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Chapitre 1 : Les demandes du travail dans la profession infirmière

1.5 Les demandes du travail considérées dans la présente étude

1.5.3 Les demandes émotionnelles du travail infirmier

Les demandes émotionnelles du travail se réfèrent à la composante affective du travail et au degré d‘exposition à des situations émotionnellement exigeantes en raison de son travail qui nécessitent un effort émotionnel soutenu (Bakker, Demerouti, & Euwema, 2005 ; De Jonge & Dormann, 2003). La profession infirmière se caractérise par la prédominance des demandes émotionnelles (Bakker & Demerouti, 2007 ; Grandey, 2003 ; Maslach & Jackson, 1981 ; Bakker & Heuven, 2006) dûes au fait des multitudes situations chargées émotionnellement en liens, entre autre, avec la souffrance, la maladie, les décès multiples, la démence et les interactions sociales problématiques avec les patients et leurs familles. La confrontation à la mort est particulièrement pesante comme l‘exprime cette infirmière interviewée par Castra : « L’inconvénient, c’est la mort, la mort, on voit tout le temps la mort. Des gens qui ont plein de maladies et puis, on ne peut rien faire. La mort par elle-même. Avant, je n’avais pas conscience de tout ça ; forcément, je n’étais pas confrontée à la mort tous les jours. Et des fois, la mort j’en ai marre (...). La souffrance aussi, la souffrance des gens, des familles surtout, ceux qui restent….Non, mais c’est vrai, t’es vraiment tout le temps avec la mort. (...) J’y pense tout le temps quoi, j’y pense tout le temps. Je pense souvent à ma propre mort, je pense aux malades enfin, bon, malgré tout, psychologiquement, ce n’est pas facile. (...) Il y a des fois, j’ai envie de dire Bah, …, qu’est ce que je fais là-dedans » (Danièle, aide-soignante, citée par Castra (2004). Le cas de cette aide soignante n‘est surement pas une exception, dans son étude intitulée « le soin comme éthique » Porretta (2012) explique le processus psychologique sous-jacents à ce phénomène : « …Etre soignant, .., c’est aussi être un individu confronté à sa propre existence, à son être. L’angoisse, la douleur, ... sont particulières en ce sens qu’elles impactent en retour, … cette personne, en la ramenant à sa condition aussi d’être, et donc de vulnérabilité, de fragilité, de conscience de sa propre finitude et de sa propre mort... Les souffrances de l’Autre, rencontrées par le soignant, le ramènent ou le rappelle à ses propres souffrances et ses propres angoisses de mort, mais aussi aux êtres qui lui sont chers, pour ceux dont il a des craintes ».

L‘intérêt pour les émotions dans le monde du travail s‘est accentué au cours des deux dernières décennies notamment dans les emplois de service (Ashkanasy, Hӓrtel, & Daus,

36 2002, Zapf, 2002). Hochschild (1983) reproche même aux organisations de services de vouloir commercialiser les émotions de leurs employés en exigeant que telle émotion doit être affichée ou réprimée dans une situation donnée. C‘est ainsi qu‘apparait le terme « emotional display rules » ou les règles d‘affichage émotionnel qui englobent des normes de comportement qui indiquent quelles sont les émotions les plus appropriées à montrer dans une situation donnée et aussi comment ces émotions devraient être publiquement exprimées ou réprimées. Dans ce sens, plusieurs chercheurs déplorent un manque d‘intérêt de la recherche s‘intéressant au bien-être au travail pour les facteurs de stress liés aux interactions sociales au travail en faveur des facteurs de stress liés au travail, en particulier la surcharge de travail, les contraintes de temps ou les conflits de rôles (Lee & Ashforth, 1996; Schaufeli & Enzmann, 1998). Ces interactions sociales au travail, notamment dans la profession infirmière, sont porteuses de charge émotionnelle liée à l‘expérimentation et l‘expression d‘émotions en lien avec les règles d‘affichage émotionnel dictées soit par l‘organisation, soit par l‘éthique de la profession ou issues des normes sociales. Face à ce fardeau émotionnel, le soignant doit fournir un effort émotionnel afin de faire face à ces demandes, cet effort émotionnel appelé « travail émotionnel » ou « emotional labour » a généralement été conceptualisé de deux façons : soit en termes de régulation émotionnelle (par exemple : la régulation en surface ou en profondeur), qui renvoie à la façon dont l‘employé agit sur ses propres émotions afin de les faires correspondre aux règles d‘affichage émotionnel (Grandey, 2000 ; Brotheridge & Lee, 2002 ; Ashforth & Humphrey, 1993). Soit en termes de demandes émotionnelles reflétant la fréquence, la durée et la variété des interactions ou en termes de règles d‘affichage émotionnel (Morris & Feldman, 1996, 1997 ; Zapf, 2002 ; Kruml & Geddes, 2000). Selon la théorie JD-R, le niveau élevé de demandes émotionnelles auxquelles les employés sont soumis nécessite un effort physique et/ou psychologique qui peut entraîner, à la longue, un épuisement de l'énergie et une incapacité à faire face à d'autres demandes (Demerouti et al., 2001). Cependant, Zapf, Seifert, Schmutte, Mertini, et Holz (2001) suggèrent de traiter les demandes émotionnelles en termes de tensions qui en résulte comme la dissonance émotionnelle, qui représente une tension issue d‘une incompatibilité entre deux émotions : l‘une réellement ressentie et l‘autre qui doit être ressentie dans une situation de travail donnée (Zapf, 2002). En d‘autres termes, une dissonance émotionnelle élevée est synonyme de fortes demandes émotionnelles. Les infirmières par exemple, sont confrontées à des situations telles que la violence (patient agressif) qui déclenchent certaines émotions qui vont dans le sens opposé de celles prônées par la profession (colère/placidité), ce conflit interne est générateur de tensions psychologique. Cependant, ce positionnement de la dissonance émotionnelle est loin de faire l‘unanimité. Nous allons voir brièvement, dans ce qui suit, les différentes approches de la

37 dissonance émotionnelle et aussi, les arguments qui soutiennent notre démarche de considérer le concept comme une tension du travail infirmier.

1.5.3.1 La dissonance émotionnelle : positionnement conceptuel

La profession infirmière fait partie des professions assujetties à la dissonance émotionnelle constituant un élément important de la charge émotionnelle du travail infirmier (Mann, 2005). En effet, les infirmier-e-s sont tenus d'exprimer ou de réprimer des émotions selon des règles d‘affichage explicités comme l'éthique professionnelle ou les règles organisationnelles, ou implicites comme des normes et des attentes sociétales spécifiques (Ashforth & Humphrey, 1993). Bien que dans la plupart des cas, les émotions ressenties ou exprimées soient spontanément en phases avec les règles d‘affichage, du fait d‘un travail d'acceptation et d‘intériorisation des normes, certaines situations génèrent des émotions qui peuvent être en conflit avec ces règles d‘affichage. Cet écart entre les émotions ressenties et les émotions prescrites constitue la dissonance émotionnelle (Zapf, 2002). Ce dilemme émotionnel se développe en raison du sentiment d‘inauthenticité vécue par la personne lorsqu‘elle ne ressent pas naturellement des émotions en cohérentes avec les règles d‘affichage (Simpson & Stroh, 2004) notamment, lorsque l‘infirmier(e) par exemple, prodigue des soins à un patient qui en retour, fait des remarques désobligeantes. Dans ce cas, les règles d‘affichage contraignent l‘infirmier(e) à afficher une attitude compréhensive. Ils lui demande aussi d‘exprimer une attitude neutre face à un patient condamné et qui espère toujours guérir et retourner auprès de sa famille. Cependant, le soignant pourrait ne pas ressentir de la compréhension pour le premier ou de l‘indifférence pour le deuxième cas ce qui, selon Zapf et ses collègues, engendrera une tension psychologique, un sentiment d‘inauthenticité et un épuisement émotionnel (Zapf et al., 2001).

La plupart des études sur le travail émotionnel inclut le concept de dissonance émotionnelle (Zapf, 1999, Mertini & Holz, 2001). Cependant, son statut est différent et les chercheurs ont utilisé différentes conceptualisations du concept souvent ambigües (Van Dijk & Brown, 2006). La dissonance émotionnelle a été conceptualisée, à l'origine, comme la différence entre les émotions ressenties par les employés et les émotions exprimées pour répondre aux normes organisationnelles et professionnelles (Hochschild, 1983). Par la suite, différents aspects de cette définition initiale ont été soulignés, résultant en deux courants de recherche divergents (Holman, Martinez-Iñigo et Totterdell, 2008).

En effet, à travers la revue de littérature traitant de la dissonance émotionnelle, deux voies de recherche se distinguent, certains chercheurs considèrent la dissonance émotionnelle comme l‘écart entre les émotions requises et celles ressenties (Zapf & Holz, 2006) pendant que d‘autres la considère comme l'écart entre les émotions exprimées et ressenties (Cote, 2005). Plusieurs chercheurs ont adopté la première voie qui considère la dissonance

38 émotionnelle comme un état psychologique résultant d‘une incompatibilité entre une émotion ressentie dans une situation donnée avec les règles d‘affichage (Dal Santo et al., 2016 ; Dormann & Kaiser, 2002, Hülsheger & Schewe, 2011 ; Machado, Desrumaux, & Dose, 2015 ; Kubicek & Korunka, 2015). Cette orientation conceptuelle axée sur le travail, distingue la dissonance émotionnelle des processus de régulation émotionnelle, dans le sens où la dissonance émotionnelle précède les stratégies de régulation émotionnelle (Holman et al., 2002). La deuxième voie axée sur l‘employé, considère la dissonance émotionnelle comme le résultat ou la continuité d‘une stratégie de régulation émotionnelle inadaptée comme par exemple la régulation en surface (Grandey, 2003 ; Grandey et al., 2012). La présente recherche doctorale suit l‘approche axée sur le travail, en appréhendant la dissonance émotionnelle comme une tension psychologique reflétant d‘intenses demandes émotionnelles du travail, et induisant le besoin d‘effectuer un travail sur les émotions propres, à travers la régulation émotionnelle, afin de les faire correspondre aux règles d‘affichage émotionnel (Zapf, 2002).

Empiriquement, la dissonance émotionnelle crée une tension psychologique et physique insupportable pouvant entraîner une aliénation des émotions propres à l‘individu, une perte d‘estime de soi et dépression. Elle peut conduire à l‘épuisement professionnel (Kinman & Leggetter, 2016 ; Diefendorff et al, 2005 ; Pohl et al., 2011 ; Machado et al., 2016 ; Andela & Truchot, 2016). En effet, Bakker (2003) constate que la dissonance émotionnelle des hôtesses de l‘air représente, plus que les exigences quantitatives du travail et le manque de contrôle du travail, un antécédent pertinent de l‘épuisement professionnel. C'est-à-dire que la dissonance émotionnelle peut agir comme un facteur de stress indépendant des autres facteurs de stress organisationnels. Plus tard, Bakker et Heuven (2006) dans leur étude empirique transversale auprès des infirmières et des policiers, suggèrent que parce que la dissonance émotionnelle se produit seulement chez les employés interagissant avec les usagers (patients ou civils), la relation entre les demandes émotionnelles du travail (interactions chargées émotionnellement) et l'épuisement professionnel est attribuable au fait que la dissonance émotionnelle joue un rôle médiateur. C'est-à-dire que les exigences émotionnelles peuvent mener à l'épuisement professionnel par l'expérience de la dissonance émotionnelle. Ainsi, les études basées sur le modèle JD-R dans la profession infirmière, positionne la dissonance émotionnelle comme une tension du travail reflétant l‘intensité des demandes émotionnelle du travail (Xanthopoulou, Bakker, Demerouti, & Schaufeli, 2007 ; Bakker & Heuven, 2006). Une conceptualisation confortée récemment, dans une étude sur une population infirmière ou l‘effet négatif des demandes émotionnelles, comme faire face à la souffrance des patients, été totalement médiatisée par la dissonance émotionnelle (Andela, Truchot, & Van der Doef, 2016). Sur la base de ces résultats et suivant la conceptualisation de Zapf (2000), la présente étude

39 apréhende la dissonance émotionnelle comme une tension reflétant le degré d‘intensité des demandes émotionnelles, et qui se trouve être préjudiciable au bien-être au travail (Ortiz-Bonnín, García-Buades, Caballer, & Zapf, 2016 ; Hülsheger & Schewe, 2011 ; Diestel, Rivkin, & Schmidt, 2015 ; Molino, Emanuel, Zito, Ghislieri, Colombo, & Cortese, 2016 ; Kenworthy, Fay, Frame, & Petree 2014), notamment dans la profession infirmière (Dal Santo et al., 2016 ; Andela & Truchot, 2016 ; Ghislieri, Gatti, Molino, & Cortese, 2017 ; Kaur, & Laxmi, 2014 ; Mauno et al., 2016 ; Kinman & Leggetter, 2016 ; Delgado, Upton, Ranse, Furness, & Foster, 2017).

Synthèse du chapitre 1

Il est frappant de constater à quel point les réformes successives, sous le dictat des enjeux économiques, ont apporté les méthodes concurrentielles de l‘entreprise dans la gestion d‘un secteur sanitaire et social. Les répercutions de ces réformes accentuent les contraintes du travail infirmier. La pénibilité physique, psychologique et émotionnelle de la profession infirmière n‘est plus à prouver avec son lot de TMS, et ses répercussions sur le bien-être au travail. Nous adhérons au principe que le bien-être au travail est conditionné par l‘interaction de plusieurs facteurs tant du volet des demandes que celui des ressources. Bien que la liste des demandes du travail évoquées plus haut soit largement reconnues par la littérature comme particulièrement problématique et génératrices d‘épuisement professionnel, elle est loin d‘être exhaustive et de nombreux autres facteurs pourraient sans aucun doute y être ajoutés. Nous retiendrons que le modèle JD-R intègre dans sa logique plusieurs modèles afin d‘offrir une analyse plus fine de l‘environnement de travail étudié.

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Chapitre 2 : le bien-être dans la profession infirmière