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Chapitre  I   : La phénoménologie et son langage 17

1.3.   Le noème est-­‐il un superlatif philosophique ? 49

1.3.2   La lecture de Smith et McIntyre 57

Il est impossible de trop insister sur ce point : la notion de noème ne peut avoir un sens que dans l’espace ouvert par l’écart qui sépare le discours phénoménologique du langage ordinaire qu’est le nôtre lorsque nous vivons au sein de l’attitude naturelle. Si l’on sur le plan de la vie ordinaire, cela n’a effectivement aucun sens de raisonner en faisant appel au vocabulaire des noèmes. Dans un passage capital qui porte sur la description et qui fait intervenir la notion de noème, Husserl souligne à grands traits ce décalage :

Il est clair que tous ces énoncés descriptifs, quoiqu’ils puissent rendre le même son que des énoncés concernant la réalité, ont subi une radicale modification de sens ; de même la chose décrite, tout en se donnant comme « exactement la même », est radicalement changée, en vertu d’un changement de signe qui l’invertit (Ideen I, §89, p. 308 [p. 183]).

Lorsque l’énoncé « Je vois un arbre » se trouve dans la bouche du phénoménologue, il possède une tout autre signification que la signification que lui confère le langage ordinaire. Il ne serait pas difficile de reprendre les cinq thèses énumérées précédemment et de montrer qu’elles n’ont de sens que si l’on présuppose un décalage entre le discours phénoménologique et le langage ordinaire. Afin de ne pas alourdir inutilement mon propos, je me contenterai ici de consigner trois observations. 1/ Il est évident que la notion de noème, en tant qu’artifice conceptuel du discours phénoménologique, vient bousculer la grammaire du langage ordinaire. Quoiqu’elle ait tendance à surestimer systématiquement la distance qui sépare phénoménologie et langage ordinaire, l’un des grands mérites de l’interprétation de Husserl proposée par Fink réside dans l’attention qu’il accorde au rapport complexe et paradoxal que le phénoménologue entretient avec le langage naturel et ordinaire. 2/ Si Husserl préférait respecter, à l’époque des Recherches logiques, la synonymie qui caractérise les concepts de Sinn et de Bedeutung dans le langage ordinaire, la théorie du noème s’écarte de la grammaire du langage ordinaire dans la mesure où elle fait fond sur cette opposition. 3/ Finalement, on pourrait se demander si l’usage phénoménologique des guillemets ne représente pas quelque chose d’extraordinaire.

Du point de vue du langage ordinaire, on peut mettre des expressions entre guillemets afin d’exprimer leur sens habituel. Mais en quel sens peut-on dire que l’on met des objets entre guillemets ? Est-ce que la grammaire (ordinaire) des guillemets peut tolérer que l’on mette entre guillemets non seulement des termes ou des expressions, mais aussi des objets ?

L’interprétation du noème défendue par Smith et McIntyre part du principe selon lequel la visée intentionnelle correspond à une relation anormale40. Habituellement, la relation met en rapport deux objets existants : Diogène est dans son tonneau, les pommes sont sur la table, etc. Par rapport à ce schéma de base, la relation intentionnelle se démarque d’une double manière. Premièrement, un vécu intentionnel demeure intentionnel même si l’objet visé n’existe pas. Par exemple, je peux penser à Bouvard ou à Pécuchet, et cet acte demeure intentionnel. Que ces derniers constituent des personnages de fiction qui n’existent pas ne change rien à l’affaire. Deuxièmement, la relation intentionnelle correspond à une relation à trois termes. Lorsque je vise intentionnellement un objet, je le conçois d’une certaine manière. Si je vise le même objet en le concevant d’une manière différente, la relation intentionnelle s’avèrera différente. En dépit du fait que Jean Valjean, M. de Madeleine et M. Fauchelevent soient des noms différents qui renvoient à la même personne, penser au forçat qui s’est évadé du bagne (Jean Valjean), c’est accomplir un acte différent de celui de penser au riche industriel devenu maire que représente M. de Madeleine dans Les Misérables. La relation intentionnelle se caractérise donc par le fait qu’elle est la relation d’un sujet à un objet selon une certaine « conception » (conception) de l’objet41.

Question de prendre toute la mesure de la position défendue par Smith et McIntyre, il n’est pas inutile de rappeler la conception de l’intentionnalité à laquelle la lecture frégéenne de la phénoménologie tente d’échapper. Comme je l’ai déjà mis en relief, expliquer la spécificité de l’intentionnalité revient, d’une certaine manière, à découvrir ce qui confère sa particularité à la relation intentionnelle par rapport à une relation ordinaire comme « le gâteau est sur le comptoir ». Cette remarque se révèle ici déterminante puisque les désaccords qui divisent les différentes théories de l’intentionnalité portent essentiellement sur le point précis où la relation

40 David S

MITH et Ronald MCINTYRE, 1982, Husserl and Intentionality: A study of Mind, Meaning and Language, Boston, D. Reidel, p. 10.

intentionnelle s’oppose à la relation ordinaire. On pourrait regrouper les différentes conceptions de l’intentionnalité en deux grandes théories.

1. D’une part, il y a ceux qui se réclament de la théorie de l’objet (Object theory)42. Selon les tenants de cette première position, la relation intentionnelle constitue une relation ordinaire qui se caractérise par le type d’objet particulier qui est impliqué dans la visée intentionnelle. La relation intentionnelle se démarque dans la mesure où elle met le vécu psychique en relation non pas avec un objet physique et réel, mais avec un objet intentionnel, c’est-à-dire un objet mental et immanent. Smith et McIntyre estiment que l’on trouve une théorie du genre chez Brentano43.

2. Husserl critique sévèrement, dans les Recherches logiques, la théorie de Twardowski, qui repose sur l’idée fausse selon laquelle l’acte intentionnel ne viserait pas l’objet réel, mais un objet « mental » et « intentionnel ». Husserl ne cessera de le répéter : lorsque je perçois le pommier en fleurs, je perçois l’arbre réel en chair et en os placé devant moi. Par ce geste, Husserl purge la théorie de l’intentionnalité du concept d’objet mental et lui rend un très grand service. Pourtant, ce réaménagement du concept d’intentionnalité soulève un problème de taille. Si Husserl refuse de faire appel à un type d’objet particulier, soit l’objet intentionnel, pour expliquer la particularité de la relation intentionnelle, comment peut-on alors rendre compte de la spécificité de la visée intentionnelle ? Réponse de Smith et de McIntyre : Husserl ne souscrit pas à une théorie de l’objet, mais à une théorie du médiateur (Mediator-Theory)44. Comme l’indique son nom, la théorie du médiateur postule que la relation intentionnelle présuppose la médiation d’une entité intermédiaire. Non seulement je vise un objet, mais je le vise toujours selon une certaine guise. Dans la mesure où l’intentionnalité constitue la structure universelle de tout vécu de conscience (comme le dit Husserl, toute conscience est conscience de quelque chose), le rapport que nous entretenons avec l’objectivité est médiatisé par un « contenu ». En contraste avec la relation ordinaire qui revêt une forme dyadique, la relation intentionnelle est triadique : acte de visée (noèse)/contenu (noème)/objet.

42 Ibid., p. 41.

43 Ibid., p. 51 et p. 54. 44 Ibid., p. 81.

Après ces remarques, on doit cependant s’empresser de noter que la théorie de l’intentionnalité défendue par Smith et McIntyre occupe un terrain ontologique. Pour rendre compte de la nature de l’intentionnalité, on doit entreprendre de cataloguer les propriétés ontologiques des contenus qui font de la conscience une conscience intentionnelle45. Le noème s’assimile donc à une entité ontologique ayant pour fonction d’orienter la visée intentionnelle vers son objet46. Il s’ensuit que fournir une théorie de l’intentionnalité revient à expliquer de quelle manière la nature ontologique du noème permet de raccrocher le vécu subjectif et intentionnel à l’objet effectif qu’elle vise. Chaque noème a un sens qui ouvre les valves de l’intentionnalité en faisant entrer la transcendance de l’objet dans l’immanence des vécus, et ce sens possède un mode particulier d’existence qui doit être décrit et étudié par la phénoménologie47.

Afin de nous aider à comprendre la nature de ce sens noématique, Smith et McIntyre proposent de l’aborder à partir de la sémantique frégéenne. Le sens se trouve donc conçu comme un contenu idéal faisant office d’instance de médiation. Lorsque je vise un objet, ma visée ne peut atteindre ledit objet qu’en saisissant un sens, qui représente un mode de présentation de la référence. De même, on appréhende le noème comme une entité intermédiaire qui permettrait de relier un vécu intentionnel à son objet. À l’instar du sens frégéen, le sens noématique est donc compris comme une entité abstraite et idéale qui existerait indépendamment de nous48. Ce rapprochement avec Frege engendre deux conséquences importantes. 1/ Cette interprétation ne peut avoir un sens que dans la mesure où l’on attribue à Husserl un ontologisme sémantique. Les sens noématiques possèdent une consistance ontologique et, s’il y a quelque chose comme l’intentionnalité, c’est parce que les sens noématiques existent49. 2/ D’une manière plus subtile et indirecte, la lecture frégéenne présuppose aussi une entente particulière du rapport entre le discours phénoménologique et le langage ordinaire. Puisque leur perspective est d’emblée ontologique, Smith et McIntyre soutiennent que toute visée intentionnelle

45 David S

MITH et Ronald MCINTYRE, 1982, Husserl and Intentionality: A study of Mind, Meaning

and Language, Boston, D. Reidel, p. 32.

46 David S

MITH et Ronald MCINTYRE, 1971, « Intentionality via Intensions », The Journal of

Philosophy, vol. 68, n° 18, p.542.

47 David S

MITH et Ronald MCINTYRE, 1982, Husserl and Intentionality: A study of Mind, Meaning

and Language, Boston, D. Reidel, p. 107.

48 Ibid., p. 156. 49 Ibid., p. 174.

présuppose l’existence du sens noématique. Ainsi, même lorsqu’on se situe dans l’attitude naturelle, notre rapport est médiatisé par des sens noématiques sans que nous le sachions50. Dans la vie naturelle, les noèmes sont pour ainsi dire invisibles, et c’est la réduction phénoménologique qui nous permet de les découvrir et nous force, par un choc en retour, à construire un langage technique affranchi du langage ordinaire pour pouvoir parler de ces entités fraîchement découvertes.