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Évolution et définition de l’intersectionnalité

L’INTERSECTIONNALITÉ COMME CADRE THÉORIQUE

1. Évolution et définition de l’intersectionnalité

Dans la recherche féministe et la recherche sur le genre, les inégalités ou les identités, l’intersectionnalité est devenue un paradigme empirique majeur transdisciplinaire comme la psychologie, la sociologie, la science politique (MacCall, 2005 ; Bilge, 2009 et 2010) voire la criminologie (Trahan, 2010). La théorie de l’intersectionnalité est une perspective d’application récente, mais trouvant ses sources dans des théories féministes. Même si le féminisme a remis en question la division sociale des rôles des femmes dans la famille et dans la société, et par conséquent a critiqué le modèle patriarcal de la famille (Parent, 1998), il n’était plus possible qu’une seule voix – « typiquement blanche, hétérosexuelle et socioéconomiquement privilégiée — prétende parler pour tout le monde » (Sokoloff et al, 2004 : 34 traduction libre). L’intersectionnalité remet en question, la prémisse selon laquelle les catégories sociales existent isolément. Au contraire, les rapports sociaux s’articulent de façon imbriquée, transversale et simultanément (Bilge, 2009).

Toutes ces auteures (Crenshaw, 1991 ; Bograd, 1999 ; Collins, 2000 ; Oxman-Martinez et al., 2002 ; Sokoloff et Dupont, 2005) s’accordent à dire que la naissance de cette théorie est survenue avec la remise en question de la pensée féministe par les femmes noires. En effet, celles-ci rappellent que cette pensée ne prenait pas en considération la diversité et la

multiplicité des rapports de domination, le contexte historique de l’oppression des femmes noires et, le rôle des femmes blanches dans l’oppression de la communauté noire (esclavage), incluant les femmes. Les féministes « noires », « chicanas », « natives américaines », « sino- américaines », et du « Tiers monde » sont venues bousculer ce modèle (Dorlin, 2008).

Le féminisme ne réfère pas à une théorie unique, mais a connu plusieurs vagues, chacune ayant une conception de l’inégalité due au genre, et de l’oppression des femmes différente (Daly et Chesney-Lind, 1988 ; Barack, Flavin et Leighton, 2001 ; Price et Sokoloff, 2004). Burgess-Proctor (2006) fait un état de l’évolution de la pensée féministe qui selon elle, est divisée en cinq étapes majeures. Premièrement, le “liberal feminism” qui dénonce le rôle social des hommes comme devant être compétitif et agressif, mais ignore les questions de pouvoirs et de privilèges (Mac Kinnon, 1991 ; Barak et al., 2001 ; Sokoloff, Price & Flavin, 2004). Deuxièmement, le “radical feminism” qui dénonce le patriarcat ou la dominance par les hommes. Troisièmement, le “Marxist feminism” qui dénonce l’oppression des femmes par la société capitaliste. Quatrièmement, le “socialist feminism” qui est une combinaison des perspectives radicales et marxistes. Cinquièmement, le “postmodern feminism” ou “the existence of any one “truth”, including women’s oppression” (Burgess-Proctor, 2006 : 29). Mais l’auteure reconnaît que même si ce sont les étapes majeures du féminisme, il ne faut pas oublier qu’il y en a d’autres tout aussi importantes, notamment le “Black feminism” et le “critical feminism” qui ont une vision de l’oppression des femmes plus large et qui dénoncent, entre autres, la discrimination faite aux femmes qui ne sont pas blanches dans le système de justice criminelle (Crenshaw, 1991 ; Collins, 2000). Elles développent d’ailleurs un gender- and race-based. Tous ces mouvements considèrent ensemble la discrimination d’après le genre, mais aussi la race et ils sont les précurseurs d’un féminisme multiracial.

L’intersectionnalité vient combler l’insuffisance dans les théories existantes. Si au départ, l’intersectionnalité visait à faire ressortir l’invisibilité des femmes noires, marginalisées, elle a de plus en plus tendance, selon Bilge (2009 : 71) a vouloir élaborer « un instrument intersectionnel qui transformerait les politiques de justice sociale et les dispositifs de lutte des discriminations », par conséquent à avoir une portée plus normative.

L’intersectionnalité est l’entrecroisement des différents aspects de notre identité avec des systèmes d’oppression (Crenshaw, 1991 ; Bograd, 1999 ; Collins, 2000 ; Oxman-Martinez et al., 2002 ; Sokoloff et Dupont, 2005). Chacune de ces auteures fait un ajout à la définition de la théorie en vue de l’améliorer. Parmi les premières à introduire la notion d’intersectionnalité, Crenshaw (1991) fait référence aux systèmes de domination que sont la race, le genre et la classe auxquels elle ajoute des obstacles comme la discrimination par rapport à l’accès aux ressources, l’impact des politiques sociales, ou encore la barrière de la langue. Ses successeures feront des ajouts essentiels à la théorie. Bograd (1999) complète avec trois systèmes d’oppression, soit l’orientation sexuelle, la capacité physique (handicap) et la culture. Collins (2000) va encore plus loin en faisant référence à l’ethnicité, la nation et l’âge. Ce sont Lorber et Belknap en 2001, entre autres, et le Third World Feminism qui verront l’oppression des femmes comme une fonction de l’exploitation économique des femmes dans les nations développées. Oxman-Martinez, Krane, Corbin et Loiselle-Léonard (2002), quant à elles, nomment le sens de la variable en parlant des systèmes d’oppression comme étant, le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme et la suprématie blanche. Enfin, apparaîtront d’autres facteurs d’oppression comme le statut d’immigration (Bui, 2004), et la religion (Hajjar, 2004). En théorie et en pratique, l’intersectionnalité suscite des débats, selon Bilge (2009), entre d’un côté la production des savoirs intersectionnels, ce qui est l’objet de cette thèse, et de l’autre, l’utilisation de ceux-ci dans les luttes politiques pour l’égalité. L’article de Bilge (2009) sur « Les théorisations féministes de l’intersectionnalité » montre certaines limites du pouvoir explicatif de l’intersectionnalité et apporte également, des pistes de réflexions. Pour ce faire, cette auteure aborde quatre points essentiels, lorsqu’il s’agit de produire un savoir intersectionnel : l’intersectionnalité comme paradigme de recherche, la question des niveaux d’analyse, le différend théorique sur le statut ontologique des catégories de différence et la

question de l’élargissement de la portée théorique de l’intersectionnalité.

L’intersectionnalité comme paradigme de recherche vient des travaux de Patricia Hill Collins (2000), pilier de la pensée féministe noire. Deux courants de pensée façonnent l’intersectionnalité : l’approche systémique des féministes noires américaines versus l’approche socioconstructiviste des sociologues européennes. La perspective systémique analyse les structures d’inégalité où le genre, la race, la classe sociale etc. réfèrent davantage à des identités (Crenshaw, 1991 ; Collins, 2000 ; Sokoloff et Dupont, 2005). À la différence, en Europe, l’intersectionnalité est davantage tournée vers le socio-constructivisme, perspective plus postmoderne, qui analyse les processus de subjectivation c’est-à-dire la narration des identités, ce qui est plus introspectif et, où la race, le genre, la classe réfèrent à des catégories analytiques de rapport de domination (Dorlin, 2005 ; Yuval-Davis, 2006 ; Winker et Degele, 2011). Cette thèse s’inscrit dans une perspective socioconstructiviste, en laissant parler les femmes de leur expérience en lien avec le mariage forcé. L’intersectionnalité, qu’elle soit tournée vers le socio-construcvisme ou non, a l’avantage de ne plus voir les inégalités comme unidimensionnelles et stratifiées (Bilge, 2009 et 2010). Toutefois, ces deux traditions de pensée différentes, apportent de nombreux clivages autour des niveaux d’analyse et des statuts ontologiques entre autres.

L’intersectionnalité a l’avantage de pouvoir s’opérer à deux niveaux d’analyse soit microsocial et macrosocial, c’est d’ailleurs ce qui la caractérise (Bilge, 2009). Selon Bilge (2009 : 73) :

« Au niveau microsocial, par sa considération des catégories sociales imbriquées et des sources multiples de pouvoir et de privilège, elle permet de cerner les effets des structures d’inégalités sur les vies individuelles et les manières dont ces croisements produisent des configurations uniques. Au niveau macrosocial, elle interroge les manières dont les systèmes de pouvoir sont impliqués dans la production, l’organisation et le maintien des inégalités »

Collins (2000) parle d’intersectionnalité pour le niveau microsociologique qu’elle distingue avec la matrice de la domination pour le niveau macrosociologique. Elle divise ensuite les systèmes d’oppression en quatre domaines de pouvoir : hégémonique (idéologie des rapports de pouvoir), structurel (lois, institutions), disciplinaire (gestion administrative et bureaucratique) et interpersonnel (interactions quotidiennes). Du point de vue des féministes socioconstructivistes, le modèle d’analyse de Collins connaît des limites. « Elles lui reprochent de ne pas appréhender la façon dont les différents rapports de pouvoir s’actualisent dans l’expérience des femmes, ni comment celles-ci les négocient dans leur construction en tant que sujet » (Flynn, Damant et Bernard, 2014 :36). Dans son modèle d’analyse, Yuval- Davis (2006) inclue les dimensions structurelles de Collins en y ajoutant une dimension subjective (expérience des femmes). L’imbrication d’un niveau d’analyse microsociologique et macrosociologique semble être la meilleure avenue à suivre. Bilge (2009) suggère d’ailleurs que le concept d’intersectionnalité soit reformulé, afin de faire plus de place aux expériences subjectives. Toutefois, dans le cadre de cette thèse seul le niveau microsocial ou ce que McCall (2005) nomme “intracategorial complexity” sera envisagé, bien qu’il présente certaines limites qui seront vues dans le chapitre 2 de Méthodologie.

Autre point de divergence dans la littérature intersectionnelle, le statut ontologique des catégories de différence, par exemple le genre doit-il être mis sur un même pied d’égalité que la race ou la classe sociale ? Ce type de questionnement est sujet à controverse. Pour élaborer une réponse, Bilge (2010) revient sur trois grandes catégories de pensée : moniste, pluraliste

et holiste. La conception moniste hiérarchise les différents rapports de pouvoir, par exemple dans les approches marxistes la classe sociale aurait primauté sur les autres formes de rapport de pouvoir. « Il y aurait une oppression centrale et des oppressions périphériques » (Bilge, 2010 :49). En critique au monisme émerge la conception pluraliste où les dominations sont additionnées (Black + Lesbian + Woman (Bowleg, 2008)) ou multipliées. Ici les catégories sont « isolées, indépendantes, pour ensuite en étudier les interactions » (Bilge, 2010 :54). La perspective holiste s’oppose quant à elle aux deux précédentes, moniste et pluraliste. « Il faut donc analyser les mécanismes de leur articulation et se pencher tant sur les invariants que sur les variantes selon les époques et les contextes » (Bilge, 2010 :54). Les identités sont interdépendantes et mutuellement constitutives (Crenshaw, 1991 ; Bowleg, 2008 ; Bilge, 2009 et 2010), en lien avec l’exemple ci-dessus, il s’agit de Black Lesbian Woman (Bowleg, 2008). Toutefois, Christensen et Jensen (2012 : 111) reconnaissent que :

“It is important to maintain an awareness that gender functions in a different way than class, which again functions in a different way than ethnicity, etc. […] We agree with this focus on ontological differences between the categories. We emphasize that these forms of differentiation work differently, on both a structural and an identity level, and that they are all conditioned by power relations”

Il ne s’agit pas d’insinuer une hiérarchisation entre les catégories, mais plutôt de considérer que, certaines d’entre elles sont plus réelles que d’autres (Christensen et Jensen, 2012). Dans le cadre de cette thèse, sans vouloir hiérarchiser, il reste que le genre dans la problématique des mariages forcés, occupe une place centrale, sans toutefois être exclusive. Ainsi, il est possible d’identifier les axes de subordination des femmes et la manière dont ceux-ci s’entrecroisent de manière dynamique avec les catégories de différence, puis influencent leur vécu et pouvoir d’agir.

La question des statuts ontologiques à ce stade-ci des connaissances sur l’intersectionnalité, reste floue, à savoir s’il est possible d’accorder plus de poids à un axe dans un contexte donné qu’à un autre. Ce questionnement en amène un autre, alors « comment élargir la portée théorique de l’intersectionnalité ? » (Bilge, 2010 :79). Comme il a déjà été vu ci-haut, Collins

(2000) pense que, quatre domaines de pouvoir doivent être pris en compte (structurel, disciplinaire, hégémonique et interpersonnel), alors que Yuval-Davis (2006 :198) pense, quant à elle, qu’il faut analyser les divisions sociales à la fois au niveau micro et macro en ayant recours à quatre niveaux d’analyse : organisationnel (organisations politiques, sociales, économiques), intersubjectif (relations de pouvoir entre les acteurs), expérientiel (perception subjective des acteurs) et représentationnel (représentations culturelles dans la société). Finalement, selon Bilge (2009 :83) :

« Face à la grande diversité de ses usages dans différents domaines d’études et sous différentes influences théoriques, il serait pertinent de traiter à cet égard l’intersectionnalité comme un méta-principe devant être ajusté et complété en fonction des champs d’études et des visées de la recherche, et d’en accepter les mises en application plurielles »

Quoi qu’il en soit, l’intersectionnalité modifie la façon d’identifier les problèmes sociaux, mais aussi la façon dont ils sont expérimentés et compris. Elle présente l’avantage de refléter une multitude de réalités vécues (Oxman-Martinez et al., 2002). Néanmoins, plusieurs auteurs comme McCall (2005), Bilge (2009 et 2010), Choo et Ferree (2010) ou Christensen et Jensen (2012), pour ne citer qu’eux, pensent que l’intersectionnalité a certaines limites théoriques, dont certaines ont été vues ci-haut, et méthodologiques sur lesquelles il est nécessaire de travailler, ce qui sera davantage développé dans le chapitre 2 de Méthodologie.

Après avoir replacé dans son contexte et brièvement la théorie de l’intersectionnalité, il est maintenant indispensable de comprendre, comment elle s’articule et, de l’appliquer à notre objet d’étude, soit le mariage forcé.

2. Comprendre le mariage forcé à partir de l’intersectionnalité : mise au jour