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« Ce film s’inspire de la vie d’une congrégation dominicaine française fondée en 1867 par le Père Lataste.

Les auteurs ont la responsabilité de l’intrigue qu’ils ont imaginée, mais ils se sont efforcés d’exprimer par des images et des détails pris à la réalité l’atmosphère qui règne dans ces couvents et l’esprit qui anime leur mission. »

Les Anges du péché débute sur ce carton qui signale sans ambiguïté les intentions de

Robert Bresson. Il pourrait paraître commun de décortiquer ainsi cet écriteau qui se révèlerait assez anecdotique s’il n’y avait pas chez Bresson une constante utilisation du carton. L’avant- propos de Pickpocket ressemble à celui des Anges du péché : « Ce film n’est pas du style policier. L’auteur s’efforce d’exprimer, par des images et des sons, le cauchemar d’un jeune homme poussé par sa faiblesse dans une aventure de vol à la tire pour laquelle il n’était pas fait. » Aussi, les quelques mots écrits en ouverture d’Un Condamné à mort s’est échappé « Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle est, sans ornements. » rappellent l’attachement de Bresson au réel et à la vérité. Il n’est donc pas vain d’examiner l’incipit des

Anges du péché.

Le message est certes clair, il recèle néanmoins un paradoxe : la notion de captation du réel est bien présente, « des images et des détails pris à la réalité » qui aboutiront à la vérité du lieu (son « atmosphère » et « l’esprit » qui l’anime). Il s’agit pourtant toujours d’un récit (« une intrigue ») et d’images qui expriment, donc d’une construction qui se détache du réel. Gaudreault et Jost distinguent deux attitudes de la part du spectateur :

« L’inorganisation du matériel profilmique, qui se présente ostensiblement à la caméra comme il s’est “ naturellement ” déroulé de soi, favorise nettement chez le spectateur (d’hier et d’aujourd’hui) l’attitude documentarisante. […] Au contraire, un film […] en raison de l’organisation du matériel qu’il nous présente […] favorise, et ce, de façon quasi irréductible, l’attitude fictivisante. »1

La fiction fabrique un monde de toutes pièces, aussi réaliste soit-il, alors que le documentaire filme la vie, les êtres et les choses dans le monde préexistant au film, dans la « réalité afilmique »2. Bresson va, semble-t-il, à l’encontre de ces préceptes, puisqu’il tente d’arriver à une sorte d’attitude documentarisante, par la présentation de choses qui pourraient exister dans une réalité afilmique en organisant parfaitement son matériel profilmique.

1 GAUDREAULT André, JOST François, op.cit., p. 33. 2 Terme emprunté à Etienne Souriau in ibid., p. 34.

Tout d’abord, soulignons que le réalisateur a bâti son film avec les renseignements issus d’une part, de sa lecture d’un livre du Père Maurice Lelong, Les Dominicaines des

prisons, et d’autre part, du Père Raymond Léopold Bruckberger, conseiller sur le tournage et

crédité comme scénariste au générique, avant même Bresson1. L’ecclésiastique fait en quelque sorte office de « caution documentaire » puisqu’il apporte les détails de la réalité sur Béthanie et la vie des Dominicaines. Les bases du film sont donc bel et bien ancrées dans le concret et le carton nous donne même une information historique en précisant la date de fondation de Béthanie et le nom de son fondateur, le Père Lataste.

L’intrigue des Anges du péché évolue ainsi à travers le rituel et l’ordre de la congrégation, « le pathétique fleurit sur le documentaire »2 dira Jacques Audiberti à sa sortie. Le film débute par le son d’une cloche qui caractérise le couvent ; elle sonnera à plusieurs reprises au cours du récit à seule fin d’exprimer l’atmosphère du lieu. La séquence initiale, exemplaire, introduit cet échange qui se produit au sein de l’œuvre entre intrigue et manifestation de la réalité. La cloche retentit, et une sœur frappe à la porte de chaque cellule en annonçant « Ave Maria ». Les sœurs se rassemblent à la chapelle tandis que la Prieure et les autres supérieures organisent militairement et avec beaucoup de précaution une sortie à la prison. A l’arrivée des missionnaires dans la chapelle, les autres sœurs entament la prière qu’elles devront tenir en leur absence, « durât-elle jusqu’au jour, pour assurer le succès de [leur] entreprise. » Le film commence dans le mystère : quelle est cette mission ? Et cependant, il nous informe déjà sur l’esprit de communion qui anime la communauté de Béthanie.

Le rituel, ce sont tous ces événements religieux qui rythment la vie du couvent de façon ordinaire et auxquels le spectateur assiste tout au long du film : prise du voile, tirage des sentences, correction fraternelle, cérémonie des coulpes. Ce sont également les tâches quotidiennes car Bresson ne s’attarde pas sur les chapelles, les vitraux, une atmosphère stéréotypée gothique ou romane ; il préfère filmer l’atelier de couture, les travaux manuels du bois, les scènes de lavoir et le repas au réfectoire. Quand il sort le spectateur du couvent, Bresson l’emmène en prison où il installe d’autres rituels. D’abord, bien sûr, il y a la mission des sœurs qui rendent visite aux criminelles, mais il filme également le service de la soupe ; chaque prisonnière tend son bol à travers la grille attendant que Thérèse leur donne la louche habituelle. A cela répond la séquence où Anne-Marie et Agnès prennent le voile et embrassent chaque sœur l’une après l’autre, toutes alignées. La caméra s’attarde toujours quelques

1 Le cinéaste se retrouve de la sorte un peu écrasé entre les noms de R.L. Bruckberger et Jean Giraudoux. 2 AUDIBERTI Jacques [1943] in Robert Bresson : Eloge, op.cit., p. 13.

instants sur ces protocoles. En atteste la séquence du tirage des sentences : avant qu’Anne- Marie ne vienne obtenir la sienne, Bresson a pris bien soin de nous faire patienter en filmant trois sentences et seule peut-être celle qui est attribuée à Mère Saint-Jean revêt un intérêt au regard de l’intrigue1. Après le départ forcé d’Anne-Marie du couvent, il filme également en un plan d’ensemble les sœurs qui sortent dans le cloître et se placent autour de la statue centrale en chantant. Ce détail n’est en rien utile à l’intrigue, au contraire, il la suspend un instant. C’est comme un effet de réel, ou du moins, une « démarche documentaire ». Ce détail est simplement pris à la réalité et paraît ne pas obéir à l’organisation du matériel profilmique.

Quand il n’est pas source de désordre dans cet agencement, le rituel engendre l’intrigue qui déclenchera à son tour le rituel. De telle manière, après la cérémonie des voiles, Anne-Marie doit se séparer, selon la coutume, de ses objets de valeur. Elle s’aperçoit alors du vol de certains objets, sujet de mystère. La résolution apportera une information supplémentaire quant aux lois qui régissent le couvent. On voit ainsi la sœur voleuse, Agnès, faire la venia c’est-à-dire se prosterner en s’allongeant face contre terre, devant Mère Prieure pour obtenir le pardon. Par surcroît, si l’on se réfère aux dialogues publiés sous le titre Le

Film de Béthanie, on constate que le scénario prévoyait une séquence où Mère Dominique

apprenait justement la venia aux jeunes sœurs avant la cérémonie des voiles2. L’importance est donc donnée à la règle de la congrégation qui rend l’atmosphère du lieu bien plus que ne le font les décors créés de toutes pièces en studio.

L’ordre, incarné par Mère Saint-Jean, la Sous-Prieure, fonde le film et se fond à sa forme rigoureuse. Il renferme quelque chose d’afilmique dans la mesure où il ne se plie pas aux exigences de l’intrigue, c’est plutôt l’effet inverse qui se produit comme Audiberti le répète : « la règle monastique inspire et soutient l’homme de cinéma. »3 L’ordre et le rituel semblent préexister au film, et encouragent l’attitude documentarisante. De plus, les cadrages toujours droits, rigides, jamais déformés par un objectif distordu, donnent à la caméra une position de témoin qui se serait posé là et qui suivrait les personnages dans leur activité journalière. Bien que Bresson les considère comme des éléments trop narratifs pour le

cinématographe, les nombreux travellings d’accompagnement ou les légers travellings qui

recadrent souvent les visages des personnages renforcent ici l’effet documentaire du cinéaste qui donne l’impression de ne pas vouloir perdre de vue ses sujets. Cela paraît d’autant plus évident qu’à chaque séquence, il y a au moins un personnage qui entre par une porte au début

1 C’est la citation de Thérèse d’Avila : « N’obéis pas à mes ordres, obéis à mes silences. » qui pourrait seoir à

merveille à Anne-Marie, trop bavarde pour le cœur endurci de Thérèse.

2 GIRAUDOUX Jean : Le Film de Béthanie [1944], éditions Gallimard, Paris, 2006, pp. 29-31. 3 AUDIBERTI Jacques, op.cit., p. 14.

d’une séquence et/ou sort à la fin, comme si ces individus vivaient sans être subordonnés à la caméra. La séquence où Anne-Marie brûle les lettres et les photographies de sa mère demeure sans doute la seule où il n’y ait guère de passages et d’entrée ou sortie par une porte.

La règle se devine également dans la hiérarchie précise des sœurs : d’abord, la prieure, suppléée par la sous-prieure et la maîtresse des novices, ensuite viennent les réhabilitantes, et enfin les réhabilitées. Pendant la cérémonie des coulpes, Sœur Marie-Josèphe se proclame pour ne pas avoir cédé le pas à une sœur plus ancienne qu’elle. Bresson délivre, encore, une information sur la vie conventuelle, ici les questions de hiérarchie. Mais tout à la fois, il sert son intrigue puisque la sœur en question est la première à être accusée injustement d’avoir péché « pour avoir caressé un animal » par Anne-Marie.

Robert Bresson filme aussi la minutie : la Prieure est l’exactitude faite femme, elle ne cesse de regarder sa montre (comme un répondant aux tintements réguliers de cloches), et corrige même un policier (« Encore cinq minutes, et elle est là, ma Mère – Encore deux, M. Roger. ») « Ne nous mettons pas en retard ! » s’exclame-t-elle avant d’aller à la prison alors qu’elle apprend la disparition d’Anne-Marie : la mission de la communauté étant plus importante, il faut être à l’heure selon la règle. Philippe Arnaud déclarait « Les Anges du

péché, en ce sens, expose comme sujet, l’implicite et le secret d’une forme future. »1 On constate en effet que dans son cinématographe, les rituels des dominicaines seront transférés en quelque sorte sur l’automatisme et les répétitions, les voix neutres qui lisent avec un certain rythme les prières pendant les ateliers et les repas trouveront un parfait écho dans les voix blanches des futurs non-acteurs. L’exactitude de la Mère Prieure renvoie à la précision du cinéaste, et Anne-Marie qui éprouve Thérèse pour la convertir, ressemble à Bresson qui épuise ses modèles pour qu’ils se révèlent à eux-mêmes. Robert Bresson était déjà bien là avec sa vision singulière du cinéma, mais, parce qu’il n’était qu’au début de son entreprise, la forme n’était pas encore tout à fait trouvée et les idées se retrouvaient formulées dans l’intrigue et les dialogues, en attendant de pouvoir pleinement se développer.