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Les débuts de l'aventure moderne dans le roman français

a) Gide : l'aventure du roman

Gide, nous l'avons vu, a opéré au début du siècle un tournant vers le monde et l'action au sein de sa production littéraire, tournant nourri de la doctrine de Nietzsche avec laquelle Gide se familiarise alors. Les Nourritures terrestres, puis L'Immoraliste émancipent le personnage des marais qui l'entourent. À l'immobilité succède une urgence du mouvement, le « ne demeure jamais, Nathanaël1 » des Nourritures ; au quotidien empesé succède l'instant : « Nathanaël, je te parlerai des

instants. As-tu compris de quelle force est leur présence2 ? ». Cette nécessité du mouvement et de la

discontinuité, placée sur un plan poétique, annonce les propositions de Rivière sur le roman d'aventure : « Le roman d'aventure, c'est un roman qui s'avance à coups de nouveauté [...]3 ». Il ne

faut pas cependant lire l'histoire du roman d'aventures à l'envers et faire de Gide un des premiers théoriciens du genre. Ce qui, sur le plan poétique, préoccupe Gide – qui ne se considère pas alors comme romancier – au début du siècle et durant les premières années de La NRF, c'est le roman,

1 André Gide, Romans, op. cit., p. 172. 2 Idem.

dont l'aventure est une déclinaison possible, un potentiel de modernité et de nouveauté. En 1913, Gide semble approuver entièrement les prédictions de Rivière qui font du roman nouveau un roman d'aventure, ainsi qu'il le note dans son journal le 10 juillet : « L'article de Rivière sur le « roman

d'aventures », que je lis cet après-midi, ajoute à mon désarroi ; il dit à peu près ce que j'aurais

souhaité dire dans mon article, et beaucoup mieux que je ne saurais y parvenir4 ». Or s'il partage la

croyance d'un renouveau possible pour le roman français, c'est que Gide semble lassé sinon déçu par le roman français, autant dans son histoire que dans son actualité. Le journal Gil Blas lance, en 1913, une enquête littéraire visant à établir la liste des dix meilleurs romans français ; Gide, interrogé, publie à ce propos un article dans La NRF en avril5 dans lequel il exprime ses préférences

pour le roman étranger : « Qu'est-ce qu'un Lesage auprès d'un Fielding ou d'un Cervantès ? Qu'un abbé Prévost en regard d'un de Foë ? Et même : Qu'est-ce qu'un Balzac en face d'un Dostoïevski6 ? ». On sait la curiosité et le goût que Gide a toujours manifestés pour la littérature

étrangère. Gide est insatisfait du roman français donc. Or, les années 1910 sont pour lui les années d'un intérêt particulier pour le roman anglais. Le 7 décembre 1915, il note dans son journal :

Rien ne peut exprimer l'amusement et la curiosité avec laquelle je me précipite dans un nouveau livre anglais d'un bon auteur que je ne connaisse pas encore ; amusement que depuis longtemps, la littérature française ne pouvait plus me donner, ne me réservant plus, à proprement parler, de surprises7.

Fin 1910, il entreprend une étude sérieuse de la langue anglaise, et lit dès lors en langue originale les auteurs britanniques. Il s'exerce par la lecture entre autres de Defoe, Fielding, Stevenson, Milton ou Conrad8. De ce dernier, Claudel lui a vanté les mérites, plusieurs années auparavant, en 1905 ;

alors que Gide commence à lire l'anglais, il se prend d'un intérêt particulier pour l'œuvre de Conrad, avec lequel il se lie d'amitié. Il entreprend de diriger la traduction en français de ses romans dont

4 André Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, 1965, p. 391. 5 « Les dix romans français que... »

6 Article d'avril 1913 repris dans André Gide, Essais critiques, Paris, Gallimard, 1999, p. 271. 7 Journal, op. cit., p. 522.

seulement trois titres avaient jusque-là été traduits par Robert d'Humières (Le Nègre du Narcisse) et Henry Davray (Karain, L'Agent secret) en 1911, année de la première rencontre de Gide et de Conrad ; Jean de Smet propose une traduction de Typhon, que Gide traduira lui-même en 1918. De Davray à Gide, la diffusion du roman d'aventures anglais passe en quelque sorte du Mercure de

France à La NRF9. Selon Walter Putnam, Gide retrouve chez Conrad la « dialectique stagnation-

action10 » qui sous-tendait ses premières œuvres. Putnam propose également une lecture symboliste

de Conrad et montre les parentés qui existent entre ses romans et les Caves du Vatican, les Faux-

Monnayeurs ainsi qu'avec Voyage au Congo. Ces thèses s'accordent tout à fait avec celle que nous

proposons et nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à l'ouvrage de Putnam pour ce qui est des rapports entre Gide et Conrad. Outre une modernité littéraire qui bouscule le schéma narratif, opacifie les psychologies ou encore retourne le point du vue du regardé au regardant, Gide trouve donc en Conrad une possibilité de dépasser littérairement la dialectique stagnation-action qui hantait le roman décadent. On comprend que, pour Gide, l'aventure est une conséquence de la quête de modernité romanesque, et non une fin en soi. En ce sens, son goût pour Conrad ne contrebalance pas son admiration pour Dostoïevski.

b) Les Caves du Vatican

Gide termine la rédaction des Caves du Vatican à l'été 1913. Le livre paraît dans La NRF au début de l'année suivante et en volume aux Éditions de La NRF à l'été 1914. Comme bien souvent chez Gide, il y travaille depuis plusieurs années déjà11 ; la première mention des Caves dans le

9 Après plusieurs années d'une entreprise difficile (difficultés qui amèneront entre autres à la rupture définitive entre Gide et Isabelle Rivière, l'épouse de Jacques Rivière), les œuvres de Conrad paraîtront en français après la mort de celui-ci (1924) aux éditions de la Nouvelle Revue française.

10 Walter C. Putnam III, L'aventure littéraire de Joseph Conrad et d'André Gide, Saratoga, Amma libri, 1990, p. 5. 11 « J'ai porté tous mes livres très longtemps. […] J'ai eu très jeune le sentiment d'avoir devant moi une série de

volumes de papier blanc : mes œuvres complètes. J'écris le tome VII ou le tome XII selon la longueur de la gestation ou le degré de perfection de mon métier ». Propos rapporté par Charles du Bos, Dialogue avec André Gide, Paris, éditions Corrêa, 1947, p. 163.

journal date de septembre 190512. Le projet de Gide a ainsi évolué au fil des années, entretenant

longtemps un lien avec la notion d'aventure13. En 1912, Gide confie à Charles du Bos qu'il travaille

sur un roman d'aventures, du Bos s'en préoccupe dans son journal : « Que je suis inquiet lorsque je vois un homme aussi grand que Gide qui, poussé par son admiration pour un Dostoïevski, un Fielding, un Daniel de Föe, décide de propos délibéré qu'il abandonnera le récit pour le grand roman d'aventure à très nombreux personnages14 ». On note l'étendue du concept de roman

d'aventures, qui, sous la plume de du Bos, englobe Fielding comme Dostoïevski. L'expression de « roman d'aventure(s) » est toujours à manipuler avec précaution ; que ce soit sous la plume de Gide, Rivière, du Bos ou d'autres, la notion d'aventure littéraire s'élabore au début du siècle selon un certain flou, un pressentiment qui guide certains auteurs vers l'action – il faut dire que le roman d'aventures littéraire français reste encore à inventer ! Lorsque Gide a en tête d'écrire un roman d'aventures, il faut être conscient de cette large part d'indéfini, d'imprécis, qui participe de la notion même de « roman d'aventures». Une notion encore vague, d'où l'impression de Gide que Rivière a tout dit lorsqu'il publie son article ; il est intéressant de noter le rapprochement du « roman d'aventure » et de la rédaction des Caves dans le journal de Gide cette journée de juillet 1913 : « Mes heures les meilleures je les emploie à mettre au point les passages des Caves dont Copeau ne s'est pas montré satisfait ; j'y ai beaucoup de mal et n'y parviens qu'avec un énervement sans nom. L'article de Rivière sur le “roman d'aventures”, que je lis cet après-midi, ajoute à mon désarroi15 ».

Gide projette à ce moment un article sur le roman, qu'il n'a jamais écrit, et qui semblerait avoir pris les chemins de l'aventure. Gide a l'esprit à l'aventure alors qu'il travaille sur les Caves. Dernière chose qui renforce cette hypothèse : sa lecture de Lord Jim durant une partie de la rédaction ; en 1912, il écrit à André Ruyters : « J'avance très lentement dans Lord Jim et dans les Caves16 ».

Pourtant, à l'arrivée, nous n'avons à première vue ni roman d'aventures, ni même roman, mais une

12 Journal, op. cit., p. 176.

13 Kevin O'Neill retrace l'évolution de l'idée d'aventure dans la genèse des Caves dans son ouvrage. 14 Retranscrit dans Dialogue avec André Gide, op. cit., p. 161.

15 Journal, op. cit., p. 391.

sotie. L'auteur s'en explique dans une préface adressée à Jacques Copeau qui sera par la suite retirée du roman et que l'on retrouve dans l'édition de la Pléiade : « Pourquoi j'intitule ce livre Sotie ? Pourquoi Récits les trois précédents ? C'est pour manifester que ce ne sont pas à proprement parler des romans17 ». Pour Gide ce sont avant tout des « livres ironiques », des « livres critiques18 ».

Quelles sont les raisons de ce choix ? Gide considère-t-il les Caves comme un roman failli? Pourtant il se défend bien dans une lettre adressée à du Bos, en mars 1914, d'avoir poursuivi les objectifs qu'on a pu lui prêter : « Dans tous les cas je tiens à ce que vous sachiez que je n'ai nullement écrit ce livre pour illustrer quelque conception théorique du roman, pour marquer une date dans mon développement ou pour renouveler ma manière19 ». Nous occulterons ces questions

d'intentions et d'objectifs auxquelles nous répondrions bien malaisément au profit de la suivante : que reste-t-il dans le livre de cette idée d'aventure qui occupait l'esprit de Gide à un moment de sa rédaction ?

Dans le compte rendu qu'il donne des Caves du Vatican, Henri Massis écrit le 22 juin 1914 dans

L'Éclair :

M. André Gide a voulu écrire un roman d'aventures : nul doute là-dessus. Constatant son propre échec, il a bien pu changer la désignation de son livre. […] Or, en dépit de plusieurs embryons de récits dont l'accomplissement minutieux du détail ne constitue pas une réalisation, il n'arrive rien, dans les Caves du

Vatican. Je ne sais point de roman plus immobile que ce roman d'aventures20.

Henri Massis répond ici, à sa manière et selon son opinion, aux questions concernant les intentions et les objectifs de Gide. Ce n'est pas tant sa réponse qui nous intéresse ici, que sa conception du « roman d'aventures » : un roman dans lequel il « arrive » quelque chose, définition générale centrée autour de la question de l'action, sinon de l'événement. L'éventualité de la mauvaise foi

17 Romans, op. cit., p. 679. 18 Idem.

19 Cité par Yvonne Davet, Romans, op. cit., p. 1572.

écartée, il semble que les événements marquants du roman de Gide – une fausse conspiration et son lot de mascarades, un meurtre – ne suffisent pas à faire « arriver » quelque chose. Mauvaise foi mise à part toujours, nous faisons l'hypothèse qu'Henri Massis a en tête des romans plus traditionnels ou plus événementiels lorsqu'il fait référence au roman d'aventure, Dumas, Verne, Kipling peut-être... Or il est vrai que l'aventure traditionnelle et événementielle est plutôt absente des Caves du Vatican. Alain Goulet a montré de façon précise en quoi cette œuvre n'a à peu près rien du roman d'aventures classique, à savoir, une succession linéaire d'épisodes, une fiction à la fois lue comme telle et mimétique de la réalité, un itinéraire semé d'embûches, des effets de suspens, un épilogue qui stabilise le destin des personnages21.

Pour Alain Goulet, il est difficile d'inscrire l'œuvre de Gide dans une tradition littéraire précise tant son livre opère une déconstruction du genre du roman et du roman d'aventures en particulier. Les Caves du Vatican n'est pas un roman d'aventures traditionnel et le travail de sape ironique de Gide, qui se défend d'avoir illustré une quelconque théorie du roman, laisse un terrain bien trop complexe et mouvant pour qui veut y appliquer une lecture strictement générique. Toutefois il nous semble, compte tenu des chapitres précédents qui ont révélé un courant souterrain de l'aventure, – envie de mouvement, problème de l'action dans des œuvres qui n'étaient pas des œuvres d'aventures – et compte tenu de l'intérêt de La NRF et de Gide à cette époque pour cette aspiration aventureuse, il nous semble, donc, qu'il est possible de visiter ces Caves du Vatican à la lumière de cette dialectique de l'action et du rêve dont Gide a déjà joué auparavant. Si ce n'est pas à proprement parler un « roman d'aventures », peut-être est-ce autre chose de proche, peut-être est-ce un roman

d'aventure, selon la formule de Jacques Rivière ? Nous avons vu que Gide partage les idées de

Rivière sur le roman ; peut-être, à défaut d'un article – déjà écrit par Rivière –, et en dépit de ce qu'il se défend d'avoir voulu illustrer une quelconque théorie du roman, Gide a-t-il construit les Caves du

Vatican suivant cette idée du roman qu'il partagerait avec Jacques Rivière ? Il ne semble pourtant

21 Ibid., p. 44. Notons toutefois que Mauriac a relevé du feuilletonesque dans les Caves du Vatican : « Il s'est dit qu'en prêtant aux personnages de son imbroglio de la vie, de la truculence, il ferait entrer dans la littérature le genre un peu décrié du feuilleton ». Les Cahiers, 15 mai 1914, cité par Yvonne Davet, Romans, op. cit., p. 1576.

pas que ce soit le cas. D'abord, la façon dont Gide a rédigé les Caves du Vatican n'est pas du tout celle du romancier d'aventure de Rivière. Celui-ci avance en aveugle dans son œuvre, « toutes ses forces sont consommées au fur et à mesure ; il n'en est point d'inutilisées, qui puissent servir à la prévision22 ». Or, Gide écrit et réécrit, prévoit, retranche, équilibre : « Achevé hier les Caves, écrit-il

dans son journal le 24 juin 1913. Sans doute, il me restera beaucoup à reprendre encore après que je l'aurai donné à lire à Copeau et sur les épreuves23 ». La sotie de Gide est complexe et composée, les

choses s'y tiennent, les choses s'y retrouvent, à l'inverse du roman de Rivière : « On perd de vue sa direction, son fil ; avec ses prolongement de toutes parts, elle ressemble à ces êtres marins qui avancent dans n'importe quel sens24 ». Les digressions du narrateur de Gide sont loin de faire des

Caves un tel monstre marin aux excroissances luxuriantes. Les Caves du Vatican n'est pas un roman

d'aventure au sens de Jacques Rivière. Autre possibilité : peut-être est-ce un roman de l'aventure, un « roman de l'aventure et de l'aventurier », écrit Thibaudet :

Le cas du premier roman [Les Caves] est très curieux, parce qu'il nous permet de faire le départ entre ses deux éléments, un roman d'aventure, plus ou moins comique, qui n'est pas très réussi, et un roman de l'aventure, ce qui n'est pas la même chose, et de l'aventurier, qui paraît aujourd'hui étonnamment perspicace, parce que Gide y a préfiguré, en père spirituel, dans le personnage de Lafcadio, les traits du jeune homme, et surtout du jeune littérateur, de la génération qui venait25.

Thibaudet établit son idée du « roman de l'aventure » dans un article de 1919 paru dans La NRF et sur lequel nous reviendrons plus en détail. Nous retenons pour le moment cette idée d'un roman qui, sans être un roman d'aventures, contient de l'aventure – ici par l'intermédiaire d'un personnage fort, l'incarnation d'aspirations à l'affranchissement, à la fréquentation des limites, à leur transgression ; une incarnation qui annonce la nouvelle génération dit Thibaudet : peut-être l'aventure littéraire

22 Le roman d'aventure, op. cit., p. 56. 23 Journal, op. cit., p. 387.

24 Le roman d'aventure, op. cit., p. 59.

sera-t-elle la mise en texte de ce désir de liberté ?

Ni roman d'aventures, ni roman d'aventure, Les Caves du Vatican pourrait bien être un roman de l'aventure et de l'aventurier, selon la formule d'Albert Thibaudet. Sans reprendre à la lettre la définition d'Albert Thibaudet, nous reprenons cette idée de l'aventure dans le roman. Un courant aventureux traverse les Caves : la dialectique du rêve et de l'action s'y déploie une fois de plus chez Gide, et son roman est une nouvelle étape dans l'histoire de l'aventure littéraire française.

En dépit de l'avis d'Henri Massis pour qui « il n'arrive rien » dans Les Caves du Vatican, nous faisons l'hypothèse que le roman de Gide met en scène l'inquiétant empiétement de l'action sur le rêve. Nous reprenons ici en partie l'analyse de Jankélévitch pour qui l'aventure implique pour celui qui la vit d'être à la fois dedans et dehors, englobé éthiquement et détaché esthétiquement, entre le sérieux et le jeu. Plus l'aventurier s'engage et s'englobe, plus l'aventure devient sérieuse et potentiellement mortelle. L'aventure dépend de lui dans son commencement, mais il s'abandonne à elle pour la suite des événements. « Le commencement de l'aventure est donc un décret autocratique de notre liberté, et il est en cela, comme tout acte arbitraire et gratuit, de nature un peu esthétique26 ». Esthétique en son commencement seulement ; l'aventurier ayant abdiqué sa liberté,

les choses peuvent devenir, hors de son contrôle, belles comme laides, mais surtout, vécues, elles ne sont plus contemplées. Ce décret autocratique de liberté, c'est le meurtre d'Amédée Fleurissoire par Lafcadio. Or il semble qu'au couple éthique/esthétique de Jankélévitch, il soit possible de substituer celui d'action et de rêve. Le rêve laisse la possibilité au rêveur de se rétracter, de maintenir le cap esthétique qu'il s'est choisi, l'action engage : « Qu'il y a loin, entre l'imagination et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs27 ».

L'acte gratuit de Lafcadio est un acte d'aventure qui consacre le débordement de l'action sur le rêve. Le premier chapitre de la cinquième partie, qui mène au meurtre d'Amédée Fleurissoire, est consacré à l'aventure. Lafcadio y est libre, nanti ; comme le Barnabooth de Larbaud, il voyage en

26 L'aventure, l'ennui, le sérieux, op. cit., p. 17. 27 Romans, op. cit., p. 829.

train, comme les marins de Conrad, il quitte l'Europe pour l'Asie : « Rien ne le retenait plus à Paris, ni ailleurs ; traversant l'Italie à petite journée, il gagnait Brindisi d'où il pouvait s'embarquer sur quelques Lloyd, pour Java28 ». Gide reprend aux romans anglais et à l'aventure traditionnelle l'image

du jeune homme disponible, en quête d'exploit : « Que peu de chose la vie humaine ! Et que je risquerais la mienne agilement, si seulement s'offrait quelque belle prouesse un peu joliment téméraire à oser !... Je ne peux tout de même pas me faire alpiniste ou aviateur...29 ». Lafcadio se

permet une parodie du « Voyage » de Baudelaire : « Plions bagages ; il est temps30 ! », laissant ainsi

entendre qu'il s'engage pour une aventure mortelle, de celles précisément dont l'action prend le dessus. Baudelaire, Mallarmé également (« Fuir ! Là-bas fuir ! »), Rimbaud (« Ma journée est faite, je quitte l'Europe »), les références de Lafcadio font ressurgir le poids de l'hésitation symboliste, de l'aspiration à l'ailleurs qui ne reste qu'esthétique. Lafcadio est en quelque sorte le fils de cette génération symboliste dont il doit dépasser l'héritage. Lafcadio se remémore l'aventure nocturne