qui ont la possibilité, en tant que principal financeur, d’imposer un certain « type » d’informations que les éditeurs se doivent d’offrir aux lecteurs. Le rôle de la publicité peut aussi dépasser celui de la seule influence possiblement exercée sur le contenu (Sonnac, 2009 : 32).

Les éditeurs ont donc pour rôle de faire coïncider les contenus produits avec les intérêts des différents acteurs participants (Sonnac, 2009). Ils sont en constante concurrence avec leurs homologues des autres médias et doivent en plus faire face à l’émergence de nouveaux acteurs, comme les moteurs de recherche, qui prennent de plus en plus de parts du marché publicitaire (Smyrnaios, 2017). En contexte numérique, les éditeurs doivent trouver la

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bonne stratégie de coopétition avec les infomédiaires, dans le but de rejoindre un plus grand public cible tout en maximisant les revenus. En effet, « dans la course à l’audience, le référencement apporté par les moteurs de recherche joue un rôle très important, presque aussi important que la notoriété d’un titre » (Sonnac, 2009 : 39).

2.3.1. Opérationnalisation du modèle de flot

Dans le modèle de flot, la programmation est donc un aspect central dans l’analyse. En effet, « c’est donc la grille qui assure le mécanisme, vital pour la filière, de rémunération indirecte et en amont » (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013 : 156). Le modèle de flot est à la base du travail des gestionnaires de contenus, qui doivent s’assurer du placement du produit – les articles journalistiques – et s’assurer de la maximisation de la visibilité du produit.

Dans le cadre de ce mémoire, la question de la programmation et de la mise en visibilité est centrale dans l’explication de l’utilisation des pièges à clic dans le journalisme numérique. En effet, le modèle de flot permet d’expliquer les logiques sous-jacentes du travail des gestionnaires de contenus. En examinant les stratégies concrètes de programmation et de diffusion des articles journalistiques sur les différentes plateformes, nous sommes en mesure d’opérationnaliser le modèle de flot dans les logiques marchandes des différentes entreprises de presse étudiées.

Les stratégies de diffusion des entreprises seront présentées dans les chapitres qui suivent et ainsi pourront démontrer comment ce modèle a des conséquences profondes sur les stratégies de diffusion des entreprises de presse étudiées