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Les défis méthodologiques d’une recherche intersectionnelle

CHAPITRE II : LA RECHERCHE QUALITATIVE

6. Les défis méthodologiques d’une recherche intersectionnelle

L’intersectionnalité, comme il a été vu ci-avant, a le potentiel de voir les interactions complexes entre toutes les catégories sociales de différence telles que le genre, le statut d’immigration, le statut social, dans des sociétés contemporaines et multiculturelles (Christensen et Jensen, 2012). « Intersectionnality is a “travelling concept” » (Christensen et Jensen, 2012 : 109). L’intersectionnalité trouve son application tant avec une méthodologie quantitative que qualitative, les deux pouvant être combinées (Bowleg, 2008 ; Trahan, 2010). L’intersectionnalité dans une perspective socioconstructiviste est particulièrement utilisée pour étudier des sujets sensibles tels que le mariage forcé et met l’emphase sur l’expérience et le vécu des personnes interrogées, l’empirisme faisant partie intégrante de l’intersectionnalité (Burgess Proctor, 2006 ; Yuval-Davis, 2006 ; Winker et Degele, 2011). Ce qui est intéressant avec cette perspective est que : « les femmes sont vues comme des actrices qui élaborent des stratégies pour lutter et résister à l’oppression et à la marginalisation » (Flynn, Damant et Bernard, 2014 :38). Les femmes ne font pas juste subir les inégalités, elles peuvent les refuser et faire ainsi preuve de résilience.

L’intersectionnalité a le mérite de rendre compte du vécu de femmes dont le mariage a été forcé dans la mesure où elle considère l’interrelation de composantes identitaires des femmes avec des systèmes d’oppression tendant à forger leur identité propre, et mettant de l’avant le caractère multidimensionnel et la complexité de la vie des femmes qui font l’objet d’un mariage forcé. De ce fait, elle fait émerger un discours nouveau et souvent méconnu de femmes immigrantes, dont la vulnérabilité à la violence familiale et conjugale, est exacerbée du fait d’un mariage forcé, mais aussi d’un élément clé qui se greffe en amont et en aval de la question du mariage forcé, soit l’honneur patriarcal. L’intersectionnalité considère aussi l’expérience d’intervenant(e) s en relation avec ces femmes commandant alors la recherche de solutions adaptées à leurs besoins et permettant l’actualisation des pratiques d’intervention davantage interculturelles.

Néanmoins, l’intersectionnalité en tant que paradigme de recherche sur les femmes a introduit plusieurs défis méthodologiques du fait de l’inclusion de multiples dimensions de la vie sociale et de catégories d’analyse (McCall, 2005). Pour gérer ce que McCall (2005) nomme “complexity”, elle décrit trois approches : anticategorical complexity, intercategorical complexity, intracategorical complexity. La première est basée sur la déconstruction des catégories analytiques, la seconde adopte les catégories analytiques existantes pour documenter les relations d’inégalité parmi plusieurs groupes sociaux distincts, et enfin la troisième a tendance à se concentrer sur des groupes sociaux particuliers, à des points d'intersection négligés, afin de révéler la complexité des expériences vécues à l’intérieur des groupes (McCall, 2005), ce qui est l’objectif de cette thèse avec les femmes immigrantes mariées de force. Cette approche, permet de produire un savoir qui lève le voile sur un groupe « invisible » et met à jour, les différences et les complexités de leurs expériences, ce dernier n’étant pas homogène (McCall, 2005). Cette approche, bien que critiquée et critiquable pour les raisons exposées ci-après, permet pour une recherche exploratoire comme celle-ci d’avoir une première compréhension de la problématique du mariage forcé. Il ne s’agit aucunement de généraliser les résultats, comme il a déjà été mentionné plus haut, mais bien de mettre en évidence que cette problématique existe parmi le groupe de femmes immigrantes au Québec et à laquelle, il est peut-être nécessaire d’apporter des réponses en fonction de leurs besoins. Néanmoins, cette approche n’est pas sans limite. Le fait de s’intéresser à un groupe en particulier, ici les femmes immigrantes mariées de force, sans que la majorité de la population soit considérée, amplifie le problème de l’« Autre ». La majorité est alors considérée comme la normalité sans que celle-ci soit remise en question (Christensen et Jensen, 2012). Comme le souligne Pateman (1988) et Phillips (2007), le problème c’est avant tout l’institution du mariage qui par définition, est inégale.

Autre limite, le fait de « donner la voix aux opprimés », en pratique c’est mettre l’emphase sur une perspective d’inclusion des expériences de femmes en marge de la société, ce qui encourage la spécialisation des contenus de recherche (Choo et Ferree, 2010). Cependant, nul ne peut être juste privilégié ou juste opprimé (McCall, 2005 ; Choo et Ferree, 2010). D’un point de vue politique et social, il s’agit de déplacer leurs expériences “from margin to center”

en les théorisant (Collins, 1990). Nonobstant cette limite, Christensen et Jensen (2012 : 114) : “life-histories contain information about subjectivity and collective processes as well as

social structures and institutions. Consequently, we consider life-stories to be an important way of empirically approaching not only constructions of identities but also the role that social structures play in people’s lives”.

Par conséquent, cette étude doit porter une attention particulière au moment de l’analyse, afin de ne pas stigmatiser l’expérience des femmes immigrantes mariées de force à partir de nos standards normatifs, au risque de reproduire des préjudices ou stéréotypes alors qu’elles sont déjà l’objet de débats politiques, tant au niveau fédéral que provincial, nous aurons l’occasion d’y revenir dans le chapitre 5 Discussion. De surcroît, pour des raisons pratiques d’accès au terrain de recherche, des entrevues ont été faites avec des informateurs clés qui donnaient un point de vue sur la situation de femmes immigrantes mariées de force rencontrées dans le cadre de leurs interventions. Il va falloir redoubler de prudence au moment de l’analyse, leur vision des évènements a pu être teinté à la fois par leurs valeurs personnelles, mais aussi par leur culture professionnelle. Néanmoins, ces différentes expériences en lien avec le mariage forcé sont importantes pour apprendre le rôle que joue les structures sociales, comme les services d’aide, dans la vie des femmes et d’y apporter des changements si cela s’avère nécessaire, voire inspirer des recommandations ou encore des stratégies de prévention et d’intervention. C’est donc à partir d’un cadre intersectionnel, comportant son lot de qualités et de défauts, que seront abordés les différents objectifs que cette thèse s’est fixée.