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CHAPITRE 2 : L’AVENEMENT DES LOGIQUES COLLABORATIVES

3. Le travailleur « type » des organisations adhocratiques

caractéristiques des travailleurs de ce type d’organisation. En effet, un travailleur « bureaucrate » n’est pas un travailleur « adhocrate ».

Les acquis les plus certains de l’ère industrielle deviendront des handicaps. La technologie de demain n’aura que faire des millions d’hommes peu qualifiés qui savent travailler à la chaîne, qui obéissent aveuglément aux ordres et qui savent que le prix du pain quotidien, c’est la soumission totale à l’autorité ; elle aura besoin d’hommes capables d’émettre des jugements critiques, qui sauront trouver leur voie dans des environnements nouveaux et qui pourront suivre le rythme rapide de l’évolution. Elle aura besoin d’hommes enfin qui, selon la formule expressive de C. P. Snow, « ont le futur dans le sang ». (Toffler, 1970, p. 381).

Une des premières caractéristiques importantes est la notion de projet. Ces projets individuels peuvent être traités sous l’angle des « injonctions au projet professionnel », en retenant leurs caractères précoce, insistant et

persistant (Gauthier et Pollet, 2013, p. 43-44), tout en admettant leur connexion plus large à des projets

personnels, renvoyant à des problématiques existentielles : que souhaite-je faire, à quoi souhaite-je contribuer ? Le travail est ici vu comme une activité permettant le développement, l’épanouissement, et non une contrainte aliénante. Charge à la personne de s’orienter selon ses projets, c’est-à-dire de se diriger et trouver sa voie en fonction d’une construction plus ou moins personnelle – mais qui tout du moins lui est propre – et qui lui sert de boussole. Ce projet est un construit, et c’est selon ce construit que la personne s’oriente et se projette. En d’autres termes, elle progresse par rapport aux repères qu’elle s’est elle-même fixés par le biais de l’élaboration d’un projet. En somme, elle met au travail la question du sens, une notion qui connaîtra justement un important développement des publications en psychologie au début du XXIe siècle (Bernaud et al., 2015). L’accent mis sur ces caractères précoce, persistant et insistant souligne le caractère injonctif : dans la société d’aujourd’hui, malheur aux sans-projets ou aux hors-projets, nouveaux vagabonds, marginaux des temps hypermodernes, incapables de trouver un sens, de donner du sens, de savoir dans quel sens aller. Derrière cette injonction se profile un modèle qui incite au projet, une sorte de norme (dans sa double composante comportementale – ce qu’il faut faire – et évaluative – ce qu’il faut penser de ce que l’on voit, de ce que les autres font) du citoyen en projet. Nous assistons alors à l’émergence d’un travailleur archétype, que Boltanski et Chiapello (1999) nomment le grand de la cité par projet :

Dans un monde réticulaire, elle [l’activité professionnelle] est faite dorénavant d’une multiplication de rencontres et de connexions temporaires, mais réactivables, à des groupes divers, opérées à des distances sociales, professionnelles, géographiques, culturelles éventuellement très grandes. Le projet est l’occasion et le prétexte de la connexion. (p. 170)

Connectée à ce projet apparaît la notion de relations interpersonnelles, et surtout de capacité à gérer sainement et efficacement ces relations. Ainsi, cet individu par projet présente des qualités particulières, notamment en ce qui concerne sa capacité à fonctionner de la sorte, en s’y investissant et en nouant des liens interpersonnels d’une qualité suffisante pour porter le projet :

Savoir s’engager dans un projet, s’y impliquer pleinement, est la marque de l’état de grand. Pour s’engager, il faut être capable d’enthousiasme, et aussi, le projet étant un processus complexe et incertain qui ne peut être contenu dans les limites de contrats toujours incomplets, savoir faire confiance à ceux avec qui se nouent des liens destinés à évoluer au fur et à mesure du développement des projets. (p. 182)

Cependant, cette capacité à s’engager ne peut être comprise paradoxalement qu’en lien avec sa capacité à se détacher, à ne pas se figer dans un projet, par nature temporaire, et à constamment être capable de détecter et s’engager dans de nouveaux projets, respectant ce faisant les logiques de mobilité et de reconfiguration constante :

Les projets étant par nature temporaires, l’aptitude à se dégager d’un projet de façon à être disponible pour de nouveaux liens, compte autant que la capacité d’engagement. […] Loin d’être attaché à un métier ou agrippé à une qualification, le grand se révèle adaptable, flexible. […] La flexibilité et l’adaptabilité sont ici des qualités qui ne relèvent pas de la docilité. Le grand dans un monde connexionniste est actif et autonome. (p. 182-183)

Cette nécessité à être un homme à projet suppose donc une capacité à se déconnecter/reconnecter (Castel, 2009, p. 23), et donc des qualités relationnelles et communicationnelles particulières :

Dans un monde en réseau, l’importance du capital social et du capital d’information sont corrélés. L’information est à la fois le résultat et la condition de la multiplication des connexions en sorte que les inégalités d’information sont cumulatives. […] Mais le grand de la cité par projets ne fait pas qu’identifier des connexions. Il doit aussi se montrer capable de s’y établir, en forgeant des liens aussi durables qu’il est nécessaire. […] Il considère que tout contact est possible, naturel, et traite sur un même pied les gens connus et les gens inconnus. Il a tendance à ignorer les différences entre les sphères séparées, celles, par exemple, des univers privés, professionnels, médiatiques, etc. Le monde est pour lui un réseau de connexions potentielles. […] Pour s’adapter aux situations qui s’offrent à lui, tout en conservant quelque chose d’étranger qui le rend intéressant, l’homme connexionniste s’appuie sur ses qualités communicationnelles, son tempérament convivial, son esprit ouvert et curieux. (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 183-184)

L’émergence et le développement de ce type de fonctionnement individualiste se trouve confirmé et soutenu par des évolutions légales – nous avons précédemment récapitulé les dispositifs légaux allant dans ce sens apparus au cœur de ces dernières années – mais aussi sociales. Cette mobilité constante n’étant pas sans risque, il faut prévoir des dispositifs de protection adaptée. Rappelons qu’une des transformations majeures du rapport au travail durant le XXe siècle fut l’instauration d’un droit à la protection sociale, une forme mutualisée de partage des risques, droit gagné grâce au travail. Cette sécurité sociale – au sens large du terme – présente des fondements collectifs : c’est en partageant, en se regroupant, en échangeant et mutualisant qu’il est possible de se protéger tous. Concrètement, ces aspects collectifs se traduisent par la création ou le développement d’organismes de professionnels (syndicats), de capitalisation et de distribution des ressources collectées (assurance maladie ; retraite ; chômage ; droit à la formation…). Grâce à l’existence de ces dispositifs, il devient possible d’envisager de gérer sa carrière, ou tout du moins de la sécuriser, étant en théorie soutenu (même à minima) et protégé des aléas de la vie professionnelle moderne. D’ailleurs, ces organismes et dispositifs perdurent et se modifient – la dernièrement modification majeure en date (la loi du 14 juin 2013) vient traiter des problèmes de « sécurisation des parcours » – et sont sans cesse sollicités pour faire face aux modifications du travail.

Mais de quelles modifications du travail parlons-nous ? Et bien des formes de travail « plus souples […], davantage en phase avec les demandes des entreprises et avec la quête de sens et d’autonomie de chacun » (Hanai, 2013). Bref, des formes… collaboratives. Portage salarial, groupement d’employeurs, auto- entrepreneurs… Les possibilités et les offres se multiplient, et l’engagement, même s’il reste minoritaire statistiquement parlant, concerne tout de même un volume important de travailleurs16, qui adoptent avec plus ou moins de succès le mode de travail du grand de la cité par projet.

Pointons pour terminer que ces qualités ne l’amènent pas nécessairement pour autant à tomber dans piège du cynisme ou de l’opportunisme, bien au contraire. Il s’agit au contraire de ‘mettre les puissances dévoilées dans l’épreuve au service du bien commun » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 186). Ce libre investissement individuel dans le « bien commun » nous montre comment la configuration de départ (un individu contraint à s’investir dans le bien commun, investissement motivé contre la garantie de la satisfaction de besoins individuels) est changée, presque inversée dans le discours présentant cette conception de l’organisation du travail. Cet investissement libre, voire nécessaire, n’est pas sans rappeler ce que Maslow avait théorisé sous l’expression de

love identification (1987), et qu’il considérait comme un indice de santé, un indicateur permettant de juger d’un

certain développement humain.

16 Selon la fédération des auto-entrepreneurs, les auto-entrepreneurs – figure collaborative par excellence - administrativement actifs étaient dénombrés à 801.838 par la caisse nationale des URSSAF fin mai 2012 (soit 1,2% de la population).

Le travailleur collaboratif, un individu sain, sur le chemin du plein développement de son potentiel humain, rayonnant indirectement et positivement sur son environnement et la société ? Si pour certains défenseurs du travail collaboratif c’est le cas, les critiques et les lectures sceptiques abondent également. Si ces deux visions opposées se retrouvent dans la littérature scientifique, c’est bien parce qu’elles renvoient à des réalités : il est naturel de penser que certains trouvent dans ces logiques de fonctionnement par projet une opportunité pour se développer et se réaliser, tandis que d’autres pourraient se trouver coincés et pris au piège, incapables de répondre favorablement aux exigences de production de soi (Gorz, 2004) et de développement de son capital professionnel et humain, constituant ce que Robert Castel (2010) appelle les individus par défaut. Ainsi, il nous faut à nouveau considérer ces deux conceptions, et toute la richesse potentielle de leur affrontement, en nous gardant bien de trancher.

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