• Aucun résultat trouvé

Les conditions d’efficacité des investisseurs de long terme

2. La rareté des investisseurs de long terme

2.3. Les conditions d’efficacité des investisseurs de long terme

Les conditions permettant aux investisseurs de long terme de révéler leurs avantages comparatifs sont de deux ordres : les conditions générales de l’environnement économique et réglementaire, d’une part, et la qualité de la gouvernance des investisseurs, d’autre part.

2.3.1. Les conditions d’environnement

La capacité des investisseurs de long terme à exploiter leurs avantages comparatifs va dépendre tout d’abord du cadre économique et réglemen- taire dans lequel ils évoluent. Au moins trois facteurs vont ici jouer un rôle

déterminant : l’environnement macroéconomique et monétaire, les règles comptables, fiscales et prudentielles et le régime des flux internationaux de capitaux.

2.3.1.1. L’environnement macroéconomique et monétaire

Comme nous l’avons montré supra, le recours à l’endettement a pour effet de raccourcir l’horizon des investisseurs. Dans un tel contexte, la ca- pacité des investisseurs à allonger leur horizon de gestion va dépendre pour une large part des conditions monétaires et financières.

Les dérives des fonds de pension et du private equity dans les années quatre-vingt-dix et jusqu’à la crise de 2007 illustrent bien cette problémati- que. Les fonds de pension, et dans leur sillage les fonds de private equity, se sont initialement comportés en investisseurs de long terme en se portant vers des classes d’actifs peu liquides, en favorisant notamment le dévelop- pement du capital-risque et du non-coté. Dans son article fondateur de 1989, Michael Jensen présente l’allongement de l’horizon comme un avantage décisif du private equity, dans la mesure où celui-ci peut s’affranchir de la pression des marchés et où les managers disposent d’incitations pour orien- ter leurs investissements sur le long terme. Le système s’est ensuite pro- gressivement perverti sous l’effet de l’abondance des liquidités disponibles et de la hausse des prix d’actifs, rendant les investisseurs de plus en plus court-termistes et « gourmands » dans leurs exigences de rendement. Sur le segment du capital-transmission en particulier, le recours de plus en plus massif au levier d’endettement (LBO) a progressivement distordu le jeu des incitations, en orientant les fonds vers la recherche d’un profit rapide. La pertinence de la stratégie des investisseurs dépend donc de la straté- gie monétaire selon que les niveaux des taux d’intérêt sont ou non confor- mes aux fondamentaux économiques et financiers.

2.3.1.2. L’environnement prudentiel, comptable et fiscal

Les normes prudentielles définissent le niveau de risque maximal que l’investisseur peut prendre compte tenu du niveau de ses fonds propres et de la structure de son passif. Elles ont un impact direct sur l’incitation des investisseurs financiers à détenir des actions. La régulation financière pour- suit deux objectifs : un objectif de protection des épargnants individuels, trop insuffisamment informés, et un objectif de protection des contribua- bles pour éviter d’avoir à « socialiser » les pertes des établissements finan- ciers en cas de crise. Dans la poursuite de ces objectifs, la réglementation est confrontée à des exigences contradictoires : garantir la solvabilité des institutions financières, mais aussi inciter les intermédiaires financiers à investir les sommes collectées au mieux des intérêts des épargnants. Une réglementation prudentielle excessivement conservatrice peut avoir des ef- fets négatifs sur le bien-être des épargnants si elle décourage les investisse- ments en actions.

Les normes comptables, en définissant notamment les règles de provision- nement, déterminent le degré de répercussion de la volatilité des marchés dans les comptes des investisseurs. L’application de la valeur de marché peut notamment avoir pour effet de cristalliser dans les résultats des inves- tisseurs de long terme des moins-values temporaires. Les principes comp- tables applicables aux actions détenues à moyen ou long terme ne se diffé- rencient pas en effet fondamentalement des règles applicables aux activités de trading :

• évaluation en cours spot à la clôture des titres cotés sur marchés liquides ; • des critères de dépréciation également axés sur les cours spot (avec néanmoins possibilité d’exercer un « jugement d’expert » permettant de s’exonérer d’une dépréciation du titre par résultat) ;

• impossibilité de reprendre par résultat les dépréciations antérieures lorsque le cours se redresse (les reprises se font par capitaux propres).

Ces principes de comptabilisation se traduisent par une volatilité des fonds propres qui enregistrent toutes les variations de valeurs des titres sur la base du cours « instantané », y compris donc pour la partie latente (non réalisée) de la variation. Ils se traduisent également par un affichage en résultat pénalisant pour les investisseurs de long terme puisque les dégra- dations de cours sont traduites en résultats alors que les améliorations ulté- rieures sont « noyées » dans les capitaux propres.

Le projet de norme IAS 39 présenté par l’IASB se révèle encore plus inadapté à traduire correctement dans les comptes le « business model » de l’investisseur de long terme : comptabilisation des titres à la juste valeur par résultat, ou sur option, par capitaux propres sans recyclage ultérieur en résultat, ce qui revient à gommer la distinction entre plus-values latentes et plus-values réalisées.

Au total, la norme actuelle et plus encore le projet de norme ont pour conséquence d’accentuer l’effet « instantanéité des évolutions du marché » retracé dans les états financiers, tant en période de hausse des cours, que de dégradation. Cet effet procyclique de la comptabilité se répercute dans les ratios pris en compte par les autorités de surveillance prudentielles.

Le régime fiscal, enfin, permet d’introduire de la viscosité dans les pas- sifs, via les incitations à l’épargne longue donnée aux ménages.

2.3.1.3. Le régime des flux internationaux de capitaux

La capacité des investisseurs de long terme à contribuer au rééquili- brage des flux mondiaux va dépendre du régime d’accueil des investisse- ments étrangers, sous un angle double :

• l’angle légal de la protection des investisseurs ;

• celui plus politique d’un éventuel protectionnisme financier d’États soucieux de contenir l’entrée d’investisseurs étrangers dans le capital des entreprises domestiques.

Le cas de la France permet d’illustrer la manière dont ce risque peut être géré. Alors qu’initialement la France ne concevait qu’avec réticence l’en- trée de fonds souverains dans le capital des entreprises françaises, deux initiatives importantes ont permis de faire évoluer l’approche :

• les engagements de transparence pris par les fonds souverains, consi- gnés dans les principes de Santiago ;

• la mobilisation de la Caisse des dépôts et la création du Fonds Straté- gique d’Investissement, qui fournissent désormais un vecteur possible de co-investissement entre investisseurs français et étrangers. En témoignent en 2009 la création du Club des investisseurs de long terme sous les auspi- ces de la Caisse des dépôts, la signature d’un accord entre le FSI et le fonds Mubadala d’Abu Dhabi, la signature d’un accord entre la Caisse des dépôts et la Banque de développement de Chine pour le financement des PME.

2.3.2. Les conditions de gouvernance

2.3.2.1. La robustesse de gouvernance

On sait que les conseils d’administration constituent souvent le maillon faible de la structure des incitations financières donnée au management pour remplir le mandat qui leur est confié. Cette gouvernance doit être en mesure de relever, s’agissant des investisseurs de long terme, quatre défis importants :

• le défi de droit commun de la séparation de la propriété et du contrôle, tel que défini par Berle et Means (1932). Ce défi revêt une importance particulière dans le cas d’investisseurs de long terme n’ayant pas de con- trainte de liquidité et une faible dépendance au marché, largement investi dans le non-coté, disposant donc d’une grande liberté d’action ;

• la révélation des préférences pour les investisseurs de long terme pu- blics. Dans le cas des fonds de pension ou des compagnies d’assurance les épargnants peuvent révéler leurs préférences en « votant avec leurs pieds ». Il n’en va pas de même pour les fonds publics financés par l’« épargne forcée » ou la taxation des contribuables ;

• la difficulté de définir et d’évaluer une performance de long terme, par construction plus difficile à mesurer qu’une performance de court terme. Le syndrome NIMTO (not in my term’s office) reflète la difficulté de four- nir une incitation financière efficace à un manager dont le mandat est de l’ordre de cinq ans pour gérer un capital à un horizon de dix ou vingt ans. La solution trouvée par le private equity – intéresser le gestionnaire à la performance finale du fonds dont l’horizon de sortie est prédéfini et de l’ordre de sept ans – n’est pas extensible sur un horizon plus long(25).

La capacité d’un investisseur de long terme à tenir son horizon malgré les fluctuations de court terme et à sortir de la logique de la concurrence pour les rendements de court terme est donc essentielle. Les performances immédiates d’un investisseur de long terme peuvent être inférieures au

benchmark d’investisseurs de court terme recourant massivement au levier

financier. L’investisseur de long terme doit donc pouvoir assumer des per- tes de court terme liées à la volatilité des prix d’actifs sans être tenté de réagir, sauf à ce que l’information de court terme contienne des éléments de nature à conduire à une réappréciation de la solvabilité de tel ou tel émet- teur de titres longs. Ceci suppose une gouvernance capable de résister aux fortes pressions du court terme et aux fluctuations des « mantras » finan- ciers à la mode.

2.3.2.2. Trois principes d’une gouvernance robuste

Premier principe : le mandat explicité par le donneur d’ordre – l’État

dans le cas des fonds souverains ou des fonds de réserve publics. Le mandat donné à l’investisseur doit expliciter :

• l’horizon de gestion (définition d’un niveau de capital minimum ou d’un objectif de rendement à un horizon de vérification donné) ;

• le niveau du risque acceptable ;

• l’agencement entre les préoccupations de long terme et les préoccu- pations de court terme (notamment le paiement d’un dividende) ;

• l’indicateur de performance retenu pour évaluer la qualité de la gestion. S’agissant d’investisseurs de long terme publics, le mandat donné par l’État doit en particulier permettre de clarifier la valeur ajoutée attendue par rapport aux autres sources de financement public. Il convient en parti- culier de bien expliciter comment le rôle d’un investisseur public ayant vocation à investir en fonds propres dans les entreprises s’articule avec les autres composantes de la politique publique en faveur de l’innovation et des entreprises.

Le mandat donné aux investisseurs publics doit également clarifier les exigences de rentabilité. Il convient en particulier d’éviter toute confusion entre investissement de long terme et internalisation des effets externes. Si l’on prend par exemple le cas du risque climatique, un investisseur de long terme sera naturellement porté à identifier l’impact de ce risque sur le ren- dement de ses investissements dans une optique de long terme, alors qu’un investisseur de court terme pourra le négliger. Pour autant, il serait ineffi- cace de la part de l’État de demander à un investisseur public d’internaliser, au-delà du calcul de rentabilité financière, l’impact socio-économique de ses investissements.

Une externalité se corrige par une taxe, non par des objectifs spécifi- ques assignés aux entreprises ou aux investisseurs. À partir du moment où les prix relatifs sont correctement fixés, il est plus efficace de laisser les

entreprises et les investisseurs privés maximiser leurs profits. Demander à un investisseur de long terme de revoir à la baisse ses exigences de rentabi- lité financière ou orienter ses investissements au nom des externalités socio- économiques, plutôt que d’envoyer les bons signaux de prix, constitue une alternative inefficace.

Deuxième principe : la mise en place de « check and balances ».

La gouvernance de l’investisseur doit permettre de répondre à deux exi- gences :

• garantir, dans le cadre du mandat prédéfini, l’indépendance de la ges- tion et de l’allocation d’actifs, et mettre le fonds à l’abri des risques de pressions court-termistes, qu’elles viennent de l’agenda politique ou des intérêts privés ;

• surveiller le management et expliciter la politique de gestion des risques. Cette gouvernance passe par la mise en place d’un conseil d’administra- tion disposant des droits et responsabilités équivalents à ceux d’une société classique, comprenant notamment un nombre suffisant d’administrateurs indépendants.

Troisième principe : une communication transparente vis-à-vis des par-

ties prenantes.

La gouvernance doit d’abord garantir la transparence, qui suppose de rendre des comptes sur la base de comptes certifiés. Au-delà, la communi- cation doit expliciter la stratégie suivie vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes (stakeholders), notamment :

• les choix d’exposition au risque ;

• la politique des risques plus spécifiquement suivie. Un investisseur de long terme sera en particulier conduit à suivre des catégories de risques qu’un investisseur de court terme pourra négliger, en particulier les risques extrêmes. Un investisseur à court terme tend à négliger les risques de catas- trophe à faible probabilité mais à fort impact, car l’espérance de perte asso- ciée est très réduite. Il ne peut en aller de même pour un investisseur de long terme.

2.3.3. La complémentarité entre investisseurs de long terme et autres investisseurs

Les investisseurs de long terme peuvent apporter, sous les conditions explicitées ci-dessus, une contribution utile à l’économie. Ceci ne signifie pas qu’il faille souhaiter transformer tous les investisseurs en investisseurs de long terme. La diversité au sein du monde de la finance est en soi un facteur de résilience aux chocs. La crise financière déclenchée en 2007 a montré la vulnérabilité d’un système fondé sur des comportements mou- tonniers. L’économie a intérêt à disposer d’une gamme d’investisseurs aux horizons et aux tolérances au risque diversifiés.

Il existe, en effet, une réelle complémentarité entre investisseurs de long terme et investisseurs de court terme, chacun disposant d’avantages com- paratifs. Ce point peut être illustré à propos du rôle de chaque catégorie d’investisseurs dans la gouvernance des entreprises. On distingue depuis Hirschman (1970) deux stratégies d’actionnaires :

• la stratégie Exit : les actionnaires expriment leur opinion sur une en- treprise par leurs comportements d’achats et de vente. En « votant avec leurs pieds », les actionnaires concourent à la liquidité du marché boursier ; • la stratégie Voice : les actionnaires, en participant aux assemblées gé- nérales et au conseil d’administration, remplissent une fonction de sur- veillance du management. Cette fonction est d’autant plus nécessaire dans les cas de figure où la discipline de marché ne fonctionne pas de manière fréquente (cas dans le non-coté).

Les deux modèles ne s’opposent pas mais se complètent ; une entreprise peut avoir besoin, dans sa phase d’amorçage et de développement d’inves- tisseurs voice (typiquement les business angels et les fonds de capital), ceux-ci ayant ensuite besoin d’assurer la liquidité de leurs investissements par une mise en bourse de l’entreprise, qui passe ensuite « dans les mains » d’investisseurs de type exit.

Au total, la capacité d’un investisseur à allonger son horizon de déci- sion repose sur un ensemble de conditions exigeantes : la stabilité du passif et la nature des engagements contractuels ; les règles comptables et prudentielles et la robustesse de la gouvernance pour le mettre en œuvre. Si ces conditions sont réunies, les investisseurs de long terme peuvent poten- tiellement apporter une contribution utile au financement de l’économie : on a essayé ici d’en dégager les grandes lignes – qui permettent de définir les contours d’un agenda de recherche empirique. Les travaux de recherche permettant de quantifier l’importance de ces bénéfices potentiels n’en sont en effet qu’à leurs débuts.

Comme nous l’avons vu, il n’est en tout état de cause ni possible ni même souhaitable de chercher à transformer tous les investisseurs en in- vestisseurs de long terme. Au-delà de la nécessité de favoriser l’émergence d’une classe d’investisseurs dont l’horizon est plus long que la moyenne, il faut s’intéresser, pour favoriser le financement de projets longs, à la ques- tion du partage des risques entre État et marché.

Le cœur du problème est, en effet, l’existence d’investisseurs disposés à prendre des risques longs, c’est-à-dire, pour une part des risques à faible fréquence et à coût très élevé, qui recouvrent les risques extrêmes de sys- tème que sont les crises macro-financières et macroéconomiques, le chan- gement climatique, les accidents nucléaires, etc. C’est pour cela que le fi- nancement de projets longs dans un contexte où le risque de catastrophe est toujours présent appelle un partenariat public-privé renouvelé entre l’État et les investisseurs privés de long terme.

3. Mobiliser les capitaux longs au-delà de la sortie