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Le temps mythique au secours d’une psyché

III. Le mythe

2. Fonctions du mythe

2.2. L’explication comme moteur de mythes

2.2.2. Le temps mythique au secours d’une psyché

Flen, dont le sort n’a rien à envier à Rachid, est lui-aussi problématique. Le temps n’a plus cours sur sa vie. Tapi dans un coin à l’abri de son historicité, il ne faisait que remâcher les reliques de ses déboires ; seul, il tournait et retournait des idées à s’user les méninges ; égrenait les instants pour renouer avec le rêve qui, face à l’adversité coloniale, n’hante que rarement ses

271 Aouadi ,Saddek.”Eponymie et Toponymie dans Nedjma de Kateb Yacine,Keblout et le Nadour entre la réalité et le mythe” in Synergies Algérie n° 3 - 2008 pp. 195-198blout et le Nadmythe

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portes cochères. Le monde se rétrécissait autour de lui à le quitter à un autre plus mirifique, plus serein, je dirai plutôt mythique.

« Flen regarda le levant. Il lui rappelait quelque chose. Il chercha dans ses souvenirs et trouva. Il lui rappelait une lanterne. Ne voyant pas son intérêt, il oublia. Pourtant la lanterne revint encore se dessiner dans son imaginaire. Il la garda un moment pour voir ou elle voulait en venir. Une gare sombre et fantomatique émergea d’un brouillard lactescent. Il vit une bâtisse insalubre aux murs lépreux et aux marches grinçantes, un blanc sale à coté d’une fontaine, quelques voyageurs se mouvaient au ralenti. Les rails étincelaient chichement dans la clarté laiteuse du matin. La lanterne se balançait dans le matin d’un chef de gare de visage. Soudain, il revit les deux gendarmes. Leur visage n’exprimait rien…

Flen comprit. C’était le jour ou on l’embarquait pour le bagne.

Il chassa rapidement ce passé. Il eut brusquement le dos en sueur. Il jura et se releva d’un bond ». (Le Privilège du phénix 64,65)

En fuyant son historicité, Flen espérait renouer avec le paradis d’antan ; gage de sérénité et source de rêve et nostalgie.

« J’étais si bon naguère, si frêle et si beau. Je savais jouer de la flûte et comprendre les chants de la vie. En ce temps-là, la nuit ne couvait aucune noirceur ; ses ténèbres étaient une cachette ou se rencontraient les amours interdites. La lune inspirait les romances, et les étoiles veillent les amants éblouis. Un feuillage qui se trémoussait dans le noir se voulait complice ; il camouflait jalousement les impacts des baisers. Je vivais le jour dans chaque nuit, moi, et aucun crépuscule ne m’inquiétait… et soudain, le temps change, l’orage charge et je me

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trouve ainsi, bafoué, inculte, hanté, halluciné, pleurant la nuit dans chaque jour…Pourquoi ? »(Le Privilège du phénix 170,171)

« Flen détestait la terre. S’il regardait le ciel, ce n’était que pour éviter de souiller ses prunelles en les frottant contre les immondices du bas monde. En cherchant son étoile, il cherchait l’espace infini, le silence imperturbable, la sérénité même, de la mort. Il était las de vivre, las de souffrir… Il voulait fuir très loin par-delà les nuages, par-delà les novae ; et vivre autrement sur une planète blanche qui est son étoile à lui. Il imaginait cet astre ainsi : immense et complètement plat, sans montagne ni falaise, rien qu’un tapi lactescent, parfumé, éternellement illuminé et, avec pour toute saison, un long printemps aux chants multiples, peuplé de bêtes innocentes et divinement sublimes. Un territoire de songes ou il serait seul, absolument seul dans la beauté sans fin ; et le jour, sans crépuscule, sans la moindre notion du temps.»(Le Privilège du phénix 149)

Mircea Iliade fait constater que :

« En échappant à son historicité, l’homme n’abdique pas sa qualité d’être humain pour se perdre dans l’ « animalité » ; il retrouve le langage et, parfois, l’expérience d’un « paradis perdu ». les rêves, les rêves éveillés, les images de ses nostalgies, de ses désirs, de ses enthousiasmes, etc., autant de force qui projettent l’être humain historiquement conditionné dans un monde spirituel infiniment plus riche que le monde clos de son moment historique.273 »

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Ce réceptacle d’images, de rêves et de nostalgie dont le temps mythique se fait le relais, dresse des écus contre la réalité éprouvante que vit Flen, en s’y jetant, le protagoniste la rend plus supportable. Cet univers mythique passe, pour reprendre une idée déjà exprimé dans la partie théorique, pour « évasion loin de la dure réalité », pour une « euphémisation » prospective qui vise à améliorer la situation du personnage dans un microcosme livré à la voracité des colons, régi par la loi des forêts.

En jetant par-dessus les moulins son historicité moyennant cette embrasure mythique, gage de repos, Flen semble y laisser aussi son humanité. Il végète inexorablement dans un état organique à la limite de la démence et l’animalité ; il divorce d’avec le tact pour épouser l’inhumanité ; il est le misanthrope par excellence :

« Il passa devant la troupe de vieillards sans la saluer. Une dizaine de paires d’yeux le détailla avec mépris. Quelques murmures chevrotants commentèrent son manque de civisme et un discret gosier l’envoya au diable. »(Le Privilège du phénix 20)

« Il parait qu’il ya un fou dans le café… Un fou dangereux… ca doit être un tueur… Un tueur ? Des yeux monstrueux… Quoi ? Un monstre… Un monstre chez nous… »(Le Privilège du phénix 47)

« Je ne supporte même pas mon ombre… Et puis, en toute franchise, je déteste les hommes, je suis ce qu’on appelle un misanthrope. »(Le Privilège du phénix 47)

Dans Images et Symbole, Mircea Eliade précise :

« Lorsqu’un être historiquement conditionné se laisse envahir par la partie non historique de lui-même (ce qui lui advient beaucoup plus souvent et beaucoup plus radicalement qu’il ne l’imagine), ce n’est pas nécessairement pour rétrograder vers le stade animal de l’humanité,

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pour redescendre aux sources les plus profondes de la vie organique(…). »274

Toutes les tentatives de Llaz, qui se fait l’apôtre d’une dextérité inégalable, seront celles de faire entendre raison à Flen. Plus encore, en se sentant utile quelque part, Llaz, non seulement il se donne une honorable mission, celle d’expliquer à Flen ce qu’advient de son être, mais surtout de surmonter son infirmité sous son poids il croule à longueur de journées :

« -Et tu es apparu. Flen, et tout a changé pour moi. J’ai toujours rêvé faire quelque chose dans ma vie. Alors je t’ai fait, toi ; tu es devenu mon ambition. Je ne t’ai pas crée, mais laisse-moi le bonheur de croire que je t’ai façonné. Grace à moi -c’est une prétention que je peux me permettre dans ma situation critique- grâce à moi, tu va retrouver ta source. »(Le Privilège du phénix 189)