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Dans cette partie, nous examinerons les droits anglais, suisse et allemand en la matière afin de déterminer s’il existe une approche plus cohérente que celle observée par la CrEDH. Ensuite, nous pourrons déterminer si le raisonnement de la CrEDH est réellement justifié ou non.

1. Le droit anglais en la matière

Le droit anglais en la matière a été majoritairement examinée plus haut dans ce travail. La loi sur les accidents mortels de 1976 (Fatal Accident Acts 1976) prévoit une indemnité pour deuil pour le conjoint de la victime directe ou pour les parents de la victime directe, si celle-ci est un enfant mineur. Ensuite, l’affaire Rabone accorde dorénavant une telle indemnité pour les parents d’un enfant majeur décédé en raison d’une négligence médicale. De plus, en 2017, la Court of Appeal a rendu l’affaire Jakki Smith126 dans laquelle elle a considéré que refuser l’indemnité pour deuil à un concubin pour le décès de son partenaire causé par une négligence médicale serait contraire à l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et à l’article 14 (interdiction de discrimination) de la CEDH.

L’approche anglaise se fonde donc plutôt sur l’article 8 de la CEDH. Les auteurs de la Fatal Accidents Acts 1976 avait pour idée d’octroyer une somme symbolique aux personnes qui dépendaient de la personne décédée127. Cela explique pourquoi l’indemnité pour deuil octroyée aux parents d’enfant majeur décédé n’a été admise qu’en 2010 dans l’affaire Rabone128. Une

126 Jakki Smith v. Lancashire Teaching Hospitals NHS Foundation Trust & Others (Rev 2) [2017] EWCA Civ 1916 (28 November 2017).

127 Voir LUNNEY/OLIPHANT, p. 921.

128 Rabone & Anor v Pennine Care NHS Trust [2010] EWCA Civ 698 (21 June 2010).

telle indemnité accordée aux concubins n’a été admise qu’en 2017. Il serait alors encore plus difficile de l’admettre pour les frères et sœurs. Or la CrEDH l’admet déjà pour les frères et sœurs de la victime directe, comme on peut le voir dans l’affaire Mazepa et autres.

2. Le droit allemand en la matière

Sous l’ancien droit allemand, en cas de décès de la victime directe, une indemnité en tort moral était octroyée aux proches que si les proches avaient eux-mêmes subi un choc (Schockschaden) médicalement attesté129.

Toutefois depuis 2018, le §844 du Code Civil Allemand (le Bürgerliches Gesetzbuch) contient un nouveau un paragraphe. Le §844(3) prévoit que « la partie redevable versera aux personnes qui étaient à la charge de la personne décédée et qui au moment de la blessure entretenaient une relation personnelle spéciale avec la personne tuée, une indemnisation pécuniaire appropriée pour les souffrances mentales infligées aux personnes survivantes. Une relation personnelle spéciale est présumée si la personne tuée a laissé un époux, un partenaire de vie, un parent ou un enfant défunt »130. En effet, le législateur admet qu’une douleur émotionnelle suffit pour admettre une telle indemnité131 pour autant qu’il existât des liens de proximité entre le proche en question et la victime directe. Ce lien de proximité est présumé pour les conjoints, le partenaire de vie, les parents et les enfants132.

Ainsi, la notion de proches est plus élargie qu’en droit anglais car on admet le tort moral pour le partenaire de vie, soit le concubinage stable et partenariat enregistré déjà dans la loi. La solution allemande pourrait donc être une meilleure approche, cependant, la disposition est encore récente. Il n’existe donc pas tellement de jurisprudence en la matière. Il serait intéressant d’examiner la jurisprudence à l’avenir.

3. Le droit suisse en la matière

La Suisse est peut-être le pays le plus libéral en ce qui concerne l’octroi d’indemnité pour le tort moral des proches en cas de décès de la victime directe. L’article 47 du Code des

129 MAGNUS, Schadensersatz für Körperverletzung in Deutschland, p. 172, N.79 ; Oberlandesgericht Freiburg, 30 juin 1953, JZ 1953, 704 ; Bundesgerichtshof 11 mai 1971, BGHZ 56, 163.

130 Traduction de l’allemand par l’auteure.

131 https://www.lto.de/recht/hintergruende/h/hinterbliebene-schmerzensgeld-deliktsrecht-neuregelung/2/.

132 PEIFFER, p. 2.

Obligations suisse133 (ci-après CO) prévoit que « [l]e juge peut, en tenant compte de circonstances particulières, allouer à la victime de lésions corporelles ou, en cas de mort d'homme, à la famille une indemnité équitable à titre de réparation morale ». Le texte allemand utilise le terme « Anghörige ». Ainsi, le terme de « famille » dans le texte français doit être compris dans le sens de proche.

Les proches ont donc un droit propre à réclamer un tort moral. En effet, c’est ce que la doctrine suisse qualifie de protection de la « personnalité affective »134 des proches du défunt. En d’autres termes, les proches ont eux-mêmes subis une atteinte à leur personnalité135. De ce fait, si l’on procède à une classification des droits de la personnalité, la personnalité affective protège le droit aux relations avec les proches136. Pour ces raisons, l’article 47 du CO permet de rechercher les personnes responsables du décès pour le tort moral subi par les proches du défunt137.

Sont des proches au sens de l’article 47 du CO les membres de la famille, les époux, les parents, les enfants, les frères et sœurs, mais aussi le fiancé, le concubin lorsque le concubinage est stable138. Il va de soi que les partenaires enregistrés sont aussi des proches au sens de 47 du CO139.

Ainsi, le droit suisse permet une indemnisation pour le tort moral subi par les proches car ils ont subi une atteinte à leur personnalité affective. En d’autres termes, le droit suisse en la matière promeut donc un raisonnement qui s’apparente plutôt à l’article 8 de la CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale), étant donné que l’article 47 du CO a pour but de protéger les liens affectifs.

133 Loi fédérale compétant le Code civil suisse du 30 mars 1911 (CO ; RS 220).

134 Voir STEINHAUER/FOUNTOULAKIS, pp. 183-184, N. 527-529a ; MEIER/DE LUZE, pp. 271-272, N. 604-605 ; GUILLOD,pp. 116-117, N. 149-150 ; METILLE, La surveillance électronique des employés, p. 105.

135 ATF 123 III 204 consid. 2c = JdT 1999 I 9 ; ATF 122 III 5 consid. 2a = JdT 1996 I 355 ; ATF 125 III 412 = JdT IV 118.

136 Voir STEINHAUER/FOUNTOULAKIS, pp. 179ss.

137 STEINHAUER/FOUNTOULAKIS, p. 184, N. 528 ; voir aussi ATF 118 II 404 et ATF 112 II 118.

138 WERRO, pp. 57-58, n. 175-177 ; voir aussi CONVERSET, p. 265.

139 WERRO, p. 59, N. 179.

4. Ainsi est-ce que le raisonnement de la CrEDH est justifié ?

Il est possible qu’à l’avenir la CrEDH admette une telle indemnité pour le ou la concubin/e s’il existe un concubinage stable avant le décès du partenaire, comme il est déjà prévu dans les droits anglais, allemand et suisse. Par ailleurs, les droits anglais et suisse tendent plutôt à l’octroi d’un tort moral pour les proches sur la base de l’article 8 de la CEDH au lieu de l’article 2 de la CEDH. La CrEDH a-t-elle donc raison de baser son raisonnement sur l’article 2 de la CEDH ?

A mon avis, le raisonnement de la CrEDH est plus justifié. Car dans la situation où la victime directe n’aurait pas de proche, il serait impossible d’obtenir une indemnité pour tort moral. Il ne faut pas perdre à l’esprit qu’il existe des grandes violations du droit à la vie dans certaines institutions de santé gérées par des Etats membres du Conseil des droits de l’homme140 par exemple. Dans cette hypothèse, il est également possible qu’aucune violation n’a même été reconnue au niveau national.

Or, dans cette même hypothèse, selon l’article 34 de la CEDH, des organisations non-gouvernementales (ci-après : ONG) auraient la qualité de victime et pourraient ainsi déposer une requête sur la base de l’article 2 de la CEDH dans son volet procédural. En conséquence, l’Etat défendeur pourrait au moins être condamné. En effet, il ne faut pas oublier que la CrEDH a pour but de constater l’existence d’une violation d’un droit commis par l’Etat défendeur.

Cependant, si la CrEDH fonde un tel raisonnement sur l’article 8 de la CEDH, il serait bien évidement inconcevable qu’une ONG puisse prétendre une violation de son droit à la vie familiale.