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Le vernaculaire noir américain : un type précis de sociolecte

Qu’est-ce que le vernaculaire noir américain selon la définition de William Labov ?

William Labov, linguiste américain du XXe siècle, s’est beaucoup intéressé à la variation linguistique, au sociolecte, et à ce qu’il a appelé le « Black English Vernacular », ou « African American Vernacular » par la suite, que le traducteur Alain Kihm a traduit par vernaculaire noir américain. W. Labov, dans son livre Language in the inner city : Studies in the Black English Vernacular, se posait la question suivante : « existe-t-il un parler noir autonome ? »98

À cette question, la réponse est bien évidemment oui. Il explique que le VNA est apparu comme parler régional du Sud des États-Unis, puis qu’il s’est propagé vers le Nord, se transformant, de parler régional à une langue parlée par un très grand nombre. L’origine exacte de ce vernaculaire, d’abord régional, n’est pas établie, W. Labov suggère qu’il est peut-être d’origine créole. 99

Si W. Labov est l’un théoriciens les plus célèbres de ce vernaculaire, c’est parce qu’il a été l’un des premiers à affirmer que le VNA possède ses propres règles, qu’il modifie le système phonétique de l’anglais standard, et qu’il ne s’agit en aucun cas d’erreurs de langage, que l’on pourrait comparer à la langue standard. Ce présupposé sous-tend que la culture dominante blanche, et avec elle l’anglais standard, sont supérieurs au vernaculaire que l’on a parfois appelé le « rotten English ».

Au contraire, W. Labov explique que les locuteurs noirs « présentaient beaucoup plus de formes non standard, au moins dix fois plus, que tout autre groupe ».100

Cette idée préconçue que le VNA n’était en réalité qu’une série d’erreurs résulte, selon W.

Labov, des études menées par le gouvernement.

En effet, les psychologues scolaires américains se sont penchés sur ce qu’ils ont estimé être un « déficit culturel »101 chez les enfants noirs vivant dans des ghettos. Ils cherchaient

98 LABOV, William, KIHM, Alain, Le parler ordinaire la langue dans les ghettos noirs des États-Unis, Les éditions de minuit, 1978, p.32.

99 Ibid, p.35.

100 Ibid, p.71.

101 Ibid, p.111.

notamment à expliquer pourquoi les enfants noirs des ghettos réussissaient moins bien à l’école que les enfants issus de la « middle class ».

Ces psychologues ont cherché la réponse à ces interrogations dans la culture langagière des ghettos. Ils en ont conclu que ces enfants n’étaient pas assez « stimulés verbalement »102, soit qu’ils n’entendaient pas assez de phrases correctes, bien formées, pour être capables de les reproduire à l’école. À ces affirmations, W. Labov rétorque qu’il s’agit en fait d’un mythe de la privation verbale, et que les enfants noirs des ghettos sont beaucoup plus stimulés verbalement que les enfants de la « middle class ».

Selon W. Labov, c’est au sein de la culture vernaculaire que se transmet le langage, au sein du groupe de pairs. En effet, le VNA s’ancre dans une tradition très orale, que les enfants échangent entre eux chez eux et dans la rue. Si certains enfants grandissent sans appartenir à l’un des groupes qui pratiquent entre eux le vernaculaire, ils se retrouvent donc complètement isolés de la culture vernaculaire. Marginalisés, ces individus sont caractérisés comme étant « lame » (qu’Alain Kihm a traduit par « paumé »103) pour souligner le fait que ces individus ne comprennent pas complètement leurs pairs, qu’ils sont perdus face à ce vernaculaire dont ils ne détiennent pas les codes.

Il est donc intéressant d’observer que le VNA, qui existe parallèlement à l’anglais standard, de l’anglais jugé « dominant », peut également entraîner une forme de marginalisation de certains individus qui n’adhèrent pas aux codes implicites de ce langage. Nous retrouvons ici une dynamique qui nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de notre mémoire, à savoir la relation dominant/dominé.

Enfin, si la culture dominante aux États-Unis a longtemps considéré le VNA comme un système de langage fautif, pauvre lexicalement, c’est notamment dû « aux effets du système de castes de la société américaine, fondé sur la couleur, comme nul ne songerait à le nier. »104 Cette observation de W. Labov nous replace dans le contexte d’une société extrêmement hiérarchisée, divisée par des siècles d’esclavage et de racisme, qui s’exprime notamment par ces différences de langage.

102Ibid, p.111.

103Ibid, p.176.

104Ibid, p.114.

Caractéristiques et exemples du vernaculaire noir américain dans The Bluest Eye

Nous avons donc établi que le VNA répond à des règles, qui ne sont pas des erreurs, mais qui servent au contraire à créer un autre langage. Quelles sont donc les caractéristiques du vernaculaire noir américain ? W. Labov a identifié plusieurs variables phonologiques du VNA, Parmi celles-ci, il convient de citer : l’absence de r, l’absence de l, la simplification des groupes consonantiques, et l’affaiblissement des consonnes finales.

Revenons à l’absence de r, qui ne s’entend plus, qu’il soit placé à la fin du mot ou non : les mots comme « yeah » riment alors avec « fair », et les mots tels que « trial » et « child » deviennent des homonymes. Le même principe s’opère avec le l, qui tend à disparaître.

La simplification des groupes consonantiques constitue l’une des caractéristiques essentielles du VNA, que l’on observe à plusieurs reprises dans The Bluest Eye. Les groupes phonétiques en /t, d/ les plus touchés sont : /st, -ft/, -nt, -md, -ld, -zd,-md/.105Ce qui signifie que les mots comme « past », « wind » ou « hold », deviennent respectivement « pass », « wine », et

« hole ». En ce qui concerne l’affaiblissement des consonnes finales, l’on peut observer par exemple les modifications suivantes, qui sont apportées au langage standard : « boot » devient « boo », ou encore « bit » devient « bid ».

Il existe également d’autres variables phonologiques propres au VNA tels que :

« a) « Be deletion » : l’effacement de la copule (par ex. She crazy. Where you at ?) ;

b) « Habitual be » : la présence du morphème « be » signale le sens « toujours », par exemple,

« John happy » veut dire « John est heureux maintenant », mais « John be happy » veut dire qu’il est toujours heureux ;

c) Les marqueurs aspectuels « be, been (BIN), done (dən) » pour signifier, respectivement, une action habituelle et continue (par ex. « She be working downtown ») ; une action habituelle qui se poursuit au présent, mais qui a commencé il y a longtemps (I been -ing comme variante du present perfect progressive); et une action ou état maintenant terminé (par ex. «He done show me»), une sorte de «double passé composé » ; 


105 Ibid, p.43.

d) L’utilisation de la double négation ou multiple et du morphème «ain’t» (traits qui se retrouvent aussi dans d’autres variétés non standard de l’anglais) et surtout de l’inversion négative en tête de phrase (par ex. « Ain’t nobody gonna stop me »). »106

Exemples de VNA dans The Bluest Eye selon les critères de W. Labov107 :

Caractéristiques du VNA Exemples dans The Bluest Eye

1.Simplification des groupes consonantiques

-Well let’s go to the Greek hotel and listen to them cuss. p.25

-You bed’ not. p.27

-when I heerd him, shivers come on my skin. p.113

-I wasn’t scairt to do it.p.122

2.Affaiblissement des consonnes finales -I don’t know what I’m suppose to be running here.p.22

-Ole sugar tooth Greta Garbo. p.76 - I holt on to my jobs. p.117

-the other chile. p.122 3.Effacement de la copule -You telling me. p.11

-Some men just dogs p.11

-How she gonna walk like that? p.29 -How you know? p.67

106LABOV, William, Sociolinguistique, Éditions de Minuit, 1976. IN : LAPPIN-FORTIN, Kerry, Traduire le Black English (« C’est comme ça des fois »), volume 61, numéro 2, Presses de l’université de Montréal, 2016, pp. 459-478.

107 LABOV, William, KIHM, Alain, Le parler ordinaire la langue dans les ghettos noirs des États-Unis, Les éditions de minuit, 1978, p.43. et

LABOV, William, Sociolinguistique, Éditions de Minuit, 1976. Cité dans LAPPIN-FORTIN, Kerry, Traduire le Black English (« C’est comme ça des fois »), volume 61, numéro 2, Presses de l’université de Montréal, 2016,pp. 459-478.

-You think you so cute! p.71

4.Présence du morphème « be » -It be cool and yellowish, with seeds floating near the bottom. p.113

-The onliest time I be happy seem like was when I was in the picture show. p.121 -I be feeling those ridges on the tips of my fingers. p.127

-I be strong, I be pretty, I be young. p.128

5.Marqueurs aspectuels « be been/bin done »

-Leave her ’lone or I’m gone tell everybody what you did. p.64

-You gone get one p.64

-China gone take me to Cleveland to see the square, and Poland gone take me to Chicago to see the Loop.p.105

-like I done with the boy.p.122 6.Morphème « ain’t » -Ain’t that nasty! p.11

-Ain’t ’llowed to what? p.103 -it ain’t like that anymore p.129

-That undertaker that lays out black folks ain’t none too cheap.p.140

Après analyse des différents extraits de dialogue, nous avons décidé de limiter les marqueurs du VNA à six catégories, que nous avons estimées être les plus présentes dans The Bluest Eye.

Pour chacune de ces catégories, nous avons choisi quatre exemples dans les dialogues du roman, qui sont représentatifs de ce vernaculaire. Nous aurions pu ajouter un plus grand nombre d’exemples pour chaque catégorie, mais étant donné que nous retrouverons chacune de ces catégories plus loin dans l’analyse, nous avons pris le parti de ne pas donner un trop grand nombre d’exemples à ce stade de notre mémoire, puisque les exemples ont pour objectif de donner une idée de ce qu’est le VNA.

IV-Traduire les dialogues dans The Bluest Eye