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On peut d’autre part considérer avec Thomas Steinaecker que les photographies de construction, qui pour la plupart représentent des façades, correspondent au projet du

narrateur d’investiguer derrière la « façade inconnue de l’Histoire »

285

. Car le narrateur, au

début de chaque récit, alors qu’il veut retracer la biographie de son personnage se trouve

devant une maison fermée

286

.

Les hôtels : images p. 113, 142, 174, 175

L’hôtel appartient à l’univers de l’errance : lieu de passage, il est un endroit clos qui

permet au voyageur d’avoir un point fixe sur une ligne en mouvement. Mais les quatre hôtels

affichent une dimension plus grande que nature que le narrateur tourne en dérision : le Grand

Hôtel Eden est coiffé du Mont Cubli, le Banff Springs Hotel – ensemble magnifique s’il en est

– est dépassé par les hautes montagnes canadiennes, l’Hôtel des Roches noires exhibe des

façades vétustes et délabrées malgré l’apparence d’une somptuosité passée et, flanqué dans le

sable, il donne l’impression de retourner vers l’élémentaire, tandis que l’Hôtel Normandy, qui

est surdimensionné (überdimensional) mais auquel les colombages confèrent un caractère de

miniature (miniaturhaft), représente le tourisme de masse.

Il s’agit donc, tout d’abord, du Grand Hôtel Eden de Montreux (p. 113) où,

semble-t-il, l’oncle Adelwarth a été engagé comme apprenti garçon : tante Fini explique que la carte

284 « C’est moi, dit l’oncle Kasimir en me tendant par-dessus la table une photographie encadrée de la taille d’une carte postale, qu’il avait décrochée du mur ; celui qui est complètement à droite, par rapport à toi. » DA, p. 117 (Les émigrants, p. 108).

285 DA, p. 42.

286 Thomas Steinaecker, Literarische Foto-Texte, Zur Funktion der Fotografien in den Texten Rolf Dieter

postale trouvée dans l’album d’Ambros laisse supposer que c’est bien dans cet hôtel qu’il fit

ses débuts : Ich glaube jedenfalls, sagte die Tante Fini, dass es das Eden war, denn in einem

vom Adelwarth-Onkel hinterlassenen Ansichtskartenalbum ist dieses weltberühmte Hotel mit

seinen gegen die Nachmittagssonne herabgelassenen Sonnenblenden gleich auf einer der

ersten Seiten zu reden

287

. En fait cette photo veut toujours ancrer le récit dans la réalité mais

la vue du Grand Hôtel Eden souligne le caractère monumental de l’architecture : la façade

gigantesque remplit l’espace. L’hôtel connu pour être le lieu où Vladimir Nabokov a résidé

dans ses dernières années est également une allusion à l’écrivain et à son existence d’exilé. Le

Banff Springs Hotel (p. 142) est l’endroit où Cosmo séjourne – il y fait une cure sur les

conseils de son médecin. Le narrateur ne désigne pas la photo, mais le nom de l’hôtel inséré

dans le texte et situé juste en-dessous de la photographie invite le lecteur à déduire qu’il s’agit

bien du Banff Springs Hotel – à moins que la connaissance du monde du lecteur ait permis à

ce dernier de reconnaître le bâtiment. C’est à nouveau l’intention de réalité objective qui

confère au texte les caractéristiques du reportage. La façade affiche la même immensité que

celle du Grand Hotel Eden mais elle est ici dominée par les montagnes canadiennes qui

imposent à l’édifice une allure de miniature. Ensuite le Grand Hôtel des Roches Noires – ein

ungeheurer Backsteinpalast – (p. 174) fait partie de ce jeu qui permet au narrateur d’exprimer

son ironie à l’égard des projets humains. A côté de l’immensité des éléments naturels ils font

l’effet de miniatures, nous l’avons vu, et sont destinés à la destruction ; la façade du Grand

Hôtel des Roches Noires est photographiée à contre-jour, ce qui en accentue le côté sombre et

sinistre. Cet établissement qui fut un hôtel luxueux n’est plus qu’une « monstruosité

monumentale »

288

qui s’enfonce dans le sable, dit le narrateur, faisant allusion ainsi à l’idée

métaphysique de la destruction naturelle : Heute ist das ehemals luxuriöseste Hotel der

normannischen Küste nur noch eine zur Hälfte bereits in den Sand gesunkene monumentale

Monstrosität

289

. Le narrateur explique qu’à l’opposé du Grand Hôtel des Roches Noires,

l’Hôtel Normandy (p. 175), terminé en 1912, à l’autre extrémité de Trouville-Deauville, fait

toujours partie des hôtels réservés à une élite : Im Gegensatz zu dem allmählich zerfallenden

287« Il me semble en tout cas que c’était l’Eden, dit tante Fini, car dans un album de cartes postales laissé par l’oncle Adelwarth, on peut voir sur l’un des tout premiers feuillets cet hôtel de renommée internationale avec ses stores baissés sur la façade éclairée par le soleil de l’après-midi. » DA, p. 113 (Les émigrants, p. 104).

288 Le héros éponyme d’Austerlitz compare le fort de Breendonk à un crustacé. Ces rapprochements effectués entre certaines constructions et des êtres primitifs, voire des monstres, semblent bien être une critique du progrès et de ses réalisations : « Auch als ich später den symmetrischen Grundriss des Forts studierte, mit den Auswüchsen seiner Glieder und Scheren, mit den an der Stirnseite des Haupttrakts gleich Augen hervortretenden halbrunden Bollwerken und dem Stummelfortsatz am Hinterleib, da konnte ich in ihm, trotz seiner nun offenbaren rationalen Struktur, allenfalls das Schema irgendeines krebsartigen Wesens, nicht aber dasjenige eines vom menschlichen Verstand entworfenen Bauwerks erkennen. » Aust., p. 35-36.

289 « Aujourd’hui, ce qui a été autrefois l’hôtel le plus luxueux de la côte normande n’est rien qu’une monumentale monstruosité déjà à moitié enfouie dans le sable. » DA, p. 174 (Les émigrants, p. 157).

Roches Noires ist das 1912 fertiggestellte Hôtel Normandy am anderen Ende von

Trouville-Deauville auch jetzt noch ein Haus der gehobensten Klasse

290

. Et il exprime sa dérision en

ajoutant que cet hôtel à colombages, qui en réalité ne sert qu’à héberger des touristes japonais,

donne l’impression d’être à la fois une miniature et « plus grand que nature ». C’est en effet la

présence de ces deux éléments opposés qui constitue l’intérêt de cette photo : l’on hésite entre

l’impression de gigantisme – le nombre des bâtiments et des toits que l’on devine – et de

miniature produite par les jeux de perspectives.

Les maisons : images p. 116, 128

Ce sont deux maisons qui opposent l’Orient et l’Occident : la maison de Kyoto –

allusion peut-être à la philosophie orientale – faite de cloisons de papier et entourée d’une

végétation luxuriante veut représenter le bonheur, tandis que celle immense et luxueuse de

Rock Point, dans laquelle le vieux Solomon se consacre à la culture des orchidées illustre la

vanité du bien-être occidental.

Sur l’image (p. 116) figure une maison sur l’eau où Ambros a passé deux années ;

c’est dans cette maison, située aux environs de Kyoto, qu’il s’est senti mieux que nulle part

ailleurs : Halb als Kammerdiener, halb als Gast des Legationsrats hat der Ambros an die zwei

Jahre in diesem schwimmenden und so gut wie leeren Haus verbracht und sich dort meines

Wissens weit wohler gefühlt als an jedem anderen Ort bis dahin

291

. La maison est décrite en

filigrane par tante Fini : Ich weiß aber nicht mehr genau, was es war. Von papierenen

Zimmerwänden ist, glaube ich, die Rede gewesen, vom Bogenschiessen und viel von

immergrünem Lorbeer, Myrten und wilden Kamelien

292

; il n’est fait aucune mention – dans le

texte – de cette photographie. En fait c’est l’auteur qui s’adresse au lecteur en lui montrant

comment cette habitation tire son origine de l’élément naturel. Construite sur l’eau qui

renvoie son image et entourée d’une nature luxuriante la maison japonaise représente la

félicité selon Ambros Adelwarth et certainement aussi selon Sebald. Un peu plus loin, l’oncle

Kasimir explique qu’Ambros était majordome chez les Solomon, lesquels possédaient à Rock

Point, tout à fait à l’extrémité de Long Island, une propriété entourée d’eau sur trois côtés :

290 « Au contraire des Roches Noires qui lentement se délitent, l’hôtel Normandy, terminé en 1912, est encore aujourd’hui, à l’autre bout de Trouville-Deauville, un établissement de très grande classe. » DA, p. 175 (Les

émigrants, p. 157).

291 « Mi-valet de chambre, mi-invité du conseiller, Ambros a passé deux années dans cette maison quasiment vide, et pour autant que je sache, c’est en cet endroit et nulle part ailleurs qu’il s’était senti le mieux, jusqu’ici. »

DA, p. 115 (Les émigrants, p. 107).

292 « Mais je ne me rappelle plus exactement les détails. Il était question, je crois, de cloisons de papier, de tir à l’arc, et de beaucoup de lauriers toujours verts, de myrtes et de camélias poussant à l’état sauvage. » DA, p. 116 (Les émigrants, p. 107).

[…] aber mit Sicherheit weiss ich nur, dass der Ambros Majordomus und Butler war bei den

Solomons, die am Rock Point auf der äußersten Spitze von Long Island einen großen, auf drei

Seiten von Wasser umgebenen Besitz hatten […]

293

. La villa (p. 128) représente comme

l’antithèse de celle de Kyoto : à l’inverse de cette dernière – ainsi que l’atteste la photographie

– elle s’impose au paysage qui l’entoure sans lui octroyer d’espace. Cette grande maison

tolère un peu de verdure à l’aspect artificiel et l’eau ne lui renvoie pas son image.

Les édifices, bâtiments publics, quartiers de ville (images p. 122, 125, 132, 140, 173

Il s’agit ici d’un quartier et d’un gratte-ciel new-yorkais, de deux casinos, d’une

Bibliothèque. Chacune de ces constructions montre que le bien-être et le bonheur y sont

absents : le quartier de Bowery et de Lower East Side accueillent des émigrés juifs logés dans

des immeubles insalubres de six étages, la flèche du Chrysler Building ne représente aux yeux

de l’oncle Kasimir, qui a lui-même participé à son édification, qu’un travail risqué, le Casino

de Monte-Carlo est l’endroit où Cosmo Solomon parvint à gagner des sommes d’argent

vertigineuses mais où régnait une ambiance funeste, et la Bibliothèque de Deauville est

fermée et inaccessible au public. Loin de tout environnement naturel ces édifices semblent

signifier la négation de l’homme et de ses besoins puisqu’ils équivalent soit à la misère (le

quartier de Bowery et de Lowery East Side), soit à des tâches périlleuses (la flèche du

Chrysler Building), soit au malheur et à la désolation (l’ambiance funeste du Casino de Monte

Carlo), soit à des lieux impénétrables et inhospitaliers (la Bibliothèque de Deauville).

Le narrateur rapporte le discours de l’oncle Kasimir décrivant sa vie d’émigré à New

York. Celui-ci se souvient qu’arrivé en Amérique il logea dans une arrière-chambre éclairée

seulement par un étroit puits de jour et située dans le Lower East Side. L’oncle Kasimir

s’applique à détailler cette existence misérable :

Die Bowery und die ganze Lower East Side ist bis zum ersten Weltkrieg das Haupteinwandererviertel gewesen. Über hunderttausend Juden sind hier alljährlich neu angekommen und in die engen, lichtlosen Wohnungen der fünf- bis sechsstöckigen Mietskasernen gezogen. Nur der sogenannte parlour hatte in diesen Wohnungen zwei Fenster zur Strasse hin, und an dem einen davon führte die Feuerleiter vorbei. Auf den Absätzen der Feuerleitern haben die Juden im Herbst ihre Laubhütten gebaut, und im Sommer, wenn die Hitze oft wochenlang unbeweglich in den Strassen stand und es im Inneren der Häuser nicht mehr auszuhalten war, schliefen dort draußen in der luftigen Höhe Hunderte und Tausende von Menschen, und sie schliefen auch auf den Dächern und auf den sidewalks und auf den eingezäunten kleinen Grasplätzen in der Delancey Street und im Seward Park. The whole of the Lower East Side was one huge dormitory294.

293 « […] mais tout ce que je sais avec certitude, c’est qu’il était valet de chambre et majordome chez les Solomon, lesquels avaient à Rock Point, tout à fait à l’extrémité de Long Island, une grande propriété entourée d’eau sur trois côtés […]. » DA, p. 127 (Les émigrants, p. 117-118).

294 « Bowery et tout le Lower East Side ont été jusqu’à la Première Guerre mondiale le quartier privilégié des immigrants. Plus de cent mille Juifs y arrivaient tous les ans et se logeaient sur cinq à six étages dans les

La photographie (p. 122) renseigne peu mais, forte en contrastes, elle suggère le monde de

l’émigration à New York au début du XX

e

siècle plus qu’elle ne le montre, le pont suspendu,

et au premier plan les Mietskasernen évoquant un univers sombre – couleur noire et anthracite

des bâtiments – et inhumain – la nature en est absente. L’oncle Kasimir raconte aussi qu’il a

dû travailler sur les hauteurs de ces gratte-ciel qui jusque dans les années trente se

multipliaient et explique la difficulté de sa tâche consistant à exécuter les arrondis et les

angles « incroyablement compliqués » des plaques d’acier :

Ich habe in der Folgezeit noch viel zu tun gehabt in den Gipfelregionen der Wolkenkratzer, die trotz der Depression in New York bis in die frühen dreißiger Jahre hinein gebaut worden sind. Ich habe die Kupferspitzhauben auf das General Electric Building gesetzt, und 29/30 waren wir ein Jahr lang mit den durch die Rundungen und Schräglagen unglaublich schwierigen Stahlblecharbeiten auf der Spitze des Chrysler Building beschäftigt295.

La photographie de la flèche du Chrysler Building (p. 125) illustre le défi que cela