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Thierry BACCINO, Professeur de psychologie cognitive à l’Université Paris VIII, Directeur

scientifique du LUTIN (Cité des sciences)

Cet après-midi, j’ai entendu parler de documents durables, de bibliothèques durables, etc. Je suis psychologue, professeur de psychologie et je vais essayer de vous parler du lecteur durable. La lecture a changé en fonction du support, support numérique versus lecture papier. Je souhaite montrer les différences d’un point de vue psychologique et comportemental entre la lecture papier et la lecture numérique.

Tout d’abord, la lumière n’est pas naturelle sur un écran. Pour du papier libre, on a besoin de l’éclairage naturel. Ensuite, les modes de présentation sont statiques ou dynamiques. La lecture est linéaire sur papier alors qu’il y a des liens sur le numérique et on peut se perdre complètement dans le cyberespace. Enfin, la source d’information est différente. Dans le papier, il y a du texte, des images, des encadrés, etc. Dans le document numérique, on a en complément des sons, des vidéos, etc. Pour l’enseignement, il peut être très pratique d’avoir des scènes vidéo dynamiques. La question est de savoir si cette profusion de sources d’informations est toujours bénéfique et pertinente. On s’aperçoit, dans certains cas, que le fait d’avoir beaucoup de sources d’informations nuit à la compréhension et à la mémorisation.

Les sciences cognitives voient toujours tous les systèmes sous la forme de trois étapes. On va d’abord traiter l’information pour la lecture de façon visuelle. Cette information va ensuite être traitée par des récepteurs spécialisés au niveau du cerveau. On va enfin pouvoir intégrer toutes ces informations de manière à pouvoir comprendre un texte ou le mémoriser. Par exemple, on détecte des lettres, on identifie des mots et on essaie de comprend un texte. L’œil est un espace d’entrée.

On mesure des comportements. Une méthode classique et assez objective est de mesurer les mouvements des yeux des lecteurs. Le cerveau est capable d’acquérir l’information uniquement pendant les points de fixation. Sur un document électronique, on ne va pas suivre les lignes de manière gauche-droite, haut-bas, mais on va se déplacer beaucoup plus souvent de haut en bas en fonction des différents pavés d’informations. On a des niveaux de lecture très différents. Certains lecteurs sont aussi plus rapides que d’autres. La rapidité de lecture ne se confond pas avec le niveau de compréhension. Quand on lit une ligne de texte, on a des capacités visuelles très limitées. Seule une zone de l’œil donne une bonne acuité visuelle. Il s’agit de la zone fovéale qui correspond à quatre lettres dans la lecture d’où l’objectif de déplacer ses yeux. Chaque fois qu’on va déplacer ses yeux, on va acquérir quatre lettres lues. Cette fixation dure en moyenne 250 millisecondes. Quand on fixe le mot, l’acuité visuelle est très nette sur les quatre lettres. Au fur et à mesure qu’on s’écarte de ces

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quatre lettres, la vision devient de plus en plus floue. Elle est plus floue sur la gauche que sur la droite car on lit de gauche à droite. On a fait des expériences avec de l’hébreu et de l’arabe et la vision est plus floue sur la droite que sur la gauche. Le système cognitif s’est ainsi adapté à notre mode d’écriture.

Quelles sont les conséquences sur les écrans ? L’empan visuel diminue avec le contraste, ce qui handicape la prise d’information. Il y a également beaucoup de fatigue visuelle. Après avoir lu ou travaillé sur son écran d’ordinateur, on peut ressentir des migraines, des maux oculaires ou des yeux qui grattent. Cette fatigue visuelle est appelée le SVC (syndrome de vision sur ordinateur) qui arrive dans 80 % des cas quand on passe plus de trois heures sur écran. Il existe bien sûr une variabilité individuelle très grande. Certaines personnes sont notamment atteintes d’épilepsie. Au bout de quelques années, ils ressentent de plus en plus de crises d’épilepsie. Dans les cas plus normaux, on peut avoir une sécheresse de l’œil, une vision floue, des maux de tête, des clignements plus rares, etc. On a de plus en plus le cas des « hyperconnectés », autrement dit des gens qui passent beaucoup plus de trois heures sur un écran d’ordinateur ou smartphone.

Il y a quelques années, une étude qui essayait de comparer la lecture d’un livre sur papier et la lecture d’un livre sur un écran LCD ou e-book a été réalisée. L’idée était de lire un livre entier. Les sujets venaient lire pendant plusieurs heures au laboratoire le livre Bel Ami de Maupassant sur les trois supports. On avait trois mesures : la fatigue mesurée avec l’indicateur de fréquence de rafraîchissement qui permet de mesurer la vigilance oculaire à l’issue de la lecture ; la fatigue ressentie au moyen d’un questionnaire avec une échelle pour mesurer s’ils ressentaient une fatigue à la fin de la lecture ; le nombre de clignements qu’ils avaient. On s’aperçoit que la fatigue mesurée est beaucoup plus grande sur le LCD. Il en va de même pour la fatigue ressentie. On a enfin moins de clignements d’où une sécheresse oculaire beaucoup plus grande, provoquée par le rétro-éclairage.

On a également fait des études sur les téléphones. La technique, appelée lecture Spritz, consiste à présenter des mots au centre de l’écran et de demander aux lecteurs de lire. Quand on apprend à lire, on a des papiers, on a des lignes et on déplace les saccades oculaires le long des lignes. Le comportement de lecture est donc un comportement saccadé. Est-ce que la technique numérique marcherait si on apprenait aux enfants à lire de cette façon-là ? La réponse est non. Il est en effet normal de déplacer ses yeux avec des saccades. Il est beaucoup plus contraignant pour le système cognitif de fixer son regard tout le temps au centre d’un écran. On a davantage de sécheresse oculaire et une moins bonne compréhension et mémorisation avec la technique Spritz. La sécheresse oculaire est un phénomène qui arrive fréquemment quand on utilise les smartphones pour les enfants. Il faut éviter au maximum l’usage fréquent des smartphones avec les petits enfants.

La lumière écran produit de la lumière bleue. Elle est préjudiciable à l’endormissement. Des études ont comparé la lecture d’un livre papier ou sur un e-book pendant quatre heures,

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entre 18 heures et 22 heures, pendant cinq jours consécutifs. On s’aperçoit que lorsqu’on lit un livre papier, on a un pic de mélatonine. Or, on l’a beaucoup plus tard, après minuit, quand on lit sur un écran. Ce pic arrive normalement entre 22 heures et 6 heures. Le décalage du pic provoque un endormissement plus difficile lorsqu’on lit sur un écran.

Sur les écrans numériques, on a aussi des effets liés à l’organisation des informations. Depuis très longtemps, on sait qu’il existe des règles pour organiser l’information. Notre cerveau a en effet besoin que les choses soient rangées pour pouvoir retrouver les informations. On a également la mémoire spatiale des mots. Sur le papier, le mot est toujours dans la même position. La mémoire spatiale du texte sert à revenir sur le texte, à vérifier l’information. Cette mémoire spatiale est en partie déficitaire avec un document électronique. Enfin, comprendre un texte est comprendre un mot sur lequel la fixation va se poser et intégrer le sens de ce mot avec la phrase précédente et le début du texte. Il manque les connaissances que l’on a en mémoire. Le sens du texte n’est pas dans le texte mais dans le cerveau. Le texte est juste un ensemble de stimuli qui vont pointer dans les connaissances mémorisées. Chaque personne ajoute à un texte sa part individuelle de connaissances. Comprendre nécessite d’appréhender la cohérence entre les mots, les phrases et les paragraphes. En l’absence de cette cohérence, on a une lecture superficielle. La cohérence est importante dans la lecture papier parce qu’elle détermine la profondeur de lecture. Dans le document électronique de type hypertexte, cette cohérence est souvent interrompue. L’hypertexte est notamment un problème pour des enfants qui ont du mal à comprendre un contenu et qui n’ont pas de connaissances préalables sur un contenu.

On se demande souvent si internet change les comportements et les structures cérébrales. Il a été montré qu’on a des zones qui sont beaucoup plus activées quand on utilise internet plutôt qu’un texte linéaire sur papier. L’activation est forte dans la zone frontale du cerveau qui est la zone de la décision. Quand vous avez un livre papier, on tourne simplement la page et il s’agit de la seule décision à prendre. Par ailleurs, on se pose aussi la question de la mémoire : est-ce que la mémoire serait moins efficace sur internet que sur papier ? Des scientifiques américains ont demandé à deux groupes d’étudiants de lire une trentaine de phrases très simples et ensuite de rappeler pendant 10 minutes le plus de phrases possibles puis de les inscrire dans le répertoire d’un ordinateur. On disait à un groupe 1 que le répertoire d’un ordinateur était fiable et à un groupe 2 que le répertoire pouvait perdre des informations. Le groupe 1 se rappelle davantage l’endroit de l’ordinateur où ils ont mis les informations plutôt que le contenu. Ils n’ont pas intégré le contenu et y reviendront peut-être. Cette expérience montre que la compréhension d’un document électronique est plutôt superficielle comparée à une lecture plus profonde lorsqu’elle est sur papier.

Au laboratoire, on crée des normes ISO pour essayer de faciliter la présentation des informations sur internet et les documents électroniques.

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Conclusions et clôture des deux journées de Rencontres par