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Chapitre  II.   Les guillemets ou la discipline du regard 76

2.2.   Le rôle des guillemets dans l’analyse philosophique 97

2.2.2.   La grammaire philosophique et les guillemets 111

Dans un passage important des Remarques sur la philosophie de la psychologie, Wittgenstein propose un rapprochement intéressant entre les guillemets et le voir-comme :

Il faut prendre garde ici que le voir-ainsi (so-Sehen40) peut avoir un effet semblable à

celui d’une modification de ce qui est vu, par exemple par des guillemets, un soulignement, ou un assemblage de telle nature, etc. En quoi le voir-ainsi possède de nouveau une ressemblance avec l’imagination.

Personne n’ira nier que souligner, ou mettre en guillemets, ne puisse favoriser la reconnaissance d’une ressemblance (BPP I, §992).

40 La lecture que je propose ici part ici du principe qu’il n’y a aucune différence significative entre le

voir ainsi (so-Sehen) et le voir-comme (Sehen-als). Le paragraphe qui suit immédiatement le passage cité justifie une telle décision, puisqu’il porte sur le lapin-canard.

En nous autorisant d’un tel passage, je me propose de préciser encore davantage l’analogie entre l’analyse philosophique et le voir-comme en décrivant le rôle essentiel que jouent les guillemets dans l’économie générale du discours de Wittgenstein. Comme nous allons le voir à l’instant, Wittgenstein espère changer le regard que nous jetons sur le langage et, dans ce contexte, les guillemets tout comme les italiques possèdent une fonction indispensable.

Ce qui suit s’inspire encore une fois de Gordon Baker, qui est l’un des rares commentateurs à s’être intéressé à la fonction que possèdent les guillemets dans l’écriture de Wittgenstein41. Selon Gordon Baker, le discours de Wittgenstein s’organise autour de deux usages fort différents : les doubles guillemets (double quote) (“”) et les guillemets simples (simple quote) (‘’)42. Les doubles guillemets sont utilisés par Wittgenstein lorsqu’il s’adresse à lui-même certaines objections par le biais d’un interlocuteur imaginaire. Inversement, lorsque Wittgenstein fait appel aux guillemets simples, l’objectif de la manœuvre consiste à introduire une distance critique. L’usage de ce dispositif vient souligner que le mot guillemeté possède alors un sens philosophique tout à fait particulier. Dans ce qui suit, je me propose de décrire d’une manière attentive comment ces deux usages se déclinent.

a) Les doubles guillemets. Une représentation de l’ordinaire

Le seul reproche que l’on pourrait adresser au commentaire de Gordon Baker est de ne pas accorder suffisamment d’importance aux doubles guillemets en se focalisant sur l’usage que fait Wittgenstein des simples guillemets sous prétexte qu’il s’agit du cas le plus intéressant d’un point de vue philosophique. Un tel raccourci a très certainement l’avantage d’attirer l’attention du lecteur sur le rôle crucial et méconnu que jouent chez Wittgenstein les guillemets simples (malheureusement effacés par certaines traductions françaises en circulation). Par contre, elle laisse dans l’ombre un autre usage des guillemets qui témoigne pourtant d’une manière remarquable de l’étagement complexe de la conception de la philosophie défendue par Wittgenstein.

41Gordon BAKER, 2001, «Quotation-marks in Philosophical Investigations Part I», Language and

Communication, 22, p. 37-68.

42 Cette distinction présente en allemand et en anglais n’a pas d’équivalent en français. Afin de ne pas

compliquer et embrouiller un sujet qui l’est déjà suffisamment, j’ai décidé de modifier systématiquement les passages cités pour que cette distinction demeure toujours visible.

Tout d’abord, on doit noter que l’écriture de Wittgenstein suscite la citation43. Comme chacun le sait, les textes de Wittgenstein sont composés d’une série de remarques plus ou moins indépendantes les unes des autres. Pour cette raison, le lecteur est souvent obligé de reconstruire les arguments de Wittgenstein en isolant un certain nombre de passages. Il est vrai que toute lecture présuppose un tel travail de collection et de mise en ordre44, mais le style de Wittgenstein rend cette manœuvre encore plus importante.

Dans la mesure où Wittgenstein présente la forme aphoristique de son écriture comme un échec personnel, on pourrait croire qu’il faille en relativiser l’importance philosophique :

Après de nombreuses tentatives infructueuses pour réunir en un tel ensemble [cohérent et systématique] les résultats auxquels j’étais parvenu, j’ai compris que je n’y arriverais pas, que ce que je pourrais écrire de meilleur ne consisterait jamais qu’en des remarques philosophiques, car mes pensées se paralysaient dès que j’allais contre leur pente naturelle et que je les forçais à aller dans une seule direction (PU, p. 21).

Ce passage suggère que le style même de Wittgenstein explique pourquoi ce dernier n’est pas parvenu à donner une expression systématique à sa pensée. Dès lors, même si Wittgenstein n’y est pas parvenu, rien n’empêche d’imaginer qu’il serait possible de mettre en ordre les remarques philosophiques éparses qui composent les Recherches. Malheureusement, un tel espoir présume beaucoup trop des forces de la philosophie. À cet égard, Michel de Certeau a tout à fait raison de vouloir tirer une leçon philosophique de cette incapacité. Si Wittgenstein n’est pas parvenu à produire un exposé systématique de ses idées, c’est pour une raison de principe. Ce constat est d’ailleurs suggéré par Wittgenstein lui-même. Cette incapacité tenait « à la nature même de la recherche ; car celle-ci nous contraint à parcourir en tous sens un vaste domaine de pensées » (PU, p. 21).

Le philosophe est incapable d’exhiber l’ordre secret qui gouverne le langage parce que l’on ne peut pas dominer ce dernier du regard. Le philosophe, à l’image de n’importe quel locuteur, est « pris » dans les rets45 du langage ordinaire. Dès lors, toute tentative de reconstruction se présente toujours comme partielle et fragmentaire. Et, d’une certaine manière, l’écriture de Wittgenstein se contente de refléter cet état de fait :

43 Michel de CERTEAU, 1990, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, p. 23-27.

44

Antoine COMPAGNON, 1979, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil.

Le discours analyseur et l’« objet » analysé ont le même statut d’être organisés par le travail dont ils témoignent, déterminés par des règles qu’ils ne fondent ni ne survolent, également disséminés en fonctionnements différenciés (Wittgenstein a voulu que son œuvre même ne soit faite que de fragments), inscrits dans une texture où chacun peut tour à tour « faire appel » à l’autre instance, la citer et s’y référer46.

Chez Wittgenstein, on assiste donc à un brouillage des frontières du discours philosophique et du langage ordinaire qui découle de notre incapacité à dominer du regard les règles de notre grammaire. Par conséquent, le philosophe ne peut que se contenter de reconstruire et remettre en ordre les diverses composantes de notre langage en les citant. Ce faisant, le mouvement même de l’écriture wittgensteinienne épouse le rythme de notre usage du langage. En raison de son style aphoristique, l’écriture de Wittgenstein s’expose en effet à un perpétuel travail de citation et de remise en forme.

La théorie de la citation élaborée par Michel De Certeau dans L’invention du quotidien permet de mettre en relief un autre dispositif important de l’écriture de Wittgenstein. Dans le cadre d’une analyse stimulante, Michel de Certeau observe que la citation représente une mise en abîme de notre expérience du langage. Le langage n’est régenté par aucun locuteur. Il n’y a aucun locuteur qui soit dans une position telle qu’il puisse dicter les règles qui doivent gouverner son usage. Pour cette simple raison, le langage ordinaire possède une polyphonie constitutive. Au contraire de l’écriture qui se caractérise par son monologisme, le langage ordinaire se laisse concevoir à partir du patron de l’oralité polyphonique où des voix différentes et divergentes ne cessent de s’entrechoquer. À mi-chemin entre l’écriture et l’oralité, les guillemets permettent de brouiller cette opposition en réintroduisant une forme d’oralité au sein même de l’écriture.

On pourrait s’étonner que les guillemets soient considérés comme une illustration de la polyphonie et de l’oralité. Après tout, la citation constitue un dispositif qui participe de ce que L’invention du quotidien nommera la « culture scripturaire ». Comme le fait remarquer Michel de Certeau, la citation représente un « pré-texte » ; elle sert « à fabriquer du texte (supposé commentaire ou analyse) à partir de reliques sélectionnées dans une tradition orale fonctionnant comme autorité47 ». Mais, d’un autre côté, la citation témoigne aussi des limites du régime du scripturaire en pointant vers certains traits de l’oralité qui ont été oblitérés par notre

46 Ibid., p. 26. 47 Ibid., p. 228.

pratique de l’écriture. La citation « trace dans le langage le retour insolite et fragmentaire (comme un bris de voix) des relations structurantes refoulées par l’écrit48. » En clair, la citation vient « briser la voix » monolithique de l’écriture qui a tendance à gommer la polyphonie de l’échange conversationnel, qui caractérise le langage ordinaire tel qu’il se manifeste au sein des pratiques linguistiques concrètes et spontanées.

Ainsi, il ne faut pas s’étonner que l’écriture de Wittgenstein ne cesse de mettre en scène un rapport d’interlocution. Les guillemets permettent effectivement à Wittgenstein d’introduire une polyphonie de voix qui vient rappeler l’oralité servant de socle à notre usage ordinaire du langage. Le passage suivant témoigne de façon exemplaire de l’oralité qui habite l’écriture de Wittgenstein :

« Mais tu admettras tout de même qu’il y a une différence entre un comportement de douleur accompagné de douleur et un comportement de douleur en l’absence de douleur. — L’admettre ? Pourrait-il y avoir une différence plus grande ! — « Et pourtant tu en reviens toujours à ce résultat : La sensation est elle-même un rien. » — Certainement pas. Elle n’est pas quelque chose, mais elle n’est pas non plus un rien (PU, §304) !

À de multiples reprises, Wittgenstein fait intervenir un interlocuteur imaginaire. Ce procédé lui permet tout d’abord de faire droit aux résistances que peuvent susciter ses propres analyses. Toufefois, ces répliques fictives viennent aussi marquer le fait que la véritable nature du langage ordinaire peut échapper à Wittgenstein comme à n’importe qui d’autre. Ces résistances rappellent en effet que le philosophe est « pris » dans le langage ordinaire. Si bien que la reconstruction qu’il propose du langage ordinaire est susceptible, à l’instar de n’importe quelle affirmation, d’être contestée. En ne cessant de mettre en scène des personnages qui contestent la validité de ses analyses grammaticales, Wittgenstein souligne qu’il ne représente pas un expert infaillible qui ne pourrait être questionné et critiqué.

Cette remarque vient d’ailleurs confirmer le jugement de Michel de Certeau selon lequel la pensée de Wittgenstein est une « critique radicale de l’expert49 ». Loin de se présenter comme un expert qui jouirait d’un accès privilégié à la véritable nature de la grammaire, Wittgenstein se place constamment dans une situation d’interlocution ou son autorité se trouve contestée. Pour cette raison, le philosophe ne peut prétendre au titre d’expert du langage et il doit renoncer à revendiquer une quelconque autorité lui permettant de se hisser au-dessus de la mêlée et d’expliquer

48 Ibid., p. 228. 49 Ibid., p. 23.

comment fonctionne véritablement le langage ordinaire50. Dans cette économie, les guillemets possèdent une fonction essentielle puisqu’ils représentent une sorte de tremplin nous permettant de plonger dans la mêlée en observant le langage ordinaire là où on l’utilise véritablement. Pour reconstituer la grammaire du langage, il ne faut pas se laisser conduire par le discours monologique du philosophe, mais il faut porter attention aux objections qui ne cessent de l’interrompre et qui viennent rappeler que le langage constitue une pratique collective pouvant toujours être traversée par des désaccords et des différends.

b) Les guillemets simples. Marqueurs du registre philosophique

Selon l’interprétation étoffée et convaincante développée par Gordon Baker, le guillemet simple (‘’) possède six différentes fonctions chez Wittgenstein. 1/ Les guillemets permettent de désigner des expressions étrangères. 2/ Ils sont aussi utilisés pour renvoyer à la signification technique que certains philosophes attribuent à l’expression guillemetée. 3/ Ils sont employés par Wittgenstein pour désigner son propre jargon technique (forme de vie, rituel, jeu de langage, etc.) 4/ Ils peuvent souligner le fait que les expressions sont employées en un sens spécifique. 5/ Ils sont utilisés pour éviter certains malentendus. 6/ Et, finalement, ils introduisent une distance critique. Plus précisément, ils permettent à Wittgenstein d’employer certaines expressions qu’il désapprouve51.

Dans chaque cas, il s’agit d’un usage qui a pour fonction de « filtrer » les différentes significations d’une expression afin d’isoler un sens particulier et technique. Le §305 servira ici d’exemple du sixième cas mentionné par Baker – considéré, et avec raison, comme étant le plus important :

« Mais tu ne peux pourtant pas nier qu’il a, par exemple dans le souvenir, un processus interne. » — Pourquoi cela donne-t-il que nous avons voulu nier quelque chose ? Quand on dit : « Il y a effectivement ici un processus interne » —, on veut poursuivre ainsi : « D’ailleurs, tu le vois bien. » Et c’est ce processus interne que l’on vise par l’expression ‘se souvenir’. — Si nous donnons l’impression d’avoir voulu nier quelque chose, c’est parce nous nous opposons à l’image du ‘processus interne’. Nous nions que l’image du processus interne nous donne l’idée correcte de l’emploi de l’expression ‘se souvenir’ (Je souligne, PU, §305).

50 Ibid., p. 22.

51 Nous retrouvons ici l’usage critique des guillemets (scare quotes) mentionné un peu plus haut.

Trop souvent on attribue à Wittgenstein une forme de béhaviorisme qui découlerait de son rejet du concept de « processus intérieur ». Or, comme en témoigne ce passage, Wittgenstein ne s’attaque pas à l’idée selon laquelle il y aurait des processus qui se produiraient à l’intérieur de notre esprit. Wittgenstein conteste l’interprétation que certains philosophes font du concept de « se souvenir » en l’abordant à partir de l’image du ‘processus intérieur’ qui nous empêche de voir l’usage véritable que nous faisons dans la vie de tous les jours de l’expression « se souvenir ». Selon la formulation de Wittgenstein, la tâche de la philosophie consiste à nous libérer de certaines « images » qui nous mènent à négliger ou à contredire la grammaire de notre langage (PU, §402). Ainsi, ce que Wittgenstein tente de désactiver, c’est l’image que véhicule l’expression de ‘processus intérieur’ — qu’il juge néfaste et délétère. Dès lors, ce que Wittgenstein nie, ce n’est pas le processus intérieur en tant que tel, mais simplement l’image véhiculée par la notion de ‘processus intérieur’.

Baker remarque très justement que le guillemet ne représente pas le seul outil faisant office de modificateur de signification. On pourrait d’abord mentionner certains syntagmes figés tels que : « comme si », « soi-disant », « pour ainsi dire » ou « en un certain sens ». Ces dispositifs sont cependant d’une importance marginale lorsqu’on les compare à l’usage déterminant des italiques. S’il est vrai que Wittgenstein emploie à l’occasion les guillemets pour désigner son propre jargon, la plupart du temps, il fait appel à l’italique. Voici un exemple d’un tel usage des italiques : « Les mots « conformité » et « règle » sont apparentés, ils sont cousins. » (PU, §224). Dans ce passage, Wittgenstein utilise les italiques pour attirer notre attention sur le fait qu’il attribue une signification technique à ce terme. En employant les italiques, Wittgenstein renvoie implicitement le lecteur aux remarques qu’il a consacrées au concept d’air de famille. Les jeux de langage sont apparentés parce qu’ils ne possèdent pas d’éléments communs même s’ils partagent un air famille.

Il faudrait sans doute reprendre le sillon creusé par Gordon Baker et produire une analyse beaucoup plus détaillée pour bien apprécier le rôle que jouent ces stratégies typographiques dans les réflexions de Wittgenstein. Malheureusement, je devrai me contenter d’énoncer la conclusion générale suggérée par les textes de Baker. Les guillemets simples et les italiques attestent le rapport complexe et ambigu que les remarques philosophiques de Wittgenstein entretiennent avec le langage ordinaire. Même si Wittgenstein ne cesse de vouloir nous ramener au commerce

ordinaire que nous avons avec les mots, il n’en demeure pas moins que son écriture fait appel à un ensemble de stratégies stylistiques et typographiques fort élaborées qui ont pour fonction de changer le regard que l’on jette habituellement sur le langage en faisant ressortir certains aspects. Cette vue aspectuelle est d’ailleurs susceptible de viser tout autant le langage extraordinaire du métaphysicien que celui que nous utilisons dans la vie de tous les jours.

Pour résumer, la philosophie ne possède pas un langage technique qui lui serait propre. Par contre, la philosophie exige bel et bien que l’on adopte une certaine attitude (critique) à l’égard du langage. Plus précisément, la philosophie nous libère de nos crampes mentales en nous incitant à faire varier le regard que l’on jette sur le langage et sa grammaire. L’activité philosophique est donc à comparer à une forme de voir-comme. Et, comme le montrent les travaux de Gordon Baker, cette conception de la philosophie se reflète dans l’écriture de Wittgenstein puisque ce dernier considère que les guillemets et d’autres dispositifs typographiques similaires sont des outils qui peuvent orienter notre regard en faisant ressortir tel ou tel aspect de notre langage.