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Investisseur de long terme et partage public-privé du risque

3. Mobiliser les capitaux longs au-delà de la sortie de crise

3.1. Investisseur de long terme et partage public-privé du risque

L’économie politique de l’investissement long nous incite à réfléchir aux conditions dans lesquelles nous pourrions accroître rapidement et significativement la prise de risque long dans nos économies. C’est là que la collectivité en tant qu’« assureur de risques longs » en dernier ressort peut et doit intervenir afin de contribuer au maintien de nos économies dans la concurrence mondiale pour l’innovation et la création de richesse à long terme.

3.1.1. Les défaillances du marché du financement à long terme

Puisque les agents ont une relative aversion à la prise de risque long, une rémunération plus élevée de l’investissement de long terme est justi- fiée. Lorsque les mécanismes de marché fonctionnent correctement, une intervention publique dans l’allocation des capitaux longs est néfaste. Mais au-delà des circonstances actuelles, on a de bonnes raisons de penser que l’aversion au risque long, telle qu’elle est observée empiriquement, est biai- sée et que cette situation est de nature à distordre les horizons et à peser sur l’investissement long. L’intervention publique doit corriger certains de ces biais en organisant un partage adéquat des risques. Parmi ces risques, le risque extrême de système ne peut pas être pris en charge par les marchés et peut bloquer leur fonctionnement.

3.1.1.1. Atténuer les biais affectant l’investissement long

Trois biais, dont l’effet net sur l’investissement agrégé de long terme peut varier d’une région du monde à l’autre, sont susceptibles d’affecter les décisions d’investissement à long terme :

• des biais comportementaux tout d’abord : les prix Nobel Daniel Kahneman et Amos Tversky (1975 et 1979) ont montré que les individus,

confrontés à la difficulté de connaître les probabilités objectives, élaborent des probabilités subjectives en recourant à une panoplie d’outils simplifi- cateurs qui affectent leur perception du risque (biais de représentativité, biais des précédents, biais de contexte, biais de rigidité, biais de certitude, une aversion à l’ambiguïté) ; ces biais incitent les agents économiques tout à la fois à sous-estimer la réalité des risques longs et à manifester une aversion relative à ces risques en raison de l’ambiguïté de leur loi de distribution ;

• des biais liés à la structure des fonds d’investissement ensuite : la préfé- rence accordée aux structures ouvertes dont on sort aisément peut conduire à une inefficience de marché, laquelle incite les gestionnaires de fonds à privi- légier les arbitrages de court terme par rapport aux arbitrages de long terme ; • des biais institutionnels enfin : ceux-ci sont liés à la fiscalité qui peut inciter ou dissuader l’investissement de long terme, à la nature de la cou- verture retraite – en répartition ou en capitalisation – qui détermine l’exis- tence de fonds de pension, etc.

Ces biais justifient d’autant plus une intervention publique à l’échelle d’un pays que l’allocation du capital est marquée par un biais domestique qui, même s’il tend à diminuer avec le temps, n’en demeure pas moins encore significatif aujourd’hui. Si l’on raisonne non plus en termes absolus mais en termes relatifs, les autres régions du monde, tout particulièrement l’Asie émergente, disposent probablement d’un avantage significatif en matière de prise de risque long et, par là même, d’investissement long par rapport aux économies industrialisées, et plus particulièrement par rapport aux économies de l’Europe continentale, notamment l’économie française.

3.1.1.2. Risques extrêmes de système

Le marché a des difficultés à assumer les risques longs car, lové à l’inté- rieur des risques longs, nous trouvons le risque extrême de système lié à l’horizon de long terme, et ce risque apparaît aujourd’hui, après la crise financière, plus probable qu’il ne l’était auparavant lorsque nous pouvions penser que les politiques keynésiennes et la régulation financière l’avaient fait disparaître.

Les marchés ont en effet appris que les promesses de sécurité financière ne sont pas nécessairement crédibles, que les notations AAA peuvent être

in fine plus risquées que les notations plus faibles et que les taux sans ris-

que peuvent être beaucoup plus risqués qu’il n’y paraît ; ils ont donc de fortes chances de sortir de la crise avec une aversion accrue au risque long qui se traduira par une raréfaction de l’offre de capitaux disponibles

La question centrale est donc finalement la suivante : qui peut prendre en charge le risque extrême de système (risques climatiques, financier, ter- roriste…) ? Cette question renvoie à la question du partage optimal des risques, dont nous savons qu’il peut être effectué par le marché pour les risques marginaux par rapport au système, et c’est le théorème d’Arrow- Pratt sur la prime de risque, mais dont nous savons qu’il ne peut être effec-

tué qu’au niveau de la collectivité dans son ensemble pour les risques trop importants par rapport aux capacités du marché, c’est-à-dire pour les ris- ques extrêmes de système, et c’est le théorème d’Arrow-Lind qui s’appli- que alors. Finalement, l’investissement de long terme pose la question de la mutualisation la plus large du risque extrême de système, la question de la caution de la collectivité, par l’État ou sous toute autre forme.

C’est autour de cette observation que nos recommandations sont bâties : • on suggère tout d’abord que la collectivité, notamment l’État, inves- tisse, sous une forme ou sous une autre, selon des modalités cohérentes avec les dispositions européennes sur les aides d’État, c’est-à-dire aux con- ditions de marché et au profit de tous les acteurs européens, dans la prise de risques longs, pour des montants même faibles mais dont nous savons que, s’ils sont effectués judicieusement, ils peuvent avoir un effet de levier im- portant ; c’est sur ce segment du financement que la collectivité doit cibler ses investissements car c’est sur ce segment qu’elle a le plus de légitimité et qu’elle est le plus compétente ;

• une des premières applications de cette recommandation, porte sur la protection des institutions financières où il ne faut pas s’en remettre à des exigences en capital accrues pour consolider la sécurité du secteur finan- cier car ces exigences accrues ne peuvent que conduire à pénaliser l’inves- tissement long et à fragiliser l’environnement économique et industriel, en contradiction avec la maximisation du bien être social ; à l’opposé, on sug- gère de recourir à un système de caution collective en « excess of losses » ou un système de garantie de liquidité par la banque centrale ;

• enfin, on suggère, que du fait de ses avantages comparatifs (taille qui permet de diversifier et diluer les risques, capacité à s’endetter, capacité à lever l’impôt), l’État est mieux à même de gérer les risques longs collectifs et qu’il faut donc revenir à un partage des dépenses publiques laissant une place beaucoup plus importante aux dépenses d’investissements, aux dé- pens des dépenses courantes ; de ce point de vue, les partenariats public- privé opèrent probablement dans le mauvais sens puisqu’ils transfèrent les risques longs au marché.

3.1.2. Partager les risques de l’investissement de long terme avec l’État

3.1.2.1. Vers un nouveau partenariat public-privé

Il existe de nombreuses situations où le secteur public et le marché sont conjointement intéressés par la réalisation de certains projets, petits ou grands. Pour autant ces projets peuvent ne pas se faire, non point parce qu’ils ne sont pas rentables mais parce que ces projets sont plus particuliè- rement affectés par des risques de basse fréquence, c’est-à-dire par des ris- ques rares mais extrêmement coûteux. Pour se protéger contre ces risques, il faut accumuler du capital longtemps à l’avance. Pour la couverture de ce type de risque, la frontière entre ce qui relève du marché et ce qui relève du

hors marché est plus incertaine que pour les risques de haute fréquence où la compétence du marché est incontestable. De ce fait, il ne faut pas exclure la possibilité d’une intervention de l’État pour dessiner un partage optimal des risques à cet égard (cf. Kessler, 2008). Or, le partage des risques tel qu’il est proposé par le droit et les pratiques actuelles ne le permettent guère. Notamment, du fait de la réglementation européenne sur les aides d’État et de l’enjeu politique que constituent les prises de participation publiques, il est relativement aisé à la puissance publique de financer un projet en fai- sant porter le risque long, pour la construction d’infrastructures ou d’équi- pements publics par exemple, par le secteur privé (cf. l’encadré 1 consacré aux partenariats public-privé). En revanche, il est beaucoup plus difficile d’aboutir à un partage des risques opposé, où le risque de long terme est porté par la puissance publique et non par le secteur privé. La crise a remis au goût du jour ce partage des risques, avec les propositions d’assurance « publique » contre les crises financières, et, fait nouveau, celui-ci a été avancé par les libéraux plus que par les partisans traditionnels de l’inter- vention de l’État qui restent attachés à la solution de l’augmentation des exigences en capital des institutions financières.

Nous voudrions suggérer ici que ce partage des risques, où la puissance publique prend à sa charge la couverture des risques extrêmes alors que l’investisseur privé prend à sa charge la couverture des risques plus cou- rants pourrait être généralisé et contribuer à atténuer les conséquences de la rareté de l’investissement de long terme. Mais, alors que le partage des risques n’est qu’une des raisons qui motivent les partenariats public-privé, à côté de l’apport de ressources financières et de compétences de gestion, dans le partage des risques inversés que nous proposons, il devient le cœur et la raison d’être du dispositif. Il s’agit de réaliser des projets que le mar- ché et l’État sont tous deux intéressés à réaliser, pour des raisons qui peu- vent être très différentes, mais qu’ils ne réaliseront pas, faute de compéten- ces de gestion et de ressources financières suffisantes du côté de l’État, faute d’appétence pour le risque suffisante du côté des acteurs privés. En- core faut-il que l’État ait une appétence pour le risque long concerné (on suppose que les investisseurs privés ont, par définition, une appétence pour l’investissement financier et pour la gestion). L’État bénéficie de trois avan- tages comparatifs à cet égard(26) :

• il a, du fait de sa taille, une capacité supérieure à diversifier le risque sur un grand nombre de projets ; même si cette capacité est plus limitée qu’on ne pouvait le penser par la forte corrélation entre investissements longs et évolutions macroéconomiques ;

• il peut se financer par dette à de meilleures conditions que le secteur privé en raison d’un risque de défaut moindre du fait de sa capacité à financer son déficit par l’impôt ; mais, le coût économique lié aux distorsions intro-

(26) Cf. Arrow et Lind (1970) et Martimort et Rochet (1999) ainsi que le commentaire de ce dernier article par Faure-Grimaud et Quinet dans le même numéro.

duites par la fiscalité vient atténuer cet avantage ; il peut même l’inverser lorsque les marges fiscales de l’État concerné sont réduites ou inexistantes ; • il a la capacité à partager et diluer les risques liés à ces investisse- ments entre tous les contribuables dès lors qu’il accepte d’en répercuter la charge par le biais de la fiscalité à assiette large ; et, surtout, contrairement au secteur privé, il est capable de le faire sans diluer le contrôle.

1. Cohérence économique des partenariats public-privé Les partenariats public-privé ont pour vocation de faire financer et réaliser, par le secteur privé, des dépenses dont l’objet est d’intérêt général. Les règles qui délimitent les aides d’État en Europe sont très claires et impliquent que les partenariats public-privé ne poursuivent que des objectifs de puissance publi- que. Le financement et la production de l’équipement ou du service sont réali- sés par le marché dans les conditions du marché, avec l’espoir que leurs retom- bées pourront être bénéfiques pour le reste de l’économie, sans que toutefois ces retombées soient essentielles dans le calcul économique de la rentabilité du projet. Tant du point de vue de la concurrence que du point de vue de la puis- sance publique, le schéma paraît correct : l’acteur de marché ne reçoit a priori pas d’aide de l’État ; le risque de l’opération est transféré des finances publi- ques au secteur privé. Les justifications du recours aux partenariats public- privé sont bien connues : lissage de la dépense publique dans un contexte de contraintes croissantes pesant sur les finances publiques, déconsolidation des actifs concernés, plus grande efficacité du secteur privé dans la gestion des projets. Au fond, le développement des partenariats public-privé correspond à une stratégie opportuniste de la part des pouvoirs publics qui cherchent à con- tourner les contraintes des finances publiques et à bénéficier des compétences du secteur privé.

Mais cette dimension opportuniste ne doit pas faire oublier les problèmes de cohérence économique posés par les partenariats public-privé. Ces partena- riats conduisent en effet à transférer les risques longs, opérationnels et finan- ciers, des projets concernés, du secteur public vers le secteur privé. Ce transfert est a priori « contre-nature » et a des conséquences sur les niveaux de rende- ment exigé par les investisseurs : la puissance publique, de par sa capacité à lever l’impôt et à emprunter sur le marché à des conditions favorables, a plus que le secteur privé vocation à représenter les intérêts des générations futures et assumer, à ce titre, des risques longs, ce qu’il fait par ailleurs en tant que prêteur en dernier ressort en cas de crise systémique ou en tant qu’assureur en dernier ressort en cas de terrorisme. D’où l’instabilité des partenariats public- privé, l’opérateur privé renvoyant souvent les coûts des risques extrêmes, lors- qu’ils se réalisent, à la puissance publique dont les préoccupations de long terme ne sauraient se satisfaire de la faillite de l’opérateur et de l’échec du projet d’infrastructure ou d’équipement. Cette situation présente en outre le défaut d’inciter à passer subrepticement de contrats « price cap » en théorie à

3.1.2.2. Des véhicules spéciaux d’investissement long terme

La meilleure façon pour les pouvoirs publics d’intervenir dans ce cadre serait d’apporter un capital contingent, sous forme de dette hybride : le remboursement de la dette, voire le paiement des intérêts, ne serait pas affecté par les premières pertes, celles liées à un fonctionnement normal de l’économie, mais par les pertes les plus élevées en cas de sinistre grave. L’objectif n’étant toutefois pas de déformer la distribution des risques pour les acteurs de marché mais de compléter une capacité jugée insuffisante du marché, la capacité à prendre des risques longs, à prendre en charge la tranche senior de ces risques qui font la spécificité des risques de l’investis- sement de long terme. Cet objectif est donc extrêmement ciblé et les condi- tions dans lesquelles ce partage du risque est proposé au marché doit être très strictement encadré, à la fois qualitativement et quantitativement.

des contrats « cost plus » en pratique. La littérature économique et financière(*)

souligne l’existence de ce risque et met clairement en évidence la fragilité éco- nomique des contrats de partenariat public-privé. Mais cette migration en re- tour du risque que la puissance publique pensait avoir transféré au secteur privé est assez naturelle : les risques de basse fréquence reviennent vers la puissance publique qui a plus de capacité à les assumer que le secteur privé et dont c’est

a priori la mission dans le cadre de ses prérogatives régaliennes, comme en

témoigne la décision récente de l’État de donner sa garantie aux partenariats publics privés. De fait, les partenariats public-privé vont directement à l’en- contre du partage des risques optimal entre le secteur public et le secteur privé que nous avons esquissé plus haut. S’ils se justifient en présence de contraintes fortes sur les finances publiques, afin que certaines missions de service public déterminantes pour l’avenir de l’économie ne soient pas temporairement négli- gées, il n’en demeure pas moins que ce type de transfert des risques longs du secteur public vers le secteur privé doit rester l’exception et que c’est a priori le transfert opposé qu’il faut envisager quand il apparaît clairement que le mar- ché est dans l’incapacité, temporaire ou durable, d’assumer certains risques longs. C’est pourquoi, nous pensons que les risques des projets d’investis- sement public structurants pour l’avenir de nos économies doivent, si possible, être pris en charge par la puissance publique elle-même. Sinon, notamment si l’on est tenté de recourir aux partenariats public-privé, il faut au préalable s’in- terroger sur la pertinence de la nature des projets (sont-ils vraiment des projets d’intérêt général ?) et sur les risques financiers cachés pour l’État (le « price

cap » ne cache-t-il pas un « cost plus » ?).

(*) Cf. Quiggin (2004 et 2005) pour une discussion sur les conséquences en termes de rendement exigé par les investisseurs privés d’un transfert excessif du public vers le privé et Guasch (2004 et 2006) sur la question des renégociations des contrats. En particulier, ces auteurs insistent sur l’impact du design contractuel (fixed price versus cost

plus) sur la probabilité de renégociation ; les contrats fixed price sont plus souvent rené-

Proposition 1

Dédier des véhicules associant public et privé à des projets ciblés d’investissement long terme.

Ce type de partage de risque comporte le risque d’être analysé comme une aide d’État contraire à la réglementation européenne, même si l’on peut arguer, pour la défendre, d’une inefficience publique liée à l’absence de fonds de pension en France (encore que la meilleure solution serait d’ouvrir le marché français aux fonds de pension) et d’une inefficience de marché liée au biais domestique, certes décroissant mais encore significa- tif, qui caractérise l’allocation du capital au niveau mondial. Plus fonda- mentalement, la promotion d’une semblable modalité d’action de la collec- tivité en général, et de l’État en particulier, comporte un risque d’aléa mo- ral dont nous savons qu’il est par nature, du fait de l’incapacité de pouvoirs politiques à s’engager de façon crédible, difficilement maîtrisable. Ce ris- que est d’autant plus sérieux que le marché est incomplet pour ce type de risque et ne fournit pas de référence nécessairement pertinente pour la tari- fication du risque extrême de système, comme nous l’avons vu (cf. Arrow et Lind, 1970). Les projets éligibles à ce type de partage de risque avec la collectivité devraient donc être sélectionnés avec la plus extrême rigueur de façon à ce que le partage de risque proposé ne puisse pas s’analyser comme un aide d’État et qu’ils comportent un risque limité d’aléa moral. Ceci milite pour une allocation des fonds concernés qui soit :

• ciblée sur le développement d’activités localisées sur le territoire na- tional, car aucun État n’acceptera un partage des risques qui ne se fasse pas au profit des nationaux ;

• ouverte à l’ensemble des opérateurs européens, car l’idée n’est sur- tout pas de soutenir des entreprises nationales mais de faciliter le dévelop- pement d’activités rationnées actuellement par l’insuffisance des fonds dis- posés à s’investir sur des risques longs ;

• proportionnelle à la capacité des managers projet à mobiliser des in-