• Aucun résultat trouvé

III D E L’ACTEUR À L’ÊTRE :

1- L’acteur de cinéma et le modèle bressonien.

Premier constat, l’acteur de cinéma est un fantôme : « Star system où hommes et femmes ont une existence de fait (fantomatique). »1 Diderot disait déjà en parlant du comédien de théâtre que son talent consiste à « imaginer un grand fantôme et de le copier de génie. »2 Or, justement, au théâtre ce fantôme prend vie, chair, par la présence de l’acteur. Le dramaturge crée un concept abstrait que le comédien concrétise. Au cinéma, l’acteur matérialise le personnage d’un scénariste au tournage, mais la captation sur pellicule transforme sa présence en absence. Ce n’est plus l’acteur que le spectateur regarde dans la salle obscure, mais son image, « analogon électrique, vestige de quelque chose qui a vécu, bougé, souri, pleuré devant la caméra, mais dont il ne reste presque rien »3. Pour Bresson, il s’agit donc de prendre ce fragment de réel qu’est l’être humain, tel qu’il est, sans le garnir pour qu’il puisse renaître par la magie du montage. « Modèles. Ce qu’ils perdent en relief apparent pendant le tournage, ils le gagnent en profondeur et en vérité sur l’écran. Ce sont les parties les plus plates et les plus ternes qui ont finalement le plus de vie. »4 On voit bien là qu’il tente de retourner la situation : l’acteur doué d’intentions (quant à son jeu) devient sur l’écran une matière définitivement sans intention ni subjectivité, un fantôme. Fort de ce constat, Bresson inverse le processus, il fait de son modèle, un objet pur, abstrait, sans intelligence, comme un trait, un rythme, une couleur : le modèle, en peinture, ne pense pas, il pose. Le montage permettra alors une transformation qui n’a pas encore eu lieu et fera vivre le personnage au sein du film.

Bresson qui n’aime rien d’autre que la simplicité ne peut que rejeter l’acteur, élément le plus complexe d’un film (et sans doute le plus difficile à manipuler). Car l’acteur est multiple. Au moins, est-il toujours double. Quand Diderot fait l’éloge de la comédienne La Clairon, il écrit : « Elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s’entendre, se voir, se juger et juger les impressions qu’elle excitera. Dans ce moment, elle est double : La petite Clairon et la grande Agrippine. »5 Bresson observe également :

« Pour un acteur, il ne faut pas être soi-même, il faut être un autre. Il se passe alors une chose très bizarre : cet appareil qu’est la caméra prend tout, n’est-ce pas, c’est-à-dire

1 BRESSON Robert, op.cit., p. 49. 2 DIDEROT Denis, op.cit., p. 145. 3 NACACHE Jacqueline, op.cit., p. 11. 4 BRESSON Robert, op.cit., p. 75. 5 DIDEROT Denis, op.cit., p. 116.

qu’elle prend l’acteur qui est lui-même et un autre à la fois. Si on veut bien regarder cela de très près, on voit immédiatement qu’il y a du faux : le résultat n’est pas vrai. »1

En fin de compte, pour lui, l’acteur au cinéma est comme le Paon d’Apollinaire : quand il fait la roue, il « apparaît encore plus beau Mais se découvre le derrière. »2 La supercherie ne fonctionne pas car la caméra capte automatiquement le réel, à la fois le personnage et la personne.

Bresson refuse également le manque d’anonymat (« X, célèbre star, aux traits archiconnus, trop intelligibles. »3) et la persona de l’acteur, c’est-à-dire tout le sous-texte des personnages qu’un comédien a incarnés et qui le dotent d’une sorte d’aura et d’un contexte culturel auprès du public.

« Admettre que X soit tour à tour Attila, Mahomet, un employé de banque, un bûcheron, c’est admettre que X joue. Admettre que X joue, c’est admettre que les films où il joue relèvent du théâtre. Ne pas admettre que X joue, c’est admettre que Attila = Mahomet = un employé de banque = un bûcheron, et c’est absurde. »4

Le cinématographe, comme l’alchimie, est une science précise,

mathématique. L’élimination de l’acteur apparaît comme une conséquence logique de la recherche bressonienne sur le réel et la nature.

Du coup, le réalisateur affirme : « Il ne s’agit pas de jouer « simple », ou de jouer « intérieur », mais de ne pas jouer du tout. »5 Dans son essai, Diderot écrit : « Un moyen sûr de jouer petitement, mesquinement, c’est d’avoir à jouer son propre caractère. Vous êtes un tartuffe, un avare, un misanthrope, vous le jouerez bien ; mais vous ne ferez rien de ce que le poète a fait ; car il a fait, lui, le Tartuffe, l’Avare et le Misanthrope. »6 Bien au contraire, Bresson cherche l’anonyme qui soit à la fois unique et commun, aussi bien la personne qu’une personne. Le modèle est un, singulier, et Bresson recommande à ceux qu’il choisit de ne plus

1 BRESSON Robert : « Propos de Robert Bresson », revue Cahiers du cinéma n°75, octobre 1957, p. 4-5. 2 « Le Paon

En faisant la roue, cet oiseau, Dont le pennage traîne à terre, Apparaît encore plus beau, Mais se découvre le derrière. »

APOLLINAIRE Guillaume : Le Bestiaire [1920] in Alcools, éditions Gallimard, collection « Poésie », Paris, 2004, p. 171.

3 BRESSON Robert, op.cit., p. 84. 4 Ibid., pp. 25-26.

5 Ibid., p. 99.

faire de cinéma après avoir tourné avec lui1. Car aussitôt qu’ils apparaissent à nouveau à l’écran dans un rôle, ils exhument le souvenir de leur personnage dans les films de Bresson et deviennent multiples, pluriels2.

Le modèle est « Mouvement du dehors vers le dedans. (Acteurs : mouvement du dedans vers le dehors.) »3 Par conséquent, le cinéaste remet en cause l’expressivité des comédiens alors que le modèle renferme son essence en lui. « L’important n’est pas ce qu’ils me montrent mais ce qu’ils me cachent, et surtout ce qu’ils ne soupçonnent pas qui est en

eux. »4 Le modèle ne se connaît pas, il est une énigme pour lui-même autant que pour le spectateur. Enfoui en lui-même, il demeure un mystère ; ce qui équivaudrait à dire qu’il est anti-narratif, anti-dramatique. Il représente lui-même une ellipse qui échappe au récit du film.

Il est notable d’ailleurs que Bresson choisit la plupart du temps des adolescents qui se cherchent et qu’il construit avec eux une relation particulière, notamment semble-t-il avec les jeunes filles. Anne Wiazemsky et Dominique Sanda ont débuté leur carrière au cinéma avec Bresson alors qu’elles avaient respectivement dix-sept et seize ans. Elles reconnaissent au cinéaste de les avoir sinon révélées à elles-mêmes, du moins aidées dans leur quête d’identité5. Encore une fois, le modèle constitue l’antithèse de l’acteur. A cet égard, Diderot déclare que l’âge fait le grand comédien, car seules l’expérience et la distanciation permettent d’incarner un personnage avec perfection sans le sentir. Au contraire, la jeunesse trop emportée, trop passionnée tendra à jouer « avec ses entrailles » au lieu de jouer avec son cerveau6.

Au cinéma, l’acteur se pare d’un jeu plus naturaliste qu’au théâtre parce que la proximité des gros plans l’oblige. Mais ce jeu se démode très facilement avec le temps : « Le naturel […] ne peut se protéger du vieillissement, car il dépend étroitement du culturel,

1 Se référer aux propos d’Anne Wiazemsky et Humbert Balsan in Collectif : Hommage Robert Bresson, op.cit.,

p. 14 et pp. 23-24.

2 A ce propos, on aurait aimé savoir ce que Bresson pensait de l’hommage que lui a rendu Jacques Demy dans

son film Lola (1961). Elina Labourdette y joue le rôle de Mme Desnoyers, mère solitaire, qui fut danseuse. Au cours du film, sa fille Cécile dévoile une photographie de sa jeunesse qui montre en fait Agnès des Dames du

bois de Boulogne dans sa tenue de danse au music-hall. Demy ressuscite ainsi un souvenir cinématographique

dans un film qui est bien loin de la vision d’un Bresson sur le cinéma. D’ailleurs, ce dernier ne comprenait pas qu’on puisse faire un film comme Les Parapluies de Cherbourg. C’est Anne Wiazemsky qui délivre ce détail : « Mag Bodard était la productrice de Au hasard Balthazar, et elle produisait au même moment Les Parapluies de

Cherbourg. Elle nous en parlait quand elle venait déjeuner avec nous. Et le soir, Bresson commentait le récit de

Mag Bodard, avec une totale incompréhension : “ Alors, comme ça, il y a des gens qui chantent, qui vendent des parapluies ? ” Ce n’était pas du mépris, il estimait simplement qu’il n’avait rien à voir avec tout cela. » Ibid., p. 4.

3 BRESSON Robert, op.cit., p. 17. 4 Ibid., p. 68.

5 Collectif : Hommage Robert Bresson, op.cit., pp. 12-14. 6 DIDEROT Denis, op.cit., p. 127.

renvoyant à des compositions du corps, de l’expression et du geste qui évoluent. »1 Bresson l’observe dans ses Notes : « Les films de CINEMA sont des documents d’historien à mettre aux archives : comment jouait la comédie, en 19.., M. X, Mlle Y. »2 Certains comédiens cherchent à se détacher de ce ton naturel qui se dégrade, en allant au contraire dans l’excès théâtral qui va déréaliser le jeu, le confiner à l’archétype. C’est ce qu’on appellera les monstres sacrés, comme au théâtre3. Bresson, lui, ne va pas aller dans ces excès qu’il juge inopportuns dans son cinématographe. « Le théâtre est un art extérieur et décoratif »4 déclare- t-il lors d’un entretien pour l’ORTF. Or, le cinématographe s’oriente vers le réel et utilise comme matière première non pas l’acteur mais l’homme5. Il faut de ses modèles retrouver la nature, « ce que l’art dramatique supprime au profit d’un naturel appris et entretenu par des exercices. »6 Une fois de plus, Bresson se dirige vers l’essentiel. Les modèles doivent ne « plus rien faire que d’utile »7 pour regagner les chemins qui mènent au Beau.

Le cinéaste en quelque sorte applique à ses modèles, l’esprit mingei du Japon. Soetsu Yanagi, écrivain et collectionneur nippon, invente ce terme le 28 décembre 1925 en contractant les mots minshu « peuple » et kogei « artisanat ». « L’artisanat populaire », sur lequel il écrit un manifeste, doit porter toute son attention sur la qualité d’usage des objets du quotidien, vêtements, meubles, vaisselle… Il s’agissait pour Yanagi de s’éloigner des objets contemporains tournés soit vers le mercantilisme, soit vers les caprices de goûts. L’artisanat d’art aristocratique était perverti et misait sur l’apparence, l’ornement inutile8. L’artisanat populaire s’y opposait farouchement : « La roublardise, la perversité, le luxe, voilà ce que les objets mingei doivent à tout prix éviter ; le naturel, la droiture, la simplicité, la solidité, la sûreté, telles sont les caractéristiques du mingei. L’artisanat populaire honnête, tel est en un mot son visage. Sa beauté sourd de son honnêteté vers l’usage : nous pourrions l’appeler beauté de la santé, beauté de l’ordinaire. »9 De l’éthique de Yanagi à la morale de Bresson, il

1 NACACHE Jacqueline, op.cit., p. 56. 2 BRESSON Robert, op.cit., p. 19.

3 D’ailleurs, Jean Cocteau qui fait partie des cinéastes qui ont poussé le jeu au cinéma vers l’exagération,

l’emphase, a écrit une pièce de théâtre en 1940 intitulée Les Monstres sacrés où l’on retrouve dans la distribution Jany Holt, la Thérèse de Bresson…

4 Entretien avec Roger STEPHANE : « Pour le plaisir », ORTF, 1966, cité in BRESSON Robert : Bresson par

Bresson. Entretiens 1943-1983 (rassemblés par Mylène Bresson), éditions Flammarion, Paris, 2013, p. 200.

5 Ibid., p. 204.

6 BRESSON Robert, op.cit., p. 20. 7 Ibid., p. 59.

8 Se référer à l’ouvrage collectif (sous la direction de Germain VIATTE) : L’Esprit mingei au Japon, éditions

Actes Sud / musée du quai Branly, Arles / Paris, 2008, 143 p.

9 YANAGI Soetsu : « L’idée du Mingei » [« Mingei no Shushi », 1933, traduit du japonais par Anne Bayard-

n’y a qu’un pas. D’ailleurs, le metteur en scène déclarait en parlant de son travail : « Un bon artisan aime la planche qu’il rabote. »1

Enfin, l’acteur de cinéma s’identifie par un visage, des paroles et des gestes, qu’il joue dans un registre naturaliste ou excessif. Son visage représente la partie la plus haute, la plus importante et la plus signifiante. Par le truchement du gros plan, « le cinéma a tout loisir d’amplifier la vieille sorcellerie qui permet de lire l’âme sur les visages »2 comme le dit Jacqueline Nacache. Le spectateur lit sur la figure de l’acteur le récit qui se dessine dans l’expression du regard, sa direction, dans le sourire ou la moue de la bouche. Ceci reste pourtant un masque auquel le comédien se sera efforcé de faire croire. Le visage est à la fois don et refus. Il donne son caractère au personnage, mais la parole peut venir en contrepoint complexifier son interprétation.

A cela, Robert Bresson oppose les gestes, les regards et le silence. Il remplace le visage par de brefs regards ou le plus souvent par l’acte des mains, des pieds, beaucoup moins signifiants. Les modèles bressoniens parlent peu, d’une voix monocorde, où les syllabes sont toutes égalisées. Les gestes semblent réglés au millimètre, et Bresson peut faire répéter une prise des dizaines de fois pour obtenir le déclic. « Tout mouvement nous descouvre (Montaigne). Mais il ne nous découvre que s’il est automatique (non commandé non voulu). »3 Les modèles n’ont pas le droit de sentir, de penser, ils obéissent telles des machines. Bresson, contrairement à Racine et à Diderot, ne poursuit pas l’embellissement de la nature mais justement la nature elle-même. « D’ailleurs, vous me parlez d’une chose réelle, et moi, je vous parle d’une imitation ; vous me parlez d’un instant fugitif de la nature, et moi, je vous parle d’un ouvrage de l’art, projeté, suivi, qui a ses progrès et sa durée. »4 Le personnage de Diderot s’oppose ici à Bresson qui cherche précisément à saisir un « instant fugitif de la nature » avec la caméra.