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Pour une lecture académique des musiques « inca »: les cinq notes de la « tristesse » andine.

1.3.2 Altérité et Musiques d’inspiration andine

2. L’univers « andin » et son imaginaire en France

2.2. Musique « des Incas » et stéréotypes andins

2.2.3 Pour une lecture académique des musiques « inca »: les cinq notes de la « tristesse » andine.

Dans ce chapitre nous allons nous concentrer sur les études à propos de la musique « des Incas » que Raoul et Marguerite d’Harcourt vont publier à partir des années 1920, notamment sur La Musique des Incas et ses Survivances, qui deviendra rapidement la référence obligée des études anthropologiques et musicologiques consacrées aux musiques des populations des hauts plateaux andin1.

D’après les renseignements fournis par Raoul d’Harcourt (1879-1971) lui-même, l’intérêt de ce Docteur en droit pour l’ethnographie américaniste a pris forme à l’occasion d’un premier séjour professionnel au Pérou, où il lui sera confié un poste dans la filiale que la banque Société Générale avait dans le port du Callao2. Il arrive

donc au Pérou en 1912 accompagné de sa femme, Marguerite Béclard d’Harcourt (1884-1964), musicienne et compositrice formée à la Schola Cantorum et disciple de Maurice Emmanuel et de Vincent d’Indy. Ainsi, étant en contact lui et sa femme avec le directeur de la Revue Musicale Française de l’époque, Jules Ecorchevilles (1872-1915) - qui les savaient l’un et l’autre musiciens - ils ont été encouragés par

1

d’Harcourt, Raoul et Marguerite : La Musique des Incas et ses survivances, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1925. L'importance de cette étude sera vérifiable dans le milieu des américanistes en France mais qussi en 'Amérique du Sud. Il faudrait ajouter également aussi l’article que ces auteurs on publié en 1920 at qui a servit de base à leur étude de 1925 (« La musique dans la Sierra andine de La Paz à Quito », dans Journal de la Société des Américanistes, Année 1920, Volume 12, numéro 1, pp 21-48), ainsi que l’étude qu’ils ont consacré aux musiques aymaras publié en 1959 (La musique des Aymara sur les hauts plateaux boliviens in: Journal de la Société des Américanistes, Paris, 1959), p. 21 - 53.

2

Cf. d’Harcourt, Raoul: « Nécrologie », dans Journal de la Société des Américanistes, tome 58, pp. 259-263. C’est le propre R. d’Harcourt qui, peu avant sa disparition, a écrit sa note nécrologique. En 1912 la « Société Générale » possédait un monopole pour le déchargement et transit de marchandises par le principal port du Pérou.

celui-ci à s’informer « de ce que pouvait être encore la musique indigène chez l’un des

peuples jadis les plus civilisés de l’Amérique »1.

Tout indique que pendant ce premier séjour au Pérou, dû probablement à cause de l’engagement de Raoul d’Harcourt auprès de la Société Générale dans ses activités ethnographiques, le couple s’est plutôt consacré à recueillir des informations à Lima. Dans cette ville, capitale du Pérou, ils ont pu constater qu’à cette époque « la musique indienne […] était totalement inconnue du public ». Malgré cette déception ils purent accéder à cette connaissance grâce à Daniel Alomia Robles, « le seul homme qui eût, à cette époque, noté des chants populaires vraiment indiens »2.

Daniel A. Robles (1871-1942) était un musicien péruvien de formation essentiellement autodidacte qui, à l’époque de sa rencontre avec les époux d’Harcourt, était surtout connu par son intérêt par les musiques « indiennes » du Pérou, qu’il va noter et décrire à l’occasion de longs voyages dans la Sierra andine3.

Malgré l’importance de cette rencontre, les époux d’Harcourt ne pourront pas profiter de la riche compilation de mélodies « indigènes » et « métisses » de Daniel A. Robles - plus de 6004 - pour en faire une analyse détaillée, mais ils y trouveront la

confirmation de que ces musiques constituaient un objet d’étude aussi séduisant qu’inexploré5.

1

d’Harcourt, Raoul et Marguerite: « La musique dans la Sierra… », op.cit., p. 21. 2

Ibid., p. 22. 3

Ce musicien était connu, en tous cas, dans un cercle académique plutôt restreint. Il aurait été un des premiers à suggérer le caractère pentatonique des mélodies indigènes péruviennes (notamment dans une conférence réalisée en 1910 à l‘Université de San Marcos, à Lima). S’inspirant en partie, dans ses compositions, des mélodies « indigènes » et « métisses » recueillies dans ses voyages, D. A. Robles va développer une activité relativement discrète en tant que compositeur jusqu’en 1913, année dans laquelle il va créer la zarzuela El Condor pasa, (avec un scénario écrit par Julio de la Paz) qui connaitra un franc succès au Pérou. Parmi les morceaux qui constituent cette zarzuela se trouve une

Plegaria (Prière) qui deviendra, sous le nom de El Condor pasa, la mélodie péruvienne -voire sud-

américaine- la plus connue au monde. Sa célébrité internationale étant intimement associée à sa diffusion en France dans les années 1960, nous allons largement revenir sur le cette mélodie et sur son parcours dans la troisième section de notre étude.

4

Cf. Iturriaga, Enrique, Estenssoro, Juan Carlos: « Emancipacion y Republica: siglo XIX », dans: La

musica en el Peru, Patronato Popular y Porvenir Pro-Musica Clasica, Lima, 1988, p.139.

5

« Robles, grâce à sa bonne mémoire musicale, nota des chants indiens, en harmonisa quelques uns

et en incorpora d’autres, plus au moins respectueusement, dans des compositions personnelles de valeur relative. Il voulut bien nous faire entendre au piano quelques-uns des airs qu’il avait transcrits; leur réelle beauté jointe à leur caractère très spécial nous attirèrent vivement. Mais quand nopus demandâmes à Robles de lire et d’étudier son recueil de chants, il nous fut opposé, non un refus -on ne sait pas refuser au Pérou-, mais des réponses dilatoires […] qui aboutirent pratiquement à la porte fermée. La coopération de Robles était impossible, soit; nous nous passerions de lui, nous en savions assez: la musique indienne existait, elle était bien vivante pleine d’intérêt, nous n’avions qu’à travailler par nous-mêmes » (d’Harcourt, Raoul et Marguerite: « La musique dans la Sierra… »,

En congé en France lors de la déclaration de la guerre de 1914-1918, le couple ne pourra retourner au Pérou qu’en 1919 pour un séjour d‘un an, consacré cette fois-ci essentiellement à ses recherches sur le « folklore indien » d’une partie de la Sierra andine. Après leur retour à Paris, Raoul et Marguerite d’Harcourt vont publier une première version de leur étude intitulée : La musique dans la Sierra andine de La Paz à

Quito (1920) dans le Journal de la Société des Américanistes. Cet article va susciter un vif intérêt au sein de cette société, notamment auprès de son futur secrétaire général, Paul Rivet, intérêt qui aboutit à étroite collaboration avec Raoul d’Harcourt et qui inaugure la pleine implication de ce dernier dans ladite institution et dans la publication de son célèbre Journal.

C’est en 1925 que la version définitive de cette étude verra le jour. Le retentissement de cette publication dans le milieu des américanistes français - mais aussi dans d’autres pays d’Europe et postérieurement en Amérique du Sud - sera considérable. Ainsi, par exemple, dans un compte rendu publié dans le Journal de la Société des Américanistes, Paul Rivet reconnaît dans cette étude un ouvrage qui « marque une date dans l’histoire de l’américanisme » en offrant « la première synthèse de

nos connaissances sur un art indigène qui jusqu’ici n’avait pas suffisamment retenu l’attention des ethnologues »1, n’hésitant pas à déclarer sa reconnaissance à des auteurs

« dont l’amitié a tenu à inscrire [son] nom sur la première page d’une des plus belles œuvres

américanistes des temps modernes »2.

Cette longue et minutieuse étude, qui sera publiée sous le titre : La musique des

incas et ses survivances, est organisée en quatre parties. La première est consacrée à la description des instruments musicaux américains (précolombiens et d’usage actuel) et leur répartition non seulement dans des régions appartenant à l’ancien empire Inca, mais aussi dans d’autres régions d’Amérique latine. Dans la deuxième partie de leur étude, les auteurs se consacrent fondamentalement à la description des fêtes et des danses du Pérou précolombien (mais aussi du Mexique), à l’appui notamment d’une soigneuse révision des sources écrites laissées par les chroniqueurs espagnols. La troisième partie, dont les principaux concepts ont été suggérés dans l’article publié en 1920, est consacrée à l’analyse des principales caractéristiques et des logiques sous-jacentes aux musiques « incas » et à ses « survivances ». En s’appuyant sur un échantillon de 204 mélodies, ces auteurs vont pour l’essentiel légitimer la

1

Rivet, Paul: « La musique des Incas », dans Journal de la Société des Américanistes, année 1926, vol. 18, numéro 1, pp. 349.

2

thèse de la pentatonie originelle de la musique « andine »1, établir pour la première

fois de manière explicite et argumentée une distinction entre musiques « indiennes pures » et « métisses », et ils vont proposer, enfin, une classification de ces musiques par genres. Dans la quatrième et dernière partie, les époux d’Harcourt vont finalement présenter les transcriptions des 204 chants et mélodies (organisés par genre) ayant servi de base à leur étude.

Compte tenu de la dimension de ce travail et de la multiplicité d‘aspects abordés par ses auteurs2, il nous est difficile d’en proposer ici une analyse globale et détaillée.

Nous allons surtout aborder les éléments directement associés aux représentations sous-jacentes au discours construit par les époux d’Harcourt autour des musiques qui nous intéressent, sans fixer notre attention sur des aspects qui relèvent exclusivement du domaine musicologique ou ethnologique.

Il est important de souligner que l’ouvrage de R. et M. d’Harcourt s’inscrit dans une optique dont la pertinence et la portée s’avèrent bien différentes de celles associées au livre d’Oscar Comettant examiné dans le chapitre précédent. Le travail des époux d’Harcourt restera en fait lié à la légitimation et la catégorisation des musiques « indigènes » ou « métisses » des populations des hauts plateaux andins au

sein des cercles académiques et scientifiques de l’époque. Cette différence est d’ailleurs clairement affichée par R. d’Harcourt qui ne manque pas l’occasion d’en fournir des exemples assez précis. Ainsi, en parlant de la quena et des rares auteurs qui avaient jusqu’alors proposé des descriptions de cet instrument, R. d’Harcourt indique « qu’ils brodaient sur une matière qu’ils ignoraient totalement et que, d’ailleurs, leur

insuffisante culture ne leur aurait pas permis d’apprécier, s’ils l’avaient vraiment connue [la quena]. Tout serait à citer dans un sottisier musical»3. Compte tenu la longueur et la

fréquence avec lesquelles R. D'Harcourt cite de façon critique les commentaires d’O. Comettant, celui-ci semble incarner l'anti-modèle même d’une attitude bien peu sérieuse. En évoquant, par exemple, une technique précise de jouer de la quena sur un chant en particulier - le « yaravi » Manchay-puyu - R. d’Harcourt n’hésite pas à signaler que « à la première session du Congrès des Américanistes, tenu à Nancy, en 1875,

Oscar Comettant, le critique musical français trop bien connu, paraphrasant ce qu’avait écrit

1

Il faut tout de même attirer l’attention sur le fait que les époux d’Harcourt vont incorporer, dans leur livre, une série de planches représentant des instruments précolombiens où l’on peut voir des quenas ayant une quantité variable de perforations, ce qui aurait pu même générer des incertitudes quant à l’utilisation de gammes pentatoniques avant la conquête espagnole.

2

Dont une lecture critique sérieuse exigerait une connaissance approfondie dans plusieurs domaines (notamment musical, historique et ethnographique).

3

avant lui Paz Soldan, met un comble à l’exagération et à la sottise lorsqu’il parle du

Manchay-puyu »1. Tout de suite après, R. d’Harcourt cite un long paragraphe où O.

Comettant raconte pompeusement comment deux joueurs de quena indiens « interrompus par leur propres sanglots, n’ont pas pu finir leurs chants », et qui réussissent à faire sortir dans les sommets des montagnes « la voix de la quena [qui]

devient la voix même des sépulcres et comme le super flumina Babylonis des maîtres

tombés en esclavage »2.

Nous devons souligner également que la distinction entre musiques « indiennes pures » et musiques « métissées » ne se limite pas à une catégorisation d’ordre musicologique, et qu’elle est loin d’être « neutre » d’un point de vue sociologique : elle atteste aussi d’une quête d’authenticité dont l’axe principal est fondé sur la distance qui sépare les mélodies étudiées des sources indigènes prétendument originelles. Dans ce sens, comme le fait remarquer Gabriel Castillo dans son étude consacrée aux musiques latino-américaines et leur rôle dans des processus identitaires latino-américains, il faut bien souligner que les époux d’Harcourt ont nommé leur étude La Musique des Incas et ses survivances en inventant, pour cela, « une identité à laquelle on ne pouvait plus accéder, ne serait-ce que par le biais de formes

inéluctablement métissées »3. En effet, même si les époux d’Harcourt ne portent pas

systématiquement un jugement négatif concernant les musiques « métissées », il est clair que l’élément autour duquel ils définissent les catégories d’« indigène pur » et de « métissé » est le degré de filiation au passé précolombien qu’ils ont attribué aux mélodies recueillies.

Cela dit, s’il est vrai que le fait d’introduire la formule « musique inca » dans le titre est assez significatif, dans leur étude, les époux d’Harcourt n’insisteront que marginalement sur le rattachement des musiques à un univers « inca », en tout cas considérablement moins que dans les documents d'autres auteurs que nous avons analysés dans les chapitres précédents. Ils vont rapidement préférer, d’ailleurs, les formules dérivées des catégories qu’ils ont mises en place, notamment celles de musiques « indiennes » et « métissées »4. L’influence d’une perspective

1

Ibid., p. 61. 2

Ibidem. Nous avons cité intégralement ce paragraphe dans le chapitre consacré à O. Comettant. Après la citation, R. d’Harcourt livre pour seul commentaire la phrase suivante: « Avis aux flûtistes en quête de sensations neuves! ».

3

Castillo, Gabriel: Castillo, Gabriel: Musiques au XX siècle au sud du Rio Bravo: Images d’identité

et d’altérité, op. cit., p. 223.

4

Bien évidemment, quand ils parlent, par exemple, des instruments, des musiques ou des cérémonies « au temps des Incas » - appuyés sur des données archéologiques ou historiques - ils vont

« généalogique » dans la légitimation de l’altérité « andine » de ces musiques ne sera pas non plus liée aux jugements esthétiques qu'ils porteront sur ces deux catégories de musiques. R. d’Harcourt peut ainsi affirmer à propos de la musique « métissée », par exemple, que « nous avons distingué d’autres chants clairement issus des premiers [les « indigènes purs »] en pleine vie, originaux et intéressants […] et l’on peut dire d’eux qui

constitueront de plus en plus, dans l’avenir, le folklore proprement national des régions que nous avons étudiées ». Et d'ajouter ensuite que « si parfois on y rencontre des duretés, des

formules bâtardes et quelque mauvais goût, beaucoup parmi elles sont expressives et même fort belles »1.

En fait, les critères qui vont mettre en évidence un classement fondé sur la proximité des musiques recueillies au passé précolombien, seront pour l’essentiel d’ordre strictement musicologique. Une partie importante du classement des époux d’Harcourt sera ainsi construite sur la légitimation définitive de la pentaphonie comme caractéristique essentielle des mélodies « indiennes pures ». Comme ils le signalent tout au début du chapitre consacré à ces mélodies, R. et M. d‘Harcourt ne prétendent pas « être les premiers à signaler l’usage de l’échelle pentatonique chez les

Kechua »2, mais c’est sans doute son ouvrage qui a donné à cette thèse le support

« scientifique » qui l’a consolidée dans le milieu académique. Ainsi, ces auteurs vont se consacrer à prouver que « si l’Indien reste toujours fidèle à la gamme des ancêtres dans

ces mélodies dans ses mélodies traditionnelles, il s’en sert encore aujourd’hui couramment dans la composition de nouveaux chants », et ils se proposent de démontrer, grâce à la « vitalité qui conserve la gamme pentatonique »3 la « survivance » d‘un système musical

supposé commun aux populations soumises à la domination Inca.

Or, la légitimation académique de cette thèse a contribué directement et définitivement à la consolidation de l'idée selon laquelle la musique « andine » est

forcément pentatonique, négligeant ainsi l’étude de matériaux musicaux obéissant à d’autres logiques compositionnelles. Gabriel Castillo souligne, dans ce sens, que dans les études des époux d’Harcourt « la détermination d’intervalles dissonants est

les traiter souvent en tant qu’expressions propres à un univers « inca ». Mais c’est au moment de parler des manifestations postérieures - des « survivances » - que l’on constate la préférence qu’ils font pour des termes tels que « indigène » ou « métis ».

1

d‘Harcourt, R. et M.: op.cit., p. 142. A noter, en tout cas, que les musiques « indiennes pures » ne se verrons jamais associées à un quelconque « mauvais goût ». Quoi que ce soit, la vision que ces auteurs ont du « métissage » et des « métissages de métissages » n’est pas plus « puriste » et « essencialiste » que celle qui anime le discours des auteurs qui vont désapprouver, à partir des années 1980, le travail des groupes de MIA en France.

2

Ibid., p. 132. 3

rendue presque impossible par la tendance des chercheurs à les considérer systématiquement comme erronés et à les éliminer en conséquence »1. G. Castillo attire l’attention sur des

études relativement récentes où l’on démontre que les « dissonances » ou « anomalies » présentes dans certaines musiques traditionnelles du haut plateau andin sont, dans certains cas, l’expression d’une esthétique musicale qui privilégie précisément l’utilisation d’intervalles irréguliers ou la configuration de « clusters » de sons ou d’harmoniques produits avec des aérophones à perforations variées2.

D’autres chercheurs attirent aussi l’attention sur le fait que les époux d’Harcourt, qui proposent une classification de la pentaphonie « andine » en fonction de cinq modes, reste, à la lumière des démarches ethnomusicologiques actuelles, plus une construction théorique qu’une classification fondée sur l‘échantillon utilisé : en fait, R. et M. d’Harcourt précisent eux-mêmes qu’ils n’ont trouvé des exemples que pour les deux premiers« modes » sur les cinq présentés dans leur étude (A, B, C, D, E)3.

Mais, sans doute, le plus intéressant pour notre étude est de constater, dans le discours de ces deux chercheurs, la légitimation d’une deuxième caractéristique attribuée à la musique « andine » qui se trouvait déjà présente dans les documents analysés précédemment. Pour ces chercheurs, la musique de la Sierra andine n’est pas seulement pentatonique, mais elle est également « triste ». En effet, ils affirment sans ambiguïté dans les premières pages de leur étude de 1925 que : « on sait, depuis

ces dernières années à peine, qu’il existe un folklore andin riche, que sa caractéristique principale est la tristesse, et, sur ce thème facile, les écrivains sud-américains, dont personne

ne contestera l’imagination et l’aisance de plume, brodent à l’envie »4. Or comme ils le

laissent déjà entrevoir dans ce commentaire, la légitimation qu’ils vont faire de ce trait ne passe pas par l’examen « scientifique » des mélodies recueillies - comme c’est le cas de la pentaphonie, - mais par l’atténuation des interprétations déjà existantes et allant dans ce sens. Dans la première version de leur étude publiée en 1920, par exemple, ils signalent à propos du mode B que « on peut trouver dans l’impression que

laissent les chutes fléchissant vers le grave, terminées par l’intervalle descendant de tierce mineure » et dans le fait que beaucoup de lamentations amoureuses se chantent sur ce mode, des raisons expliquant le « caractère de tristesse proverbiale que les voyageurs

ont toujours décerné à la musique populaire péruvienne, caractère qui certainement 1 Castillo, G., op.cit. p. 228. 2 Cf. ibid., pp.225-228. 3

Cf. Cf. Romero, Raul: « La musica traditional y popular », dans La musica en el Peru (divers auteurs), op.cit., pp. 228-229.

4

domine mais qu’il convient de ne pas exagérer, beaucoup de "bailes", d ’allure

rythmique mouvementée et joyeuse, étant également sur ce mode »1.

Cette légitimation « par pondération » persiste dans la version définitive de 1925, où elle est surtout manifeste dans les commentaires que le couple avance à propos de la quena: « Le caractère mélancolique, qui ne peut pas être nié, du timbre de la kena,

n’a pas échappé aux auteurs, mais il a été tellement exagéré et traduit en des termes d’un romantisme si échevelé que nous ne pouvons résister à l’amusement de quelques citations »2.

Pourtant, s’ils n’exagèrent certainement pas la « tristesse » de ces chants, d’ailleurs,