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Chapitre 4 : Etude 1. Les demandes du travail et le bien-être dans la profession

4.6 Discussion

Basée sur le modèle JD-R de Demerouti et al. (2001), notre premier objectif a été d‘étudier la relation entre l‘effort extrinsèque, le conflit travail/famille et les résultats en terme d‘épuisement émotionnel, la satisfaction au travail et l‘engagement affectif. Quant aux ressources, notre modèle met en avant l‘importance du soutien du supérieur perçu de type émotionnel, une facette du soutien du supérieur peu investiguée. Questionner le rôle médiateur du soutien émotionnel perçu du supérieur dans la relation entre les demandes et les résultats constitue notre deuxième objectif.

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4.6.1 Les relations directes entre les demandes du travail et bien-être au travail

Tout d‘abord, nos résultats dévoilent que la population de l‘étude est particulièrement assujettie à l‘effort extrinsèque, ce résultat confirme le caractère exigeant de la profession infirmière en concordance avec plusieurs études (Hachelafi, Bouameur, Chergue, & Fyad, 2011 ; Hasselhorn, Tackenberg, & Peter, 2004). Le conflit travail/famille présente aussi une moyenne relativement élevée, notamment celle du sexe masculin (M : 3.04). Ce résultat pourrait traduire une nouvelle dynamique de la société algérienne qui, par le passé, se caractérisait par un style exclusivement patriarcale, tend ces dernières années vers une ouverture et une réorientation sociétale due à la mondialisation et l‘ouverture internationale, ou les hommes assument de plus en plus leurs responsabilités familiales (Abdelhak, 2014 ; Hachelafi et al., 2011).

Concernant la relation entre les demandes et le bien-être travail : l‘effort extrinsèque a une relation négative avec l‘épuisement émotionnel et l‘engagement affectif. Ces résultats confortent nos hypothèses et concordent avec beaucoup d‘études existantes dans la littérature spécifique à la population infirmière (Leka, Hassard, & Yanagida, 2012 ; Laschinger, Grau, Finegan, & Wilk, 2012 ; Hu, Schaufeli, & Taris, 2011 ; Benmessaoud & Lamara-Mahameda, 2014 ; Schulz, Damkröger, Heins, Wehlitz, Löhr, Driessen, & Wingenfeld, 2009 ; Tummers & Den Dulk, 2013). S‘agissant du personnel soignant, les chercheurs démontrent que l‘insatisfaction au travail et un manque d‘engagement du personnel infirmier est lié à une moindre qualité des soins dispensés aux patients (Maes, Fontanaud, & Pronost, 2010 ; Liu, Bartram, Casimir, & Leggat, 2015).

De tels résultats peuvent découler des récentes restructurations du secteur hospitalier qui, à travers l‘introduction de diverses mesures censées améliorer la qualité des soins, ont intensifié le travail des soignants, notamment à cause des mesures de rationalisation des effectifs dans un contexte de maîtrise budgétaire, (Bourbonnais, Brisson, Malenfant, & Vézina, 2005). Réorientant ainsi, la vision du « care » centrale dans la profession infirmière vers une voie « cure » ou la technicité prime, l‘attention que l‘infirmier souhaite apporter aux patients est souvent mise entre parenthèses par manque de temps. Un appauvrissement de la relation soignant/soigné vient dégrader la qualité des soins aux yeux des soignants (Douguet et al., 2005), se traduisant par un désengagement affectif envers l‘organisation, désignée comme responsable de cette situation d‘intensification du travail et un épuisement émotionnel traduisant cette perte vocationnelle avec les patients. Ainsi, les tensions psychologiques induites par d‘intenses demandes du travail interfèrent négativement avec les attitudes des soignants vis-à-vis du travail et de l‘organisation, dénature la relation soignant/soigné et remet en question le sentiment d‘auto-performance (Douguet et al., 2005).

105 Cependant, le modèle de l‘étude fait ressortir une absence de relation entre l‘effort extrinsèque et la satisfaction au travail. Bien que ce résultat vient à l‘encontre de plusieurs recensements de littérature effectuées sur la population infirmière (McVicar, 2016 ; Randon, 2010 ; Lu et al., 2012 ; Negussie & Kaur, 2016 ; Chen, Brown, Bowers, & Chang, 2015 ; Han et al., 2015), quelques études confirment l‘absence de relation entre ces deux variables (van der Doef et al., 2012 ; Gelsema, Van Der Doef, Maes, Akerboom, & Verhoeven, 2005; De Lange, Taris, Kompier, Houtman, & Bongers, 2004). D‘ailleurs, Adriaenssens, De Gucht, Van Der Doef et Maes (2011) expliquent l‘absence de relation entre les exigences du travail et la satisfaction au travail sur la base du processus motivationnel du modèle JDR, par le fait que les exigences, peuvent être vécues comme un défi (source de motivation) si elles ne dépassent pas les ressources de l‘individu. Ainsi, les demandes du travail peuvent être vécues par les soignants de différentes manières selon la pertinence et la disponibilité des ressources. Des ressources comme le soutien émotionnel perçu du supérieur qui, comme nous allons le voir plus bas, peut expliquer, par son effet médiateur, cette absence de lien.

Concernant le conflit travail/famille, le modèle de l‘étude confirme nos hypothèses relatives à l‘effet négatif du conflit travail/famille sur la satisfaction au travail et positif sur l‘épuisement émotionnel. Plusieurs études corroborent nos résultats (Demerouti, Bakker, & Bulters, 2004 ; Jourdain & Chênevert, 2010 ; Ruiller, 2008). Ces résultats traduisent la difficulté des soignants face à l‘incompatibilité des exigences professionnelles et familiales. Ainsi, se consacrer au travail au détriment de la vie familiale semble particulièrement contraignant, notamment dans le cadre de la réduction des effectifs, engagée depuis quelques années sous l‘impulsion des restrictions budgétaires, accentuant ainsi, le travail en horaires atypiques (Dodeler & Tremblay, 2016 ; Hachelafi et al., 2011 ; Bougherbal, 2010). Aussi, à travers de récentes évolutions sociétales, de plus en plus de familles biactives trouvent difficilement un consensus sur les obligations familiales à l‘heure ou, malgré un regain d‘égalité des sexes, les femmes endossent encore, selon Abdelhak, (2014) la majorité des responsabilités familiales. Ainsi affectée par l‘incompatibilité des deux sphères travail/famille, la population d‘étude se trouve privée de sa source principale de récupération des efforts fourni lors de l‘activité professionnelle, à savoir la sphère familiale, l‘exposant aux effets néfastes de l‘épuisement émotionnel et à l‘insatisfaction au travail. D‘autre part, la réglementation en vigueur régissant la profession paramédicale en Algérie, notamment l‘Ordonnance n°06-03 du 15 juillet 2006, portant statut général de la fonction publique hospitalière n‘offre pas la possibilité aux infirmier-e-s d‘exercer leur profession en temps partiel, ce qui pourrait expliquer les relations négatives entre le conflit travail/famille avec la satisfaction au travail et l‘épuisement émotionnel.

106 Par ailleurs, malgré des coefficients de corrélation négatifs et significatifs entre le conflit travail-famille et l‘engagement affectif, le modèle final indique une absence de relation entre ces deux variables et contredit ainsi, nos hypothèses ainsi que les résultats de la méta-analyse de Meyer, Stanley, Herscovitch, & Topolnytsky. (2002). Cependant, certaines études corroborent nos résultats (Battistelli et al., 2013 ; Tremblay, Chênevert, & Hébert, 2012 ; Lourel & Gueguen, 2007). Concernant l‘engagement infirmier, Dodeler & Tremblay (2016) indiquent que le choix d‘etre infirmier(e) n'est pas le fruit du hasard, les infirmier-e-s sont profondément attachés à leur métier qu'ils exercent avec fierté et à la mission noble de l‘hôpital. Dans ce sens, Doppia, Lieutaud & Mion (2012), en concluant leur étude, indiquent : « Choisir pour métier de soustraire les patients à la douleur … ou de les réanimer n’est pas un choix banal. Nous l’assumons tous les jours, et souvent la nuit, au point d’y donner un peu ou beaucoup de notre vie personnelle et parfois, de notre santé » (p. 22). Bien que le caractère vocationnel très peignant dans la profession infirmière puisse expliquer cette absence de relation, nos données nous renvoient forcement à la présence du SESP dans notre modèle. En effet, le positionnement du SESP comme médiateur explique, comme nous allons le voir ci-après, l‘absence de relation entre le conflit travail-famille et l‘engagement affectif.

4.6.2 Les effets indirects des demandes du travail sur le bien-être au travail

Concernant l‘effet médiateur du SESP dans la relation entre les demandes du travail et le bien-être au travail, une modélisation par équation structurelle confirme nos hypothèses 7 et 8. D‘abord, le SESP médiatise partiellement la relation entre l‘effort extrinsèque et l‘épuisement émotionnel et l‘engagement affectif. D‘autre part, le SESP exerce une médiation totale entre l‘effort extrinsèque et la satisfaction au travail. Les résultats confirment aussi l‘effet médiateur du SESP dans la relation entre le conflit travail/famille et le bien-être au travail. Plus précisément, le SESP médiatise partiellement la relation entre le conflit travail/famille et l‘épuisement émotionnel ainsi que la satisfaction au travail. De plus, le SESP exerce une médiation totale entre le conflit travail/famille et l‘engagement affectif envers l‘organisation. Aussi, il est intéressant de noter ici que l‘effet médiateur du SESP est plus fort dans la relation entre le conflit/travail/famille et le bien-être au travail que dans la relation entre l‘effort extrinsèque et le bien-être au travail. Un résultat expliqué sans doute par la forte moyenne de l‘effort extrinsèque (voir tableau 4.2), néanmoins le SESP arrive encore à médier cette relation.

Ainsi, il apparait que le SESP agit bien comme une ressource et un mécanisme important dans la relation entre les demandes et le bien-être au travail. Nos résultats corroborent ceux de Pohl et Galletta (2017) qui démontrent, à travers une étude sur une population infirmière, que plus le SESP est élevé, plus la satisfaction et l‘engagement au travail augmentent. Ainsi, les infirmier-e-s considèrent le soutien émotionnel de leur superviseur comme une indication que

107 leurs efforts sont pris en considération, ce qui contribue grandement à l‘accroissement de leur bien-être au travail. De plus, considérant la décentralisation de l‘organisation des centres hospitaliers, le superviseur infirmier évoque un représentant légitime de l‘organisation qui, à travers des comportements de soutien envers ses subordonnés, peut favoriser le développement de l‘engagement organisationnel et l‘efficacité personnelle de ses subordonnés (Battistelli et al., 2015). D‘autres identifient la qualité de la relation entre les infirmier-e-s et leur supérieur comme une « affective force » qui détermine la qualité de l‘environnement au sein du groupe et le bien-être au travail (Portoghese, Galletta, Battistelli, & Leiter, 2015 ; Van der Heijden et al., 2009).

Par ailleurs, il est surprenant de constater qu‘à travers la population infirmière, une profession émotionnellement contraignante, la littérature n‘a que peu traité le volet émotionnel du soutien du supérieur qui, incarne bien le processus de ressource pouvant alléger la perception des soignants quant à l‘intensité des demandes du travail. Cette étude contribue à combler cette lacune. Nos résultats démontrent que le personnel infirmier est très sensible au regard du soutien émotionnel apporté par le supérieur hiérarchique, il constitue une importante ressource qui permet aux soignants, d‘évacuer le fardeau psychologique des exigences de travail. Percevoir que son chef est conscient de l‘ampleur émotionnel de la tâche, est réceptif au dévouement de ses subordonnés, valorise la façon dont ces subordonnés gère leurs émotions face à des situations émotionnellement délicates et en tire une certaine fierté, constitue pour les infirmier-e-s, une source de motivation et de régénération des forces psychologiques et émotionnelles, renforçant ainsi, leur sens du sacrifice pour une cause humaine, et permettant de faire de nouveau, face aux exigences du travail avec vigueur, sans en subir les conséquences d‘un épuisement émotionnel. De plus, une étude méta-analytique démontrent qu‘un supérieur réellement soucieux du bien-être émotionnel de ses subordonnés est plus à même de fournir une aide quant à la conciliation entre les exigences du travail et celles de la famille de ses subordonnés (Kossek et al., 2011). De tels résultats découlent du fait que le soignant aura le sentiment d‘être compris, valorisé et soutenu par son organisation, personnifiée par son chef hiérarchique, qui par un processus de réciprocité (Rhoades & Eisenberger, 2002) sentira l‘obligation de rendre la pareille par un regain d‘effort volontaire. Les infirmier-e-s développent ainsi, un sentiment de satisfaction à l‘égard du travail et une fierté d‘appartenir à l‘organisation. Expliquer la relation entre les demandes du travail et le bien-être du personnel infirmier, à travers le SESP, du point de vue de nos résultats, c‘est dire que face aux difficultés du travail, l‘infirmier(e) perçoit une perte imminente de ressources (par exemple : en terme de résilience, de compassion et d‘engagement), ce qui induit un besoin de soutien afin d‘éviter la spirale de perte de ressources (Hobfoll, 1989). De plus, l‘infirmier est plus susceptible de chercher ce soutien auprès du supérieur hiérarchique, un

108 représentant de l‘organisation qui véhicule l‘image d‘un infirmier expérimenté, confronté aux mêmes difficultés que ses collègues, et une autorité habilitée et appelée à fournir un soutien à ses subordonnées (Battistelli et al., 2015). Percevant que son supérieur hiérarchique comprend ses difficultés, valorise ses efforts, le réconforte et lui apporte un sentiment de réassurance, l‘infirmier(e) verra ses ressources augmentées, et pourra investir d‘autres ressources pour en acquérir d‘avantage conformément à la théorie de conservation des ressources de Hobfoll, (1989). Ainsi, en application du principe du modèle J-DR, un environnement de travail à fortes demandes/ressources constitue une base motivationnelle stimulant le sens du défi, de performance et du bien-être au travail.