302 Les émigrants, p. 155.
303 DA, p 174.
304 « J’ai devant moi, sur mon bureau, le petit agenda d’Ambros que tante Fini m’avait remis lors de mon séjour d’hiver à Cedar Glen West. C’est un calendrier de poche pour l’année 1913, relié en cuir souple rouge bordeaux, de douze centimètres sur huit environ, qu’Ambros a certainement acheté à Milan, si l’on juge par les premières notes consignées à la date du 20 août : Palace H. 3 p. m. Signora M. Le soir Teatro S. Martino, Corso V. Em. I
Viel Volk aus dem Hinterland macht auf dem Weg in die Stadt hier Station. Bauern mit Gemüsekörbern, Kohlenbrenner, Zigeuner, Seiltänzer und Bärenführer. Es wundert mich, dass man kaum einen Wagen sieht oder sonst ein Gefährt. Alles ist zu Fuß unterwegs, höchstens mit einem Lasttier. Als wäre das Rad noch nicht erfunden. Oder sind wir nicht mehr in der Zeit? Was bedeutet der 24. September?? 305
La reprographie de ces deux pages de l’agenda, d’autant que l’année ne figure pas, réduit le
temps aux jours du 23 et 24 septembre qui paraissent alors contenir comme une totalité. Le
fait que le lecteur n’ait pas accès au signifié en raison de l’écriture illisible souligne peut-être
aussi l’insignifiance des variations du temps et de l’Histoire. Bien que l’objectif soit tourné
vers un détail de l’agenda de voyage ouvert – la partie supérieure – l’illisibilité du texte sur
cette image (p. 200, 201) demeure, à l’exception du mot Constantinople. Le lecteur peut
encore s’interroger, d’autant que le narrateur écrit que l’itinéraire emprunté par les deux
hommes à partir de Constantinople peut être reconstitué assez précisément grâce aux notes
transcrites sur l’agenda, bien que celles-ci soient désormais plutôt succintes et sporadiques, et
parfois inexistantes
306. Le signifiant de l’écriture refuse encore ici de livrer le signifié, seul le
mot Constantinople apparaît de manière insulaire. La photographie, qui fait voir une écriture
serrée, impénétrable, ouvre une fenêtre sur la nature d’Ambros, son homophilie et son
émigration intérieure ; ainsi que le relève Thomas Steinaecker
307, ces notes apparaissent aussi
inaccessibles que la vie de celui qui les a rédigées. D’autre part la vérité ne peut être
appréhendée ici que de manière fragmentaire et vraisemblablement faut-il interpréter ces
pages, si difficiles à lire, comme l’allégorie de la démarche de l’auteur qui, à la recherche du
passé des émigrants, se heurte au caractère hermétique de certains documents, au mystère des
photos, à la réalité éclatée, brisée de toute trace historique.
Photos-portraits : p. 137, 199
Ce sont deux photographies qui témoignent du voyage entrepris par Ambros
Adelwarth et Cosmo Solomon au Moyen-Orient. Sur la première figure Ambros vêtu d’un
costume arabe et sur la seconde un jeune derviche de douze ans. Il s’agit donc, ici, de montrer
cette partie du globe dans sa particularité culturelle – voire vestimentaire – mais aussi
spirituelle.
305 « Beaucoup de gens de l’arrière-pays font halte ici lorsqu’ils viennent à la ville. Paysans avec des corbeilles de légumes, charbonniers, gitans, funambules et montreurs d’ours. Je suis étonné de ne voir pratiquement pas de voitures ou d’autres véhicules. Tout le monde se déplace à pied, à la rigueur avec une bête de somme. Comme si la roue n’était pas encore inventée. Ou bien ne sommes-nous plus dans le temps ? Que veut dire le 24 septembre ?? » DA, p. 196 (Les émigrants, p. 173-176).
306 Les émigrants, p. 180.
307 Thomas von Steinaecker, Literarische Foto-Texte, zur Funktion der Fotografien in den Texten von Rolf
Sous la date du 27 novembre, Ambros note dans son carnet que c’est à la demande de
Cosmo qu’il se fit photographier : Am 27. November notiert Ambros, dass er in das
photographische Studio Raad in der Jaffa Road gegangen sei und entsprechend dem Wunsch
Cosmos eine Aufnahme habe machen lassen von sich in seinem neuen gestreiften
Araberkleid
308. La photo (p. 137) porte les marques du Moyen-Orient et illustre l’amitié entre
Cosmo Solomon, fils d’une des plus riches familles de banquiers juifs émigrés à New York, et
Ambros Adelwarth, émigré allemand : elle symbolise ainsi, nous l’avons dit, la symbiose
judéo-allemande. Lorsque tante Fini explique qu’au sujet de ce voyage, elle ne peut donner
d'explication puisque Ambros est resté silencieux, mais qu’en revanche elle possède une
photo de ce dernier en costume arabe
309elle signale le fait – affiché par la photo – que la
première vocation du voyage à Jérusalem fut de retrouver une paix universelle ordonnée par
les religions du livre en réconciliant les différences. La photographie ici s’adresse au lecteur ;
voir l’Allemand émigré qu’est Ambros Adelwarth habillé à la mode orientale
310: c’est cela le
punctum
311, ce qui accroche le lecteur lorsqu’il se trouve en face de cette image et qui l’amène
à s’interroger : quelle est l’intention du narrateur et pourquoi montre-t-il cette photo ?
Alors que la photographie (p. 199) montre un jeune garçon coiffé d’un haut bonnet
cylindrique et vêtu d’une grande tunique blanche s’évasant vers le bas et d’une petite veste,
Ambros Adelwarth dans son carnet de voyage s’applique à décrire la silhouette dans une
langue qui trahit émotion et ravissement – encore une fois ces mots sont ceux du narrateur qui
recopie ceux du carnet : Er trug ein sehr weites, bis auf den Boden reichendes Kleid und ein
enganliegendes, ebenso wie das Kleid aus feinstem Leinen geschneidertes Jäckchen. Auf dem
Kopf hatte der außerordentlich schöne Knabe eine hohe, randlose Haube aus Kamelhaar. Ich
richtete auf Türkisch das Wort an ihn, er jedoch sah uns wortlos nur an
312. Un pigeon, écrit-il
dans son journal de voyage, leur indiqua le chemin sur lequel ils croisèrent un jeune derviche,
octroyant à cette apparition le caractère d’une épiphanie : Wir wandten uns zum Gehen, aus
308 « Le 27 novembre, Ambros mentionne qu’il s’est rendu au studio de photographie Raad, de la Jaffa Road et, selon le désir de Cosmo, s’est fait tirer le portrait dans son nouveau costume arabe à rayures. » DA, p. 208 (Les
émigrants, p. 187).
309 « Im Anschluss an den Sommer in Deauville fuhren Cosmo und Ambros über Paris und Venedig nach Konstantinopel und Jerusalem. Über diese Reise kann ich dir freilich keinen Aufschluss geben, sagte die Tante Fini, weil der Adelwarth-Onkel auf diesbezügliche Fragen nie eingegangen ist. Es gibt jedoch ein Fotoporträt in arabischer Kostümierung von ihm aus der Jerusalemer Zeit. » DA, p. 136-137.
310 Nous aurons l’occasion au cours de notre travail de revenir sur cette photo et de la commenter plus longuement.
311 Roland Barthes dans La chambre claire note que l’intérêt qu’il a pour une photo est conditionné par deux éléments : le studium et le punctum. Tandis que le studium est l’intérêt général que la photo présente, le punctum est « ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). » La chambre claire, p. 49.
312 « Il portait une jupe très ample, descendant jusqu’au sol, et une petite veste très ajustée, confectionnée comme la jupe dans un tissu de lin de texture très fine. Sur sa tête, ce garçonnet extrêmement beau avait un haut bonnet sans rebord en poil de chameau. Je lui adressai la parole en turc, mais lui se contenta de nous regarder sans rien dire. » DA, p.199 (Les émigrants, p. 178-179).