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III D E L’ACTEUR À L’ÊTRE :

3- Les dialogues de Jean Giraudoux et Jean Cocteau.

Au théâtre, le comédien existe non seulement par sa présence en chair et en os mais aussi car il est le centre même de l’art dramaturgique. Il prend la parole et fait entendre sa voix. D’où l’importance des dialogues au théâtre. En revanche, le cinéma s’est d’abord constitué sans dialogue. Leur présence à l’écran sous la forme d’intertitres décalait l’image en mouvement du texte. La compréhension du récit cinématographique découlait avant tout du visuel. Avec l’apparition du cinéma dit « parlant », les dialogues et la voix ont gagné une importance nouvelle. Comme le rappelle Michel Chion, la voix humaine devient alors « plus grosse que le corps »2, distinctement entendue, car il faut que le texte soit intelligible, comme au théâtre. Alors la voix prend le pas sur les autres sons, sa présence en hiérarchise la perception3.

On aurait pu croire que Bresson, qui se méfiait déjà dans les années quarante des bavardages trop explicatifs, chercherait pour ses deux premiers films à effacer le dialogue, le réduire au maximum. Et cependant, il va trouver deux personnages issus du théâtre, tenant le haut de l’affiche à l’époque, pour écrire les dialogues. En fait, pour Les Anges du péché, Robert Bresson n’a pas choisi en toute liberté le dialoguiste : le producteur, Roland Tual,

avec le soleil en chef dextre, et cette devise : “ Je poursuis la gloire. ” Sans lui parler, je me penchai vers lui, je pris son pinceau et j’effaçai l’oiseau à la place je fis un jardinier greffant, avec ces mots pour devise : “ Plutôt l’utilité que la gloire. ” Vous l’eussiez vu rougir, mais ensuite il devint un vaillant chevalier. »

TENNYSON Alfred : Les Idylles du Roi (« Idylls of the King » traduit et mis en prose par Francisque Michel), éditions Terre de Brume, Dinan, 2011, pp. 61-62. Coïncidence amusante : Merlin parle à Viviane, femme vengeresse, qui tente de le tromper pour lui arracher le secret d’un charme chez Tennyson.

1 BRESSON Robert : Bresson par Bresson, op.cit., p. 214. L’actrice tiendra quant à elle des propos pour le

moins virulents à l’égard du réalisateur : « Je n’ai jamais haï personne comme j’ai haï Robert Bresson sur le plateau […] Oui, je l’ai haï de tout mon cœur […] Il poussait jusqu’à l’absurde son rôle de metteur en scène de cinéma. D’autres le font en battant leurs interprètes pour les obliger à pleurer et photographier leurs larmes. C’est insupportable et cela appelle le mépris. Lui, il les tuait doucement, gentiment, pour en garder la carapace. C’est bien plus estimable et cela mérite la haine… » CASARES Maria, op.cit., p. 48.

2 CHION Michel : La Voix au cinéma, éditions Cahiers du cinéma, collection « Essais », Paris, 1982, p. 71. 3 Ibid., p. 16.

exigeait un écrivain de renom1. Le cinéaste demande alors à Jean Giraudoux dont les textes seront publiés sous le titre Le Film de Béthanie aux éditions Gallimard. A cette époque, il est visiblement satisfait de ces dialogues très écrits puisqu’il demandera à Jean Cocteau d’écrire ceux du film suivant. D’ailleurs dans ses Notes sur le cinématographe, il ne bannit pas forcément les longs textes : « Un flot de paroles ne nuit pas à un film. Affaire d’espèce, non de quantité. »2 Mais de quelle espèce relèvent-ils donc ces dialogues ? Comment Bresson incline-t-il ces textes très littéraires à son cinéma ?

Que ce soit pour Les Anges du péché ou Les Dames du bois de Boulogne, il garde la maîtrise et impose à ses collaborateurs des cadres très précis3. Jean Cocteau avouera s’être complètement plié : « Mon rôle de dialoguiste ? Presque nul. Bresson me donnait les scènes, le nombre de répliques. »4 Quant aux dialogues de Jean Giraudoux, ils subiront des coupes (quand ce ne sont pas des séquences entières qui disparaissent). Le Film de Béthanie autorise la comparaison. Ainsi, dans la première séquence où Mère Prieure vient chercher Agnès (qui chez Giraudoux s’appelle Madeleine) à sa sortie de prison, Bresson a-t-il supprimé un dialogue trop explicite. Quand elles doivent rejoindre le taxi garé dans une rue éloignée de la prison :

« LA PRIEURE.

Nous n’avons pas le temps, et la voiture n’est pas très loin. MADELEINE.

Pourquoi n’est-elle pas ici ? LA PRIEURE.

Pour que vous puissiez décider de nous suivre en toute liberté. »5

Dans le film, Bresson ne justifie pas cet éloignement de la voiture, il en garde l’énigme. Il élague surtout un détail, et aime d’ailleurs citer l’Ecriture sainte pour légitimer ce dépouillement : « Toute parole oiseuse te sera comptée »6. Il épure le texte comme l’image ou le jeu des acteurs. Il supprime systématiquement les explications un peu lourdes. Quand Anne-Marie quitte sa mère, elle ne se disculpe pas comme chez Giraudoux : « Tu es vraiment venue pour me permettre de sacrifier ce qui m’est le plus précieux au monde, ce que j’ai le

1 « Giraudoux et le cinéma », France Culture, 17 février 1969 in BRESSON Robert : Bresson par Bresson,

op.cit., p. 29.

2 BRESSON Robert, op.cit., p. 39.

3 BRESSON Robert : Bresson par Bresson, op.cit., p. 29. 4 Jean Cocteau cité in GUTH Paul, op.cit., p. 37.

5 GIRAUDOUX Jean, op.cit., p. 18.

plus souhaité depuis que je suis ici, l’heure où je te reverrais… Merci… Adieu. »1 Bien au contraire, le spectateur comble lui-même l’ellipse car le montage montre, dans la séquence suivante, Anne-Marie brûler les photographies de sa mère en sanglotant.

Les dialogues de Giraudoux, bien que raccourcis à certains endroits, n’en gardent pas moins un cachet très littéraire. L’écrivain use de beaucoup de métaphores, de comparaisons et de préciosités : « C’est quand le monde prend la forme d’une feuille de papier qu’il pèse sur nous de tout son poids », « Mais le jour où vous êtes sortie, vous avez eu une aventure affreuse. Vous avez vu un globe de feu, vous avez heurté un fantôme. » Autant de formules qui ornent, embellissent le texte. On entend rarement de dialogues aussi délicats au cinéma, ils participent ici beaucoup à forger l’identité du film et le distinguent par leur timbre justement littéraire. Les Anges du péché n’est pas encore du cinématographe mais ce flot de paroles précieuses qui le maintient sous l’influence d’un autre art en fait pourtant un objet cinématographique à part.

Avec Jean Cocteau, Bresson arrivera à plus de précisions et moins de préciosité (sans s’en débarrasser complètement). Cocteau réussit à la fois à être concis et sophistiqué. Le texte, à l’instar de ses dessins, est dans le trait et le net ; tout ce que Bresson apprécie en fait2. Truffaut pensait d’ailleurs que la patte de Cocteau dans Les Dames du bois de Boulogne était plus « cocteauesque » que dans les autres travaux du poète « parce que Cocteau avait probablement été épuré par Bresson »3. Bresson transformerait-il en or pur tout ce qu’il touche ? A propos de ses dialogues, Cocteau déclarait « Dans Les Dames du bois de

Boulogne, je n’étais que le serviteur amical de Robert Bresson, qui voulait un dialogue sec et

proche du style de Diderot. »4 En effet, les paroles claquent toujours. Contrairement aux dialogues des Anges du péché qui semblent ruisseler, les mots des Dames du bois de

Boulogne se gravent dans la mémoire par ce mélange de concision et de raffinement : « Ne

me démolissez pas mes échafaudages », l’inoubliable « Je ne peux pas vous recevoir, entrez ! »… Les formules les plus nettes sont aussi les plus mémorables : « Je me vengerai. », « Lutte. – Je lutte. […] – Reste, reste avec moi, reste. – Je reste. »

A ce titre, Bresson avouait avoir choisi le récit de Mme de La Pommeraye pour certaines formules, très simples : « Ce qui m’avait attiré, c’était la construction dramatique admirable de Diderot et certains mots comme “ Qu’allons-nous devenir ? ” que je voulais

1 GIRAUDOUX Jean, op.cit., p. 61. 2 Se référer à QUEVAL Jean, op.cit., p. 12.

3 TRUFFAUT François : « Entretien avec François Truffaut » (réalisé par Mireille Latil-Le Dantec), 1977, in

Collectif (Cinémathèque française): Robert Bresson : Eloge, op.cit., p. 83.

conserver tels quels dans mon adaptation. »1 Toutefois, l’ornement littéraire dans les dialogues des Dames du bois de Boulogne demeure : « J’aime l’or. Il vous ressemble. Chaud, froid, clair, sombre, incorruptible… » Mais justement les dialogues de Cocteau, au même titre que ceux de Giraudoux, distinguent l’œuvre de Bresson « dans un ton légèrement fleuri, inhabituel au cinéma. »2 On imagine mal ces deux films sans les mots de Giraudoux et Cocteau. Par la suite, Bresson les reniera en tant qu’objet filmique mais ne les décriera pas, affirmant même les aimer toujours dans les années soixante 3.

D’ailleurs, ces dialogues, aussi ornementés soient-ils, visent l’utile. Dans Les Dames

du bois de Boulogne, le style précis et sec permet aux voix des acteurs de mieux résonner.

Leur beauté, dans ce film, résulte de leur manière d’articuler un texte à la fois recherché et direct, délicat, voire sensuel, et tranchant. En mettant en avant la parole, ces dialogues ne servent pas finalement à rendre intelligible le texte, mais plutôt à épurer les sons humains, comme Bresson le fait avec les autres sources de bruit. Outre les mémorables citations de Cocteau, la façon de parler des comédiens demeure inoubliable : voix chevrotante et abimée pour Mme D., gracieuse, presque charnelle, chez Agnès avec un léger accent, distingué et mélodieux. Ton nasard et enfantin de Jean, contrepoint à la voix de Jacques, douce, posée, sombre. Et bien sûr, voix grave, un brin lascive et quelque peu enrouée de Maria Casarès, dont on semble entendre une réminiscence d’accent espagnol, mais à peine perceptible. Preuve, en quelque sorte, que le dialogue permet de recouvrer l’essence de ces voix, leur pureté.

De surcroît, en plus d’exposer la grâce de la voix humaine, les textes de Giraudoux et Cocteau permettent aussi de clamer, si j’ose dire, les vertus du silence. « Le cinéma sonore a surtout inventé le silence. »4 déclarait Bresson en 1946. Les longs monologues, démonstratifs, d’Anne-Marie soulignent la discrétion de Thérèse, les bavardages de Jean rendent palpable le mutisme d’Hélène qui tait sa souffrance et celui d’Agnès qui voile son passé. Comme si Bresson prenait toujours l’avis des poètes, celui d’Emily Dickinson en l’occurrence :

1 Entretien avec Michel Sibiet pour la RTBF, 23 février 1965, in BRESSON Robert : Bresson par Bresson,

op.cit., p. 154.

2 Jean Cocteau cité in GUTH Paul, op.cit., p. 37.

3 « Giraudoux et le cinéma », France Culture, 17 février 1969 in BRESSON Robert : Bresson par Bresson,

op.cit., p. 30.

« Les mots dits par les gens heureux Sont piètre mélodie

Mais beauté ceux que sentent Les silencieux – »1

Et Jean Cocteau de préciser encore sur son travail : « Les dialogues c’est où on ne parle pas. Ici, ils ont l’air de parler, mais ils ne parlent pas. J’ai donné à l’essentiel un côté de fioriture qui le fait paraître long quand il est court. »2 Si l’on revient sur la première séquence des Dames du bois de Boulogne, on perçoit l’importance du monologue, très sobre, de Jacques : « Vous souffrez… je sais bien que je vous agace, mais je suis votre plus vieil ami et si vous vous taisez, je vous parle. » C’est par le silence que lui oppose Hélène que l’on pressent la souffrance. La parole est nécessaire pour transformer ce silence. Il s’agit ni plus ni moins de contact et de contraste : un échange en fait. « Un film est tout entier en rapports. »3 rappelle Bresson.

1 DICKINSON Emily : Quatrains et autres poèmes brefs (traduit par Claire Malroux), éditions Gallimard,

collection « Poésie », Paris, 2000, p. 219.

2 Jean Cocteau in GUTH Paul, op.cit., p. 13. 3 Robert Bresson in QUEVAL Jean, op.cit.