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Chapitre 5 : Discussion

5.2 Les contraintes à l’action politique des IPS

Cette étude avait également comme but d’examiner les expériences de reconnaissance vécues au quotidien, mais également, de permettre une réflexion approfondie au sujet de l’action politique d’infirmières exerçant dans des secteurs de soins spécialisés. Ce qui retient particulièrement notre attention pour cet axe de discussion, ce sont les différentes contraintes que les participantes nous ont partagées en lien avec le déploiement de ces actions. Au regard de nos résultats, les participantes sont bien au fait de l’importance d’agir politiquement, mais elles doivent continuellement faire face à des situations qui les empêchent de le faire. Donc, le manque d’action des infirmières ne le serait pas par manque de volonté, mais bien par des contraintes qui ont pour effet de récuser leurs actions au quotidien.

D’entrée de jeu, les participantes à ce projet de recherche, qui rappelons-le avaient été expressément sélectionnées pour leur engagement politique, étaient toutes d’avis qu’elles doivent prendre davantage la parole au sein des différentes tribunes auxquelles elles peuvent avoir accès et utiliser leur jeu d’influence au quotidien. D’après Goulet et Dallaire (2002), ce jeu d’influence « provient d’une conviction personnelle d’avoir un rôle significatif à jouer dans le processus politique. C’est croire qu’une personne peut influencer les évènements par ses efforts. En d’autres mots, on n’a pas d’influence politique si on se perçoit comme impuissante » (p.216). Dans un même ordre d’idées,

profession infirmière, en ce qui a trait à l’action politique, est le sentiment d’« impuissance des infirmières à participer et à influencer la prise de décisions politiques » (p.449). Au regard de nos résultats, plusieurs participantes ont également eu cette même réflexion à partir d’une critique genrée. Ces dernières expliquent le manque de mobilisation des infirmières à travers une compréhension que l’on pourrait qualifier d’historiquement située : les femmes ne sont pas naturellement socialisées à prendre la parole dans l’espace public, puisque cette place a historiquement été occupée par les hommes. À cet effet, il semblerait que les infirmières soient convaincues que la sphère du politique leur est inaccessible et que leurs actions déployées en vue de déstabiliser le statu quo, et de finalement obtenir une reconnaissance qui est à la hauteur de ce qu’elles font et de ce qu’elles sont, est pratiquement impossible. D’une certaine façon, celles-ci s’empêcheraient elles-mêmes d’agir politiquement et perpétueraient la peur de prendre la parole concernant les enjeux sociopolitiques inhérents à leur pratique, en raison de ces caractéristiques genrées. Ainsi, cela apparaît comme une contrainte majeure relativement à ce qu’elles avaient soulevé dans le cadre de ce projet comme stratégie infirmière à emprunter du point de vue de l’action, soit de prendre davantage la parole, et ce, dans toutes situations. Nous résultats démontrent ainsi que les participantes semblaient coincées entre, d’une part, l’importance et le désir de prendre position en ce qui a trait à la défense de leurs convictions professionnelles et politiques à travers différentes tribunes et, d’autre part, la peur de ne pas être écoutées et entendues par la population et les décideurs politiques. Cette situation n’est malheureusement pas la seule à jouer un rôle important relativement au déploiement difficile des actions politiques chez les participantes.

Pour pousser la réflexion un peu plus loin, il apparaît important de faire ressortir que la santé est un enjeu politique et social de premier ordre. Par ailleurs, selon Buresh et Gordon (2006), « être invisible et non reconnu [à propos des enjeux politiques en santé] est un problème perpétuel pour les soins infirmiers » (p. 14). En ce sens, il apparait pertinent de réfléchir aux autres contraintes vécues dans le déploiement des actions politiques soulevées par les participantes au sein de ce projet de recherche. Des auteures comme Goulet et Dallaire (2002) aussi sont d’avis que dans la mesure où les infirmières veulent être reconnues comme des professionnelles à part entière, il leur appartient, dans leur pratique quotidienne ou en prenant part aux débats entourant les questions d’importance, de prendre leur place sur l’échiquier politique et dans leur milieu respectif. Au regard de nos résultats, la reconnaissance professionnelle des IPS passerait avant tout par des actions politiques pouvant

accentuer leur visibilité au sein de la société, et cela, dans le but de faire valoir leur plus-value à titre d’infirmières. Pour Muller (1981), les actions politiques doivent s’appuyer sur des revendications claires et développées pour aspirer à une transformation des idéologies que ce soit au niveau politique, social, économique ou éthique. Malheureusement, les CH amènent les infirmières à se percevoir « comme des exécutantes interchangeables dont les fonctions sont subordonnées au maintien de la stabilité de l’organisation. Elles sont ainsi imperceptiblement éloignées du pouvoir décisionnel. Dans un tel contexte, il est difficile de maintenir une action politique » (Goulet & Dallaire, 2002, p.203). Selon nos résultats, les IPS travailleraient aussi sans relâche pour donner des soins à la population – comme elles le disent elles-mêmes, elles ont des « caseload » de plus en plus exigeants – ce qui n’est guère salutaire pour maintenir cette action politique. Par ailleurs, si elles sont peu nombreuses à exercer au Québec, le nombre d’IPS engagée politiquement, et susceptible d’influencer positivement leurs collègues du point de vue de l’action, l’est encore moins – nous avons pu le constater au regard de notre recrutement et notamment pour celui du projet plus large dans lequel ce dernier s’inscrit. En ce sens, l’étude de Boswell, Cannon et Miller (2005) ainsi que celle de Rasheed, Younas et Mehdi (2020) soulignent que les principaux défis à l’action politique des infirmières sont le manque de ressources – mais surtout le manque de temps. Pour ce qui est de nos résultats, nous remarquons que les IPS réalisent de plus en plus l’importance de se démarquer comme profession, de se solidariser, de s’émanciper, mais elles précisent toutes, et ce, sans équivoque, avoir des contraintes temporelles trop prenantes ayant un impact important sur le déploiement de leurs actions politiques. Par exemple, elles doivent continuellement se former au niveau clinique, donc elles doivent respecter un nombre d’heures précises de formation obligatoire chaque année, en plus de devoir se faire autodidactes du point de vue des savoirs à acquérir au regard des dossiers patients qui leur incombe au quotidien. Ainsi, les contraintes du point de vue du temps disponible pour favoriser la transformation du réel de leur vie apparaissent extrêmement importantes, sans compter qu’elles sont, pour la majorité, des femmes avec ce que cela implique du point de vue des responsabilités familiales et de la charge mentale associée, concept de plus en plus mis en regard dans les écrits féministes comme ceux de Châteauneuf (2019), Federici (2019), Nakano Glenn (2009) et Bourgault & Hamrouni (2016).

Comme les participantes ont, dans le cadre de ce projet, fait référence à l’émancipation à titre de phénomène, toutefois sans nommer le concept directement, il apparaît ici intéressant de réfléchir à l’émancipation des infirmières. Marx (1818-1883) est un philosophe ayant proposé une

conceptualisation intéressante de l’émancipation qui nous est utile au regard de nos résultats. De son point de vue, l’émancipation prend place dans « une dialectique du temps de travail et du temps libre » (Artous, 2003, p.145). Notons que d’un point de vue marxiste, il y a deux sphères distinctes au sein de la vie sociale : une sphère de rapports entre acteurs sociaux et une sphère de production. Plus particulièrement, l’émancipation se développe à l’extérieur du travail, donc à l’extérieur de la sphère de production. Pour tendre vers l’émancipation, il faut que la personne ou le groupe qui désire s’émanciper ait la possibilité de s’extraire de la sphère du travail – qui certes peut être prenante. Ainsi, plus un individu est accaparé par le temps de travail – donc nécessairement « exploité sur la base des rapports de production capitalistes » (Martin, 2015, p.100) – moins il peut combler ses besoins d’émancipation en s’informant, en lisant ou en se conscientisant dans le temps libre, donc dans le temps « hors travail », ce qui est contre une émancipation humaine véritable et transférable dans la sphère de production (Marx,1984). Une personne qui est dans l’obligation de donner l’essentiel de son temps à sa profession, que ce soit en travaillant ou en accordant du temps au travail à l’extérieur de la sphère de production, réduira inévitablement ses temps libres, et notamment le temps nécessaire à la conscientisation et à l’agir politique. Bien que les écrits de Marx datent et que la dynamique de production a beaucoup évolué, ce n’est, par ailleurs, pas nécessairement pour sortir du règne de la nécessité que les infirmières, qui exercent des rôles élargis au sein des secteurs de soins spécialisés, sont à ce point mobilisé par le travail. Nous croyons pertinemment que la façon dont Marx a conceptualisé l’émancipation s’applique également à la dynamique infirmière. Ainsi, de ce point de vue, il demeure difficile pour les participantes de s’émanciper comme elles le souhaitent toutes, sans qu’elles aient encore une fois nommé nécessairement le concept, puisque comme elles l’ont toute décrite, elles sont, au quotidien, littéralement accaparées par leur profession. Cette contrainte à l’émancipation n’est certes pas la seule, surtout dans une société capitaliste avancée, qui mise massivement sur l’individualisation de ses membres pour maintenir sa pérennité. À noter toutefois que les infirmières exerçant dans des secteurs de soins spécialisés ne vivent pas en marge de cette société où les solidarités s’effritent pouvant rendre difficile l’émancipation. Toutefois, dans le cadre de ce projet, ce manque de temps est considéré comme l’une des contraintes majeures au déploiement de l’action politique de ces infirmières.

Relativement au manque de ressources des participantes du point de vue de l’action politique, qui a été préalablement soulevé au sein de la littérature scientifique (Boswell, Cannon & Miller, 2005 ;

Rasheed, Younas & Mehdi, 2020), cela fait écho aux lacunes présentent au sein de la formation que ces dernières nous ont partagé dans le cadre de cette étude. Effectivement, comme elles nous l’ont confié, elles apprennent les enjeux politiques inhérents à leur pratique « sur le terrain » et ne se sentent pas préparées à faire face aux injustices qui prennent place dans les milieux de soins. Ce qui est particulièrement absent au sein du cursus académique c’est « l’accompagnement des étudiantes vers une conscientisation politique leur permettant d’acquérir une vision d’ensemble des dominations à l’œuvre dans nos sociétés » (Martin & Bouchard, 2018 ; Martin, 2019). Ces dernières années, des chercheurs en sciences infirmières ont sonné l’alarme quant à l’absence du politique au sein de la formation de ces professionnelles, ou du moins quant à une façon de présenter le politique dans le sens de la perpétuation du statu quo. Ainsi, leurs résultats vont dans le même sens que ceux de cette étude, puisqu’encore aujourd’hui, les infirmières disent ne pas être formées pour affronter les enjeux politiques. Pourtant, « l’émancipation des infirmières ne peut être possible sans l’exercice d’un esprit critique face aux grands enjeux d’actualité, et [nous sommes d’avis] que ce dernier doit être développé dès leur formation initiale » (Martin & Bouchard, 2018 ; Martin, 2019). Malheureusement, la mise en œuvre d’espaces de réflexion critique et politique reste un problème central, encore aujourd’hui, dans le système de santé actuel puisque les dirigeants ont très peu d’intérêt à promouvoir cet aspect. Pourtant, l’apprentissage de cet esprit critique amènerait les infirmières à prendre davantage conscience des contraintes les entourant, autant au niveau de la reconnaissance que de l’action politique dans la minutie de leur quotidien. Par ailleurs, cela leur permettrait d’ouvrir les horizons à un avancement concret de la profession.

À la lumière de la discussion des résultats du présent mémoire, nous sommes d’avis que nos phénomènes d’intérêt, soit la reconnaissance et l’action politique, sont expérimentés quotidiennement par les participantes à travers différentes contraintes ayant un impact important sur leur vécu, et ce, au sein de leurs différents milieux de travail. L’analyse des résultats comparée aux écrits théoriques et scientifiques nous ramène aux idées présentées dans le chapitre de la problématique de recherche et de la recension des écrits selon lesquelles les infirmières vivent des contraintes au quotidien, et cela, joue sur la reconnaissance qu’elles perçoivent et sur leur possibilité de déployer des actions politiques. Nous sommes témoins que la société, dans laquelle les infirmières évoluent, laisse peu de place à la prise en compte de leurs revendications professionnelles qui sont, pour la plupart, politiques. Ces dernières en ont également été témoins au courant de la pandémie mondiale de la COVID-19 au

Québec où elles ont dû dénoncer des situations inacceptables ayant un impact direct sur leur sécurité et sur la sécurité de la population, comme le manque de protection individuelle et l’augmentation de leurs heures de travail. De cette façon, leurs conditions de travail ont été brimées à plusieurs niveaux. Au final, les infirmières

ont besoin que l’on reconnaisse leur valeur sociale réelle, que l’on reconnaisse ce qu’elles font, ce qu’elles sont, et que l’on réalise tout leur potentiel, parce que non seulement elles ont la capacité de contribuer à résoudre [les problèmes de la société], [mais] elles ont également la capacité de transformer notre système de santé (Martin, Pham, Lynch- Bérard & Stake-Doucet, 2020).

Si une situation d’urgence sanitaire comme la pandémie de la COVID-19 ne permet pas de respecter les infirmières relativement à leurs conditions de travail, comment peuvent-elles réellement espérer un changement/amélioration en ce sens dans la minutie de leur quotidien ?