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CHAPITRE 2 : L’AVENEMENT DES LOGIQUES COLLABORATIVES

4. Conclusions du deuxième chapitre

Afin de comprendre l’arrière-plan théorique et méthodologique du collaboratif, nous avons mis en évidence les courants psychologiques et psychosociologiques permettant de poser les premières bases conceptuelles de ce rapport particulier à l’activité. Nous avons ainsi pu identifier des « racines » dès les années 30 avec un intérêt et surtout une centration sur l’homme et les relations interpersonnelles dans le champ professionnel et extra- professionnel. Cet intérêt se matérialisera plus concrètement dans des pratiques dès les années 40-50 avec une psychologie centrée sur la personne, proposant des méthodes de changement personnel comme social, et fournissant un cadre intellectuel et scientifique permettant de penser la constitution et l’existence de groupes plus ou moins auto-organisés, fonctionnant sur la base d’intérêts communs et valorisant le sens que revêtent les formes organisées de la réalité sociale pour ses acteurs. Nous avons enfin décrit comment les organ isations adhocratiques, agiles, en réseau qui se développent dès les années 70 constituaient des avatars de cette conception particulière de l’homme et de la société, nous permettant ce faisant d’identifier le modèle de l’organisation collaborative qui nous faisait défaut dans notre dernière tentative de déclinaison du collaboratif. Nous pouvons ainsi compléter notre schéma de la façon suivante :

Figure 7. Troisième déclinaison du collaboratif

Nous préférons retenir l’adjectif « adhocratique » pour caractériser le modèle collaboratif, l’adjectif « libéré » nous semblant trop teinté idéologiquement pour être conservé ici17.

17 Même s’il autorise un questionnement qui a été relevé par une des personnes interrogées dans notre dernier chapitre, questionnement qui nous semble fécond : finalement, qui est libéré, et de quoi ? Le salarié libéré de l’entreprise ? L’entreprise libérée du salarié ?

Colla oratif

E t ep ise

adho ati ue

Anti- olla oratif

Bu eau atie

Non- olla oratif

Surtout, nous avons rappelé la façon dont ces travaux et ces paradigmes ne pouvaient se lire et se comprendre qu’en lien avec un contexte socio-économique. Ces transitions vers de nouvelles approches psychosociologiques enrichissant les perspectives déjà existantes sont corrélés avec des mouvements économiques et sociaux d’importance : les crises économiques de 1929, 1973 et 1979, les guerres, les mouvements sociaux et contre- culturels des années 60-70 (mai 68, mouvements hippie, punk…). En cela, nous inscrivons notre argumentation sur les développements de la psychologie dans une perspective épistémologique et politique qui aboutissent à une lecture idéologique : sur quelles idées et valeurs fortes se construit progressivement la mouvance collaborative que nous observons aujourd’hui ?

La lecture de cette progression peut se faire de différentes manières. Nous avons pour notre part retenu trois grands axes autour desquels nous avons structuré notre démonstration visant à prouver que le collaboratif pouvait être considéré comme une réponse adéquate18 aux injonctions économiques et sociales puisque s’étant construit sur ce double versant :

• Le passage d’une conception positiviste à une conception socio-constructiviste • L’évolution de la notion d’autorité et de pouvoir

• Le passage de la production de bien à la production de soi

Le premier élément que nous avons souhaité valoriser dans ce travail est la mise en évidence du passage d’une conception positiviste à une conception constructiviste de l’organisation du travail dans le champ de la psychologie. Cette perspective constructiviste, et même pour être plus précis socio-constructiviste est essentielle pour l’établissement des logiques collaboratives : sans la croyance en la capacité légitime du social à s’auto-instituer et sans la conviction d’une possible construction par soi-même et en interaction avec le monde d’une pensée singulière et fonctionnelle, aucun paradigme collaboratif ne pourrait voir le jour. Cela ne signifie pas pour autant la disparition, le déclin ou même le non-intérêt des perspectives positivistes en psychologie, et même dans les travaux sur le collaboratif, notamment dans le champ du collaboratif assisté par ordinateur et des nouveaux enjeux que pose le numérique. Navarro (2001) par exemple relève que le travail collaboratif à distance est facilité lorsque les systèmes de communication à distance permettent de suivre la situation e t son évolution, de coordonner les actions en cours, d’être en contact permanent avec l’autre, d’avoir le choix dans les modes de communication, de pouvoir travailler de façon synchrone ou asynchrone… Ce qui constitue des apports d’importance pour soutenir les efforts collaboratifs actuellement consentis par certaines organisations. Cependant, les résultats de ces types de recherche restent encore à notre sens peu satisfaisants dans le sens où ils se cantonnent à des données analytiques et descriptives parfois contradictoires (Foulon-Molenda, 2000). Une hypothèse pour expliquer ces limites et la raison de l’intérêt d’une approche constructiviste serait que la

18 Par « adéquate », nous entendons une vision pragmatique désignant une réponse susceptible de satisfaire aux exigences et attentes. Bien sûr, cette réponse et sa qualité peuvent être critiquées.

grande majorité des travaux existants ne teste qu’un versant de la communication – le contenu – sans se soucier de son pendant relationnel (Watzlawick, Helmick Beavin et Jackson, 1972). Dans la lignée des travaux des pionniers des théories de la communication (Shannon et Weaver, 1949), l’accent est souvent mis sur la transmission d’informations. Différence entre l’audio et la vidéo (Daly-Jones, Monk et Watts, 1998), influence du genre dans les activités de recherche de solution en face-à-face ou par ordinateurs interposés (Adrianson, 1991), capacité à l’innovation (Ziegler, Diehl et Zijlstra, 2000), variations entre coopération en présence et coopération médiée par le biais de collecticiels (Gronier, 2006), différence entre communications téléphoniques et « face-à-face » (Doherty-Sneddon et al 1997), satisfaction au travail grâce aux TIC (Colombier, 2007), organisation et gestion des ressources d’une entreprise (Mohellebi et Dou, 2008)… Des études ont déjà été menées, mais elles restent descriptives et expérimentalistes : elles décrivent des situations et rendent compte des différences obtenues en faisant varier une variable, mais a) peu d’éléments sont fournis sur ce qui se passe dans la situation et peut expliquer ces variations ; b) le contexte est rarement pris en compte : que se passe-t- il autour de la situation testée ? Actuellement, peu de travaux examinent ce qui se joue au niveau de la relation instaurée durant la communication, à tel point que certains en viennent à refuser le statut de « communication » aux interactions numériques, arguant que la simple transmission d’information n’est pas communication.

La contribution de la sociologie clinique permet nous semble-t-il de mieux comprendre ce qui se joue dans les situations collaboratives en adoptant une lecture en termes de pouvoir. Dans le domaine du travail, de nouvelles formes d’organisation des équipes apparaissent certes, où les équipiers disposent d’une latitude décisionnelle plus importante pour tout ce qui concerne les modes d’organisation de la production. Ce faisant, ce sont les décisions portant sur les moyens qui sont mis à disposition des équipes. Les fins, elles, restent en revanche hors d’atteinte comme le rappelle Roy, Guindon, Bergeron, Fortier et Giroux (1998, p. 50) : les décisions salariales et les choix stratégiques du département ou de l’unité ne relèvent jamais de l’aire de décision des équipes semi-autonomes. Il est alors envisagé de laisser aux salariés du pouvoir, la possibilité de prendre des décisions et de les appliquer, et surtout, de considérer que c’est un mode de fonctionnement viable et sain. Plus largement, il s’avère que l’équipe de travail en elle-même devient progressivement une équipe semi-autonome de fait. Même si ce n’est pas toujours acté et institutionnalisé, il s’avère qu’une « bonne » équipe est avant tout une équipe capable de s’organiser par elle-même dans une certaine mesure. Présenté autrement, une équipe totalement dépendante de sa hiérarchie, et incapable d’agir et de faire face à une situation nouvelle et non-protocolisée ne sera pas considérée comme étant une bonne équipe.

Cependant, cette plus grande liberté est encore soupçonnée de n’être qu’une liberté de façade. Beauvois considère par exemple que « ce serait une illusion structurelle que de penser que dans notre mode capitaliste de production un ouvrier peut décider de l’apport qu’il va faire à l’entreprise qui l’a acheté et qui le paye » (2013, p. 100), rappelant qu’une liberté de moyens n’est pas équivalente à une liberté de fins. Si la distribution du pouvoir se modifie progressivement avec le temps et perd graduellement sa forme verticale, il semble

difficile de pouvoir dire que l’horizontalité est aujourd’hui de mise. Le pouvoir est exercé différemment, les coachs et les managers ont remplacé les dirigeants et contre-maîtres, et ils véhiculent une influence d’une nature différente, fondée sur l’adhésion à une vision partagée et à une volonté de progresser et de s’épanouir (tout en permettant à l’entreprise de s’épanouir également sur le versant économique). Cependant l’épanouissement économique de l’organisation reste la finalité première, et l’épanouissement du travailleur un effet secondaire souhaitable mais non premier.

En cela, nous avons montré comment nous sommes passés de la production de bien à la production de soi pour enfin envisager avec le collaboratif une production du social. Une des acceptions du collaboratif insiste sur son utilité sociale. C’est d’ailleurs en cela que le numérique y occupe une place importante, non pas pour les capacités techniques qu’il permet, mais pour sa capacité à véhiculer des idées, à partager des informations et des opinions et surtout à co-construire (Benkler, 2006/2009). Dans cette perspective, est collaboratif ce qui sort des systèmes et schémas de production classique, pour proposer une sorte d’alternative, un modèle de production par soi, pour soi (de soi ?), et pour les autres. L’évolution est perceptible si l’on considère l’évolution de la conception de ce que doit être l’organisation du travail que nous venons de retracer. A l’origine, les modèles dominants insistent sur la façon d’obtenir plus et mieux. La logique sous-jacente est positiviste, directement inspirée des perspectives humanistes des lumières : le progrès scientifique et le progrès social peuvent avancer conjointement. Ainsi, produire plus, c’est équiper la société de biens nécessaires, c’est sortir de la misère ou de l’inconfort de la vie pré-moderne, et surtout c’est encourager le développement d’une boucle vertueuse : produire plus, pour payer plus ses travailleurs, qui pourront acheter plus, ce qui viendra légitimer la volonté de produire plus, etc. Pourtant, en parallèle se développe une pensée en termes de pouvoir dénonçant les inégalités entre propriétaires et travailleurs. L’homme travailleur est fondamentalement assujetti, il ne décide pas du sens. Surtout, il est soupçonné de ne pas s’investir à son maximum, d’une certaine façon de reconnaître cette asymétrie et de lutter avec les moyens à sa disposition.

Le travail salarié est aliéné, selon Marx, puisque les résultats du travail n’appartiennent pas à son producteur, mais à autrui, détenteur des moyens de travail. Or, le salarié sera d’autant plus efficace qu’il aura l’impression de travailler pour lui et au non au bénéfice d’un autre. (Durand,

2009, p. 19)

En parallèle se développent les apports de l’école des relations humaines, puis plus tard les modèles organisationnels soucieux de dépasser les logiques monolithiques soupçonnées d’avoir mené à des génocides, jusqu’à voir apparaître progressivement l’idée que l’homme peut également se « produire » lui-même grâce au travail, qu’il peut s’épanouir, se plaire dans son travail, trouver des motivations autres que les motivations purement économiques. Les théories X et Y de McGregor illustrent cette tension, et nous rappellent qu’encore aujourd’hui se pose la question de la double exigence de la production au sens de la productivité d’une part, et de la production au sens de l’épanouissement d’autre part. La production est ici à comprendre dans une

acception simple : un processus qui aboutit à la création d’un produit. Le travail est le processus, et celui-ci peut avoir plusieurs conséquences, plusieurs produits. La recherche de modèles permettant de maximiser ces deux types de production constituera la majeure partie des travaux dans le domaine des théories des organisations. Le collaboratif envisage de pousser la logique encore plus loin en nous menant aux définitions en termes d’utilité sociale. Si les notions d’influence de l’autre, de pouvoir sur l’autre, de compétition ne disparaissent pas, elles deviennent progressivement moins prégnantes, plus subtiles. Les avis divergent sur cette transformation : pour certains, il s’agit d’une manipulation, la disparation n’est qu’un effet de langage, une volonté de continuer à influencer, mais de façon souterraine, moins visible. Pour d’autres, il s’agit d’une volonté sincère de dépasser les modèles inhumains pour aller vers des modèles plus respectueux , et les travaux sur la viabilité de la coopération en témoignent. Il ne nous apparaît pas pertinent de chercher à trancher concernant cette question : les arguments en faveur de chaque vision sont pertinents et trouvent un écho dans les situations de terrain. En revanche, il est intéressant pour notre entreprise de définition de remarquer cette volonté de dépassement qui vise à proposer un modèle plus transparent, où la production est envisagée ensemble, et où la coopération est centrale.

Partie 2 - Logiques collaboratives et vie professionnelle :

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