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a) L'aventure acquise, l'aventure contestée

Le numéro d'hommage à Conrad de La NRF témoigne de la reconnaissance du potentiel littéraire du roman d'aventures. Gallimard publie au fil des années les œuvres complètes de Conrad, qui marquent durablement les auteurs français des années 1920. Interrogé sur Conrad en 1974, Malraux répond : « Surtout, lorsque j'ai publié La Voie Royale [1928], l'œuvre de Conrad était en cours de publication ; les jeunes écrivains en attendaient chaque nouveau volume (le dernier était Victory) avec impatience1 ». Or, le roman d'aventure n'est alors plus une particularité d'outre-manche sur

laquelle spécule le monde littéraire français. Le roman d'aventures s'est développé en France après la guerre : Pierre Benoit lui a donné ses premiers succès en français, Mac Orlan l'a poétisé, théorisé. Suivant en quelque sorte les prescriptions de Du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue

française, certains romanciers traduisent et surtout imitent le modèle étranger, pour petit à petit s'en

affranchir et développer un roman d'aventures littéraire français.

Nous avons vu, avec « La collection littéraire des romans d'aventures » de l'Édition française illustrée, que l'édition française, au début des années 1920, s'adaptait au goût nouveau de l'aventure littéraire. Les collections d'aventure littéraire se multiplient durant les années suivantes2. Sont

publiées à la fois des traductions de romans anglais ou américains (London et Curwood commencent à être connus en France), et des productions françaises. Aux côtés de traductions de Stevenson par Théo Varlet et de L'Histoire des aventuriers, des boucaniers et des flibustiers

d'Amérique racontée par Alexandre-Olivier Œxmelin, Les éditions de La Sirène, dont le premier

directeur littéraire est Blaise Cendrars, publient Mac Orlan, t'Serstevens et envisagent en 1920 de créer une « Collection des belles aventures »3. Gallimard lance sa collection des « chefs d'œuvres du

roman d'aventures » qui publie également des auteurs français et anglophones. Au début des années 1930, la maison Grasset crée une collection intitulée « Lectures et aventures » dans laquelle sont publiées essentiellement les œuvres d'Henri de Monfreid, aventurier et trafiquant de la Mer Rouge, figure emblématique de l'aventure pour l'aventure. La Renaissance du livre crée la collection du « Disque rouge », collection de romans policiers, de roman d'aventures et d'action, dans laquelle sont publiés Ridder Haggard et Maurice Constantin-Weyer (qui obtient le Prix Goncourt en 1928 pour son roman d'aventures Un Homme se penche sur son passé, autre signe de la reconnaissance institutionnelle de l'aventure). À noter l'amalgame d'alors, entre roman d'aventures et roman policier, qui au fil des ans profitera à ce dernier. La collection de Gallimard évolue en collection policière annonçant la Série noire. Le prix du roman d'aventures créé en 1930 par Albert Pigasse devient très rapidement un prix du roman policier. Toutefois, si les collections policières finissent par supplanter les collections littéraires d'aventures, ces dernières favorisent, durant les années 1920 et 1930, l'émergence de l'aventure française.

La littérature française, même tournée vers l'action, reste empreinte de la tradition psychologique selon laquelle s'est développé son roman. L'aventurier fascine, on célèbre les grandes figures de

2 Voir Jean-Louis Buard, « Panorama des collections d'aventures (1916-1950) », op. cit.

3 À propos des éditions de La Sirène, nous renvoyons à l'ouvrage richement documenté de Pierre Fouché, La Sirène, Paris, L'édition contemporaine, 1984.

l'aventure du siècle précédent : en 1926, Maurice Soulié donne une biographie de l'aventurier Gaston de Raousset-Boulbon qu'il intitule La Grande Aventure4, en 1927, il en donne une de

Charles-Marie David de Mayrena, « Roi des Sédang », Marie Ier, Roi des Sédang, 1888-18905 ; en

1928 Marcel Ner rédige un « Essai de psychologie de l'aventurier » inspiré du même Mayrena. L'aventurier, perçu avant-guerre comme un être d'action superficiel, est désormais considéré comme relevant d'un intérêt psychologique certain. Durant les années 1920, la critique prête de plus en plus d'attention à la dimension psychologique des romans d'aventures6. Le 4 février 1927, Mauriac

prononce une conférence à la Société des Conférences intitulée « Le roman d'aujourd'hui ». Il s'y prononce sur le roman d'aventures :

Ce que l'on a appelé le renouveau du roman d'aventures nous apparaît, en effet, comme un effort pour se frayer ailleurs une voie ; puisque leur faisaient défaut les drames de la conscience humaine, des écrivains se sont rabattus sur les péripéties, les intrigues extraordinaires qui tiennent le lecteur haletant. Je me garderai bien ici de médire du roman d'aventures. Mais, à mon avis, le roman d'aventures n'a le droit d'être considéré comme une œuvre d'art que dans la mesure où les protagonistes y demeurent des hommes vivants, des créatures vivantes comme le sont les héros de Kipling, de Conrad et de Stevenson. En un mot, ce qui importe pour que le roman d'aventures existe littérairement, ce ne sont pas les aventures, c'est l'aventurier. […] Eh bien, le romancier d'aventure comme le romancier tout court doit être lui aussi un psychologue [...]7

Benjamin Crémieux, écrit, en 1926 dans La NRF, à propos du Navire aveugle de Jean Barreyre : « Le Navire aveugle n'est pas, en dépit de son anecdote initiale, un roman d'aventures, c'est un roman psychologique8 ». La dimension psychologique du roman allant, dans ce cas, jusqu'à prendre

le dessus sur l'intrigue d'aventures. En 1928, Crémieux célèbre le traitement de l'intériorité dans

Vasco de Marc Chadourne :

4 Maurice Soulié, La Grande Aventure. L'Épopée du Comte de Raousset-Boubon au Mexique. 1850-1854, Payot, 1926.

5 Maurice Soulié, Marie Ier, Roi des Sédang, 1888-1890, Marpon et Cie, 1927.

6 On se rappelle que de façon inverse, en 1900, Gide définissait, à propos de The War of the Worlds, le roman d'aventures comme un roman où les événements prennent le pas sur la pensée des personnages.

7 Retranscrit dans La Revue Hebdomadaire, février 1927, A36, t. 2, p. 264. 8 La Nouvelle Revue française, mars 1926, n° 150, p. 355.

Le mérite de M. Marc Chadourne a été de prendre un ensemble de thèmes jusqu'ici littéraires, du moins en France – aventure, évasion, etc... – de les envisager d'une façon directe, spontanée et de les relier à la vie. Il a réussi à les incorporer en un héros réel et même réaliste dont l'existence présente tous les caractères de crédibilité qu'on attend d'un roman. Cette crédibilité, M. Chadourne l'a obtenue en expliquant la névrose de son héros et en situant le lieu de son drame intime9.

Le discours de Benjamin Crémieux sur le roman de Chadourne est l'inverse de celui que pouvaient tenir les critiques du Mercure de France ou de la Revue Blanche sur Kipling au début du siècle. Alors que ces derniers associaient l'action à la vie, Crémieux estime que c'est le réalisme psychologique du personnage de Chadourne qui permet de « relier à la vie » les thèmes de l'aventure. À mesure que l'élite littéraire s'intéresse au roman d'aventures, elle exige de lui des qualités qui n'étaient pas initialement les siennes concernant le réalisme et l'analyse psychologique des personnages. Sur le modèle conradien, le roman d'aventures littéraire français exploite les thèmes de l'évasion et de l'action pour explorer la psyché de ses personnages.

Entre les péripéties linéaires et abondantes des romans d'aventures populaires dont le succès se perpétue en France après la guerre10, l'action brute des romans de Kipling, qui reste encore une

référence durant les années 1920, et un certain roman d'aventures psychologique qui se développe en France sous l'influence de Conrad, certains critiques littéraires s'interrogent sur l'hétérogénéité de l'appellation « roman d'aventures », et de fait, sur sa pertinence. En 1931, dans Le Divan, à propos des Aventuriers de René Jouglet, Henri Martineau écrit : « Ce roman ne ment pas à son titre et ce n'est pas de nos jours un mince compliment, tant on abuse aujourd'hui du mot aventure pour définir les histoires les plus stagnantes11 ». En 1932, son scepticisme quant à la notion de « roman

d'aventures » ressurgit à propos d'un nouveau roman de Pierre Benoit :

9 La Nouvelle Revue française, janvier 1928, n° 172, p. 121.

10 Voir Jean-Louis Buard, « Panorama des collections d'aventures (1916-1950) », op. cit. 11 Le Divan, 1931, n° 165-174, vol. 19, 23e année, p. 31.

Il faut bien reconnaître que Pierre Benoit a créé un genre où il ne ressemble à personne. Il écrit des romans d'aventures a-t-on coutume de dire. Cette formule vague est si insuffisante toutefois à l'expliquer que ses commentateurs doivent tout aussitôt montrer en quoi l'aventure qu'il retrace en effet dans presque tous ses livres se distingue de celles qu'ont narrées jusqu'à lui tous les romanciers d'aventure12.

L'appellation « roman d'aventures » n'assure plus la liaison entre l'aventure traditionnelle et majoritairement anglo-saxonne, et l'aventure française, post-Conrad et post-Benoit. L'avènement de l'aventure en France est suivi d'un retour critique sur le genre. Déjà, en 1927, en ouverture de la revue critique qu'il consacre aux « romans d'aventures et d'imagination », John Charpentier note « qu'on avait pu croire, un moment, à la suite des succès de Pierre Benoît, à une renaissance du roman d'aventures ou d'imagination […]. Or il semble bien que M. Pierre Benoît lui-même ait perdu la foi13 ». Le héros romanesque français n'est pas fait pour l'aventure, explique plus loin

Charpentier : « Cela tient, je crois, à ce que nous sommes profondément sociaux, et qu'un héros ne nous intéresse qu'en fonction des services qu'il rend à la communauté ou des exploits qu'il accomplit pour mériter ses applaudissements14 ».

La vogue soudaine du roman d'aventures français peut paradoxalement expliquer une partie de ce vacillement de l'enthousiasme chez certains critiques littéraires. Le succès de l'aventure après- guerre se traduit par une production abondante de romans que la critique qualifie « d'aventures », ou dont elle commente « le thème de l'aventure », « des péripéties d'aventures » ou « la vie d'aventure » qui y est mise en scène. Ainsi, pour la décennie 1920, nous avons identifié près de soixante-dix romans qualifiés « d'aventures », ou dont le contenu est associé à l'aventure par la critique contemporaine15. Une production de cette ampleur ne peut être homogène, et elle ne l'est

pas. On trouve parmi ces romans des grandes aventures proches de l'esprit du roman populaire (Les

Dieux rouges, Jean d'Esme, 1923), des parodies de roman d'aventures (Raz Boboul, Pierre Billotey,

12 Le Divan, 1932-1933, n° 175-184, vol. 20, 24e année, p. 171. 13 Mercure de France, n° 703, op. cit., p. 147.

14 Ibid., p. 148.

1923), des romans d'espionnage (La Maison des trois fiancées, Émile Zavie, 1926), des romans du grand nord (Un homme se penche sur son passé, Maurice Constantin-Weyer, 1928), des romans de pirates (À Bord de l'Étoile Matutine, Mac Orlan, 1921), des romans d'aviation (L'Équipage, Joseph Kessel, 1923), des romans ludiques et extravagants (Pablo... de Fer, Pierre-Louis Rehm, 1924), des romans psychologiques (Vasco, Marc Chadourne, 1928), d'autres aux accents plus philosophiques (La Voie Royale, André Malraux, 1930)... Tant de romans différents que l'on comprend que la critique en vienne à questionner la notion même de roman d'aventures ! L'histoire du genre remonte à presque un demi-siècle à la fin des années 1920. Intellectuelle et subtile à l'origine, l'idée de roman d'aventures littéraire souffre de cet engouement soudain qui pourtant assure son accomplissement et sa survie.

Autre paradoxe, l'émancipation du roman d'aventures français du modèle anglo-saxon est à l'origine de sa remise en cause. Trop français, le roman d'aventures risque de ne plus être du roman d'aventures pour certains. Pourtant, on lui reproche également de subir une trop grande influence des auteurs britanniques. John Charpentier estime, en 1926, à propos du Navire aveugle de Jean Barreyre, que « les écrivains de langue anglaise ont si profondément marqué de leur griffe les histoires maritimes qu'un auteur de chez nous ne saurait composer un récit ayant l'océan pour théâtre sans avoir l'air de s'être inspiré d'eux16 ». Charpentier va jusqu'à mettre en doute l'originalité

de certains auteurs français, ainsi, à propos de Marion des neiges de Jean Martet, il écrit : « […] l'impression de me trouver devant un livre qui aurait été écrit en français par un anglo-saxon17 ».

Trop anglais au risque de manquer d'originalité, trop français au risque de ne plus être du roman d'aventures : tel est le dilemme du roman d'aventures littéraire français à la fin des années 1920. À peine acquise, l'aventure est contestée. C'est pourtant à la même époque qu'apparaissent les grands noms de l'aventure française qui vont définitivement inscrire le roman d'aventures dans le domaine du roman français.

16 Mercure de France, 1er avril 1926, n° 667, t. 191, p. 159-160. 17 Mercure de France, 1er janvier 1929, n° 733, t. 209, p. 152.

b) Nouveaux auteurs, auteurs bourlingueurs

Selon le Petit manuel du parfait aventurier, il y a l'homme qui rêve et l'homme qui agit. À chacun sa place : l'aventurier passif dans son cabinet de lecture, l'aventurier actif sur les champs de l'action. Mac Orlan n'admet que très peu d'exceptions à cette règle : peu d'écrivains, affirme-t-il, appartiennent, « à ce genre infiniment rare et précieux qui comprend les aventuriers à la fois passifs et actifs18 ». Plusieurs auteurs pourtant, au cours des années 1920, viennent démentir cette

conception de l'aventure. Cendrars, Kessel, Saint-Exupéry, Malraux, Henri de Monfreid, Maurice Constantin-Weyer entrent en aventure, quittent l'Europe, s'exposent au danger et, s'ils en reviennent, écrivent. Le goût du voyage touche même des auteurs moins aventuriers, Gide et Michel Leiris voyagent en Afrique subsaharienne, Pierre Benoit au Liban, Nizan à Aden. Aden, la figure de Rimbaud se profile derrière ces nouveaux poètes aventuriers... Intellectuels, anciens combattants, bourlingueurs, contrebandiers, aviateurs, trappeurs, trafiquants de biens archéologiques, journalistes, ces nouveaux aventuriers commencent à publier après-guerre et obtiennent rapidement la reconnaissance critique et institutionnelle. Cendrars, Malraux, Monfreid sont publiés chez Grasset, Kessel et Saint-Exupéry chez Gallimard – Gide donne une préface élogieuse à Vol de nuit ; en 1928, Maurice Constantin-Weyer reçoit le Prix Goncourt pour Un Homme se penche sur son

passé, récit d'aventures du Grand Nord ; en 1930, John Charpentier le pressent pour La Voie Royale19 : le roman ne reçoit pas le Goncourt mais le premier prix Interalliés ; John Charpentier,

encore, inscrit Cendrars dans la lignée d'Apollinaire et de Rimbaud20.

L'aventure vécue accorde une certaine crédibilité au genre de l'aventure, réactualise le critère du réalisme au sein d'une littérature d'imagination. Ainsi Gide écrit-il à propos de l'aventure imaginée,

18 Petit manuel du parfait aventurier, op. cit., p. 31.

19 Mercure de France, 15 décembre 1930, n° 780, t. 224, p. 633. 20 Mercure de France, 15 juillet 1925, n° 650, t. 181, p. 451.

dans la préface qu'il donne à Vol de nuit : « Nous avons eu de nombreux récits de guerres ou d'aventures imaginaires où l'auteur parfois faisait preuve d'un souple talent, mais qui prêtent à sourire aux vrais aventuriers ou combattants qui les lisent21 », ou encore Drieu la Rochelle, qui dans

La NRF, à propos de Malraux, fait passer la vie – ici l'action – avant la littérature : « Mais il y a

quelque chose de bien plus urgent à connaître que l'art de composer un livre ou même l'art de composer une phrase, c'est la vie22 ». On se souvient que la critique du début du siècle mettait

l'accent sur la vie d'aventure de Kipling – vie en partie fantasmée –, la critique des années 1920 fait de même avec des auteurs français23.

L'expérience de l'aventure est une expérience de la modernité. L'expérience de l'aviation notamment, chez Kessel, Saint-Exupéry, puis Malraux pendant la Guerre d'Espagne, ouvre l'aventure à la révision du temps et de l'espace, aux nouveaux efforts et aux nouveaux combats : « Si Antoine de Saint-Exupéry a apporté quelque chose de neuf dans la littérature, écrit Pierre Bost en 1937, c'est assurément parce qu'il est aviateur ; parce qu'il avait à raconter des aventures encore presque inédites24 [...] ». L'aventure détache le roman d'aventures des rêveries d'avant et l'ancre dans

le temps présent. « Le temps n'est plus, écrit Benjamin Crémieux, des aventures dans un fauteuil, chères à Mac Orlan, où un érotisme secret réduit à de brutales prouesses d'étalons les existences aventurières authentiques. C'est l'aviation qui a changé tout cela25 ». Il n'est plus question, dans les

romans écrits par des aventuriers, de gentilshommes de la mer et de piraterie, mais de contrebande dans la mer rouge, de la révolution russe, de la Chine contemporaine, de l'aéropostale... « Qu'y a-t-il dans ce petit livre si surprenant ? demande Edmond Jaloux à propos de Courrier Sud. Presque rien :

21 Antoine de Saint Exupéry, Vol de Nuit, Paris, Gallimard, 1957, p.XVIII.

22 La Nouvelle Revue française, décembre 1930, n° 207, cité dans L'Esprit NRF. 1908-1940, Paris, Gallimard, 1990, p. 726.

23 Ainsi, André Chaumeix écrit dans La Revue des Deux Mondes : « M. Constantin-Weyer est un homme avant d'être un auteur. C'est ce qui donne à ses livres leur accent et leur originalité. C'est ce qui permet de comprendre leurs qualités et leurs défauts. M. Constantin-Weyer a beaucoup vu. Il a contemplé des spectacles rares. Il a eu des impressions fortes. Il a goûté l'ivresse des courses à cheval, des chasses au loup ou à l'élan, des pêches miraculeuses dans des rivières magnifiques. Il a eu froid, il a eu faim ; il a aimé les jeux de lumière sur la neige et sur la glace. Il a senti la joie d'être une créature humaine bien portante, sûre de ses muscles et de ses nerfs, sûre de sa volonté ». La

Revue des Deux Mondes, Janvier 1929, t. 49, 7e période, 99e année, p. 219.

24 Reproduit dans Pierre Bost, Flots d'encre et flots de miel. Articles littéraires, La Thébaïde, 2013, p. 171. 25 La Nouvelle Revue française, août 1934, n° 251, p. 280.

une aventure romanesque, comme nous en avons lu des centaines, mais située dans un cadre si moderne qu'on ne verra pas le romanesque et qu'on ne verra que le moderne26 ».

Des romanciers comme Kessel, Malraux, Saint-Exupéry et Cendrars considèrent l'aventure en elle-même, non plus à la manière des romans de pirates qui célébraient une aventure toute romanesque et reposant sur un certain nombre de lieux communs, mais de façon plus attentive, la prenant à la fois comme sujet, objet d'étude et attitude existentielle. Dans la lignée de Conrad, ils font du roman d'aventures une étude psychologique, poétique et métaphysique de l'homme. Plus sensiblement que chez Conrad, l'aventure y est détachée de tout autre but qu'elle-même dans ces romans d'aventuriers. « Le but ne justifie rien, mais l'action délivre de la mort27 » pense Rivière

dans Vol de nuit. Sylvain Venayre parle de «mystique moderne » au sujet de l'aventure durant l'entre-deux-guerres, le même terme est utilisé par Benjamin Crémieux : « Un livre comme Vol de

nuit a brusquement réintégré dans le réel une mystique de l'aventure, de l'évasion liée à un devoir

d'autant plus impérieux qu'il est gratuit28 ». Malraux écrira dans Le Démon de l'absolu : « J'entends

par aventure une action dont le rapport avec le but n'est pas rigoureux29 ». On pourra objecter que

l'aventure de Claude Vannec et de Perken dans La Voie Royale a pour objectif le vol et la revente de statues, mais leur engagement dépasse la simple volonté d'enrichissement. C'est une lutte contre la mort que mènent les deux héros de Malraux : « Qu'était ce besoin d'inconnu, cette destruction provisoire des rapports de prisonniers à maître, que ceux qui ne la connaissent pas nomment aventure, sinon sa défense contre elle30 ? ». Affranchi de buts matériels, l'aventure pour elle-même

est une posture existentielle, la mise en action d'une psychologie profonde, une quête de liberté qui précède de quelques années la philosophie existentialiste. Nous reviendrons au chapitre suivant sur

26 Edmond Jaloux, Les Nouvelles littéraires, 6 juillet 1929, cité dans Les critiques de notre temps et Saint-Exupéry, Paris, Garnier, 1971, p. 125.

27 Vol de Nuit, op. cit., p. 153.

28 La Nouvelle Revue française, août 1934, n° 251, p. 280.

29 André Malraux, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, 1996, p. 955. À l'inverse, et paradoxalement tout en admettant qu'il court l'aventure sans but, Kessel considère que ne méritent le nom d'aventuriers que ceux qui y cherchent un profit : « Pour moi, je l'ai déjà dit plusieurs fois, le véritable aventurier, c'est celui qui court l'aventure