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La censure se définit de plusieurs manières, mais, dans le contexte qui nous occupe, nous retiendrons la définition suivante : « blâme qu'un milieu social exerce sur ses membres quand ils ne se conforment pas aux règles morales ou aux valeurs admises dans le groupe, cette forme de censure pouvant aller jusqu'à l'exclusion des déviants. »66 Le terme d’autocensure, quant à lui, est assez explicite, il renvoie à une forme de censure que l’on applique à soi-même, en l’occurrence, à son travail de traducteur.

65 RAGUET-BOUVARD, Christine, Débat : comment traduire l’oralité d’un texte métissé ?, Palimpsestes, Numéro 12, 2000, pp.71-89.

66 http://www.cnrtl.fr/definition/censure

« L’autocensure (consciente ou non, la frontière est très difficile à délimiter) est insidieuse : si un traducteur reconnaît volontiers qu’il adapte, il éprouvera des réticences à dire qu’il censure. » 67

Le cas inverse, à savoir l’absence d’autocensure lorsqu’elle était nécessaire, est devenu très célèbre suite à la mort sur le bûcher d’Étienne Dolet en 1546 pour sa traduction du texte Axiochus en ces termes : « après la mort tu ne seras plus rien du tout. »68

Revenons-en néanmoins à l’autocensure. Le mouvement des Belles infidèles est l’un des exemples les plus utilisés pour décrire ce phénomène de censure des traducteurs, et dans le cas de ceux-ci, de censure consciente, qui se croit dans son bon droit en modifiant la parole de l’auteur. L’on peut même citer Anne Dacier, qui, en traduisant l’Iliade est allée jusqu’à

« ajouter des domestiques à Agamemnon pour qu’il ne prépare pas lui-même son repas comme dans la version d’Homère. » 69

L’autocensure des traducteurs, consciente ou non comme nous l’avons mentionné plus haut, peut s’expliquer de nombreuses façons.

Tout d’abord, l’autocensure peut être liée à la vulgarité, bien souvent dans les dialogues, lorsque le personnage s’exprime par des jurons, tels que le polysémique « fuck » en anglais.

Alors bien souvent, l’autocensure qui en résulte dans le texte cible est liée soit à un facteur diachronique, soit à un facteur culturel. En effet, le facteur diachronique est à prendre en considération étant donné que « au sein d’une même langue, la perception des registres et des injures diffère en effet d’une génération à l’autre. » 70

Le facteur culturel a également une certaine incidence sur l’autocensure dans la traduction puisque, comme nous le savons bien, chaque culture possède certains interdits, certains tabous, qui ne sont pas nécessairement les mêmes. En outre, le traducteur, certainement inconsciemment est influencé par les normes de la société dont il est issu. Selon Gideon Toury, le traducteur peut décider d’adhérer aux normes de la culture source, ce qu’il nomme

67 DEMISSY-CAZEILLES, Olivier, L’autocensure : un réflexe conditionné étude de la traduction française de Busconductor Hines de James Kelman. In : BALLARD, Michel, Censure et traduction, Université d’Artois, 2011, pp.43-51.

68 BOCQUET, Claude, Décoder les motifs de l’autocensure du traducteur : études d’exemples de la censure à l’autocensure politique. In : BALLARD, Michel, Censure et traduction, Université d’Artois, 2011, pp. 31-42.

69 Ibid, p.35.

70 WECKSTEEN, Corinne, Censure et traduction : détournement et contournement des sens interdits. In : BALLARD, Michel, Censure et traduction, Université d’Artois, 2011, pp. 53-68.

« adequacy », ou bien faire précisément l’inverse et choisir de se soumettre aux normes de la culture cible, ce qu’il appelle « acceptability ».71

Comme nous l’avons remarqué à plusieurs reprises dans la traduction des dialogues de The Bluest Eye, l’autocensure découle parfois, soit d’une absence de compréhension du traducteur soit d’une impossibilité à exprimer la notion qui se trouve dans le texte source. À la lecture, il nous est impossible de déterminer si le traducteur n’a pas compris la pensée de l’auteur, ou s’il n’est pas parvenu à la rendre dans la langue-culture cible. Par exemple, dans ses Mémoires de traducteur, Maurice Coindreau raconte une anecdote à propos de ses traductions de Faulkner, qu’il a rencontré à de nombreuses reprises. Coindreau se serait plaint à Faulkner de ne pas toujours parvenir à lui rendre justice dans ses traductions, ce à quoi l’auteur américain aurait répondu : « Pourquoi vous préoccupiez-vous de cela ? S’il y avait des passages qui vous embêtaient vous n’aviez qu’à les sauter. »72 Cette anecdote est intéressante précisément parce que Faulkner répond du point de vue de l’auteur, qui semble très peu préoccupé par son roman certes, mais pas de celui du traducteur. En effet, si Coindreau, face à la complexité de la prose de Faulkner avait décidé de « sauter des passages », il aurait commis une grave atteinte au texte d’origine.

L’autocensure, aujourd’hui, dans la traduction de romans, est très rarement poussée à une telle extrémité, mais lorsqu’elle existe, c’est souvent en raison d’une incompréhension ou d’obstacles à la traduction.

Nous avons choisi de nous intéresser à l’autocensure dans les dialogues, car nous avons observé qu’elle est très présente dans ce type de discours, notamment par rapport au récit en prose. Celui-ci est souvent, dans la plupart des romans, rédigé de manière plus soutenue, moins orale, précisément pour créer un contraste avec la voix des personnages, qui peuvent s’exprimer de façon assez vulgaire. Comme nous l’avons mentionné plus haut, bien souvent la vulgarité, la familiarité ou les expressions racistes et sexistes qui peuvent se trouver dans le texte original donnent lieu à une forme d’autocensure dans la traduction.

Toutefois, nous devons maintenir une approche bienveillante à l’égard des traducteurs contemporains qui opèrent une forme d’autocensure, consciente ou non dans leur travail, puisque cette démarche découle souvent d’une volonté de rendre un texte plus acceptable,

71 TOURY, Gideon, Descriptive translation studies and beyond, John Benjamins Pub. Co, 2012, p.79.

72 COINDREAU, Maurice, et al. Mémoires d’un traducteur, Gallimard, 1992, p.23.

moins choquant. Un texte peut être jugé plus adapté à la culture cible. En outre, il ne faut pas oublier qu’il y a souvent intervention de la maison d’édition, ce qui peut également altérer les stratégies de traduction choisies par les traducteurs.

Cette notion d’adaptation nous porte vers une autre réflexion, liée à l’éthique de la traduction.