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Dans sa jurisprudence récente, on retrouve que, pour l’essentiel, la CrEDH adopte le même raisonnement observé jusqu’ici. Toutefois, il existe à certains égards quelques incohérences qui seront examinées dans cette partie du travail.

L’affaire Güzelyurtlu et autres c. Chypres et Turquie99 portait sur le caractère effectif de l’enquête relative au meurtre de trois ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque qui, le 15 janvier 2005, furent retrouvés morts, tués par balles, sur la partie de l’île de Chypre contrôlée par les autorités chypriotes100. Les requérants devant la CrEDH étaient les enfants, les frères et sœurs ainsi que les parents des victimes directes101. Ils prétendaient qu’une réparation leur était due car ils avaient subi une angoisse, des souffrances, un traumatisme et une frustration insupportables à cause de la gravité du crime commis contre leur proche. Ils reprochaient aux deux gouvernements défendeurs de n’avoir pas coopéré entre eux pour faire traduire les auteurs de ce crime en justice102. Selon la CrEDH, en vertu de l’article 2 de la CEDH sous son aspect procédural, l’obligation d’enquêter s’imposait aux deux États, étant donné que les décès étaient survenus sur le territoire contrôlé par la Chypre103. Les deux États étaient donc

97SCHABAS, Art. 41, p. 830 ; voir aussi SOMERS, pp. 85-86.

98 ACEDH Edwards, para. 97 ; voir ACEDH Keenan, para. 129-130 et ACEDH Z et autres c. Royaume-Uni [GC], requête n°29392/95, para. 109.

99 ACEDH, Güzelyurtlu et autres c. Chypres et Turquie [GC], 29 janvier 2019, requête n°36925/07.

100 Ibid., para. 13.

101 Voir ibid., para. 10-11.

102 Ibid., para. 279.

103 Ibid., para. 220.

dans l’obligation de coopérer l’un avec l’autre104. Partant, la CrEDH a condamné la Turquie car les autorités turques n’avaient pas pris en compte les demandes d’extradition qui lui avaient été adressées par les autorités chypriotes. En effet, l’extradition des responsables du meurtre était nécessaire pour traduire ces derniers en justice105. De ce fait, 8 500 EUR ont été accordé à chacun des requérants pour le préjudice moral subi106.

Bien que la CrEDH s’était penchée sur le droit turc et chypriote relatifs à la compétence pénale et à l’extradition pour résoudre cette affaire, la CrEDH a admis une indemnité pour tort moral aux proches sans observer le droit interne en la matière. En effet, il semble que la CrEDH procède à un examen du droit interne afin de déterminer s’il existe une violation d’un droit de l’homme. Mais une fois qu’elle constate une telle violation, elle octroie une réparation, si elle considère que le droit national n’a pas accordé une réparation adéquate, comme il est exigé par l’article 41 de la CEDH.

L’affaire Semache c. France107 présente un caractère plutôt particulier. En 2009, le père de la requérante, M. Ali Ziri, âgé de 69 ans, avait été arrêté par la police pour outrage, en compagnie du conducteur d’une voiture qui faisait des embardées. Durant le trajet vers le commissariat, un policier a recouru à une technique d’immobilisation par « pliage » (la tête contre les genoux) contre M. Ali Ziri108. Il avait été traité de manière négligente lorsqu’il était arrivé au commissariat de police. Il avait été laissé sans vérification ni surveillance médicale109. On l’amena plus tard à l’hôpital, car il avait subi un arrêt cardiaque lorsqu’il était au commissariat.

Il décéda le lendemain110. Selon la CrEDH, le père de la requérante avait été traité avec négligence par les autorités nationales lorsqu’il se trouvait au commissariat de police. De ce fait, « dès lors qu’il y a eu négligence la Cour ne peut que retenir que les autorités n’ont pas fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir la réalisation du risque de décès auquel il était exposé »111. Effectivement, la CrEDH a estimé que l’Etat défendeur n’a pas respecté son obligation de prendre les mesures nécessaires pour protéger le droit à la vie de M. Ali Ziri. Par conséquent, elle a retenu une violation de l’article 2 de la CEDH dans son volet

104 Ibid., para. 233.

105 Ibid., para. 59-62.

106 Ibid., para. 283.

107 ACEDH, Semache c. France, 21 juin 2018, requête n°36083/16.

108 Ibid., para. 6-7.

109 Ibid., para. 8-10.

110 Ibid., para. 11-12 et 15.

111 Ibid., para. 101 (ajout personnel des italiques).

matériel. Cependant, elle n’a admis aucune violation de cette disposition sous son angle procédural112. Pourtant, la CourEDH a octroyé à la requérante une indemnité pour le tort moral subi car « la mort de son père a causé une immense souffrance à la requérante »113. Ainsi, dans cette affaire, il semblerait que la CrEDH s’écarte de sa pratique habituelle. Dans les autres affaires, le préjudice subi par les proches était l’enquête ineffective menée par les autorités nationales sur le décès de la victime directe, ce qui infligeait une certaine détresse aux requérants. Or, dans cette affaire, le préjudice subi par la requérante est que l’Etat défendeur n’ait pas pris les mesures nécessaires afin de prévenir le décès de son père. Mais alors, dans cette perspective, ne serait-ce pas la victime directe qui aurait réellement subi ce préjudice, plutôt que la requérante ? N’aurait-il pas été plus approprié d’octroyer une telle indemnité à la requérante sur le fondement de l’article 8 de la CEDH (droit à la vie familiale) ? Car dans le cas d’espèce, la CrEDH cherchait à savoir si les autorités nationales avaient pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir un risque du décès. Or, la requérante ne subissait aucun risque à ce titre et donc aucun dommage moral, selon moi. Il est certes vrai qu’en cas de violation d’un droit, la CrEDH accorde une réparation si celle octroyée au niveau national est inadéquate (art. 41 CEDH). Néanmoins, admettre que la requérante ait subi un préjudice sur la base de l’article 2 de la CEDH sous son aspect matériel est, à mon avis, fort discutable. Peut-être qu’il aurait été plus judicieux d’accepter une telle requête sous l’angle de l’article 8 de la CEDH.

L’affaire Sarishvili-Bolkvadze c. Géorgie114 est également particulière. Dans cette affaire, le fils de la requérante était mort à l’hôpital suite à une erreur médicale lors de son traitement115. L’enquête pénale menée au niveau national a aussi pu établir que plusieurs médecins ne détenaient pas de licence autorisée par le Ministère de la Santé116. Devant la Batumi City Court, la requérante a intenté une action civile afin d’obtenir une compensation pour le tort moral qu’elle a subi en raison du décès de son fils causé par une négligence médicale117. Cette demande a été rejetée par la Cour Suprême car une telle compensation n’était pas expressément prévue dans le droit géorgien118. En réitérant son raisonnement étayé dans l’affaire Edwards et l’affaire Reynolds, la CrEDH a jugé qu’une indemnité pour tort moral accordée aux proches

112 Voir ibid., para. 102 et 118-119.

113 Voir ibid., para. 125.

114 ACEDH, Sarishvili-Bolkvadze c. Géorgie, 19 juillet 2018, requête n°58240/08.

115 Voir ibid., para. 29.

116 Ibid., para. 27, 30-33 et 74.

117 Ibid., para. 26.

118 Ibid., para. 41-42.

doit faire partie des moyens de réparation en cas de violation de l’article 2 de la CEDH, qui fait partie des droits les plus fondamentaux prévus par la CEDH119. Partant, la CrEDH a estimé que priver la requérante d’une telle réparation, alors qu’elle avait subi une détresse psychologique causée par le décès de son jeune fils, était une violation de l’article 2 de CEDH sous son volet procédural120. Or, dans cette affaire, la CrEDH n’a alloué aucune indemnité à la requérante, car elle a remarqué que le droit géorgien permettait de rouvrir l’action civile, si une violation est constatée121.

Considérerait-elle qu’il existe un consensus entre les Etats du Conseil de l’Europe pour admettre qu’une indemnité en tort moral doit être octroyée aux proches en cas de décès de la victime directe causée par une négligence médicale ? La plupart des droits nationaux octroie une certaine indemnité aux proches de la victime directe, y compris le droit néerlandais depuis 2019122. Une telle indemnité est aussi prévue à l’article 10:301 des Principes du droit européen de la responsabilité civile et à l’article 2:202 du Draft of Common Frame Reference (DCFR).

En effet, la CEDH exprime un certain dynamisme qui lui est inhérente. En d’autres termes, la Convention est reconnue comme un « instrument vivant [qui doit être interprétée] à la lumière des conditions de vie actuelles »123. Par ailleurs, il est important de soulever que le préambule de la Convention met l’accent sur la nécessité d’œuvrer pour « la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales »124. Le contenu de la CEDH doit donc évoluer au rythme des progrès juridiques125. A ce titre, il est possible que la CrEDH ait considéré qu’il existe dorénavant un consensus en la matière, ce qui expliquerait pourquoi la Géorgie ait été condamnée dans cette affaire.

Comme vu, pour l’essentiel, la CrEDH adopte la même approche dans ces jurisprudences récentes. Toutefois, il existe plusieurs incohérences. Notamment, dans l’affaire Güzelyurtlu et autres, la CrEDH procède à un examen du droit interne en matière de coopération et entraide

119 Ibid., para. 96.

120 Ibid., para. 96-98.

121 Voir ibid., para. 100-101.

122 Une indemnité pour deuil est maintenant disponible pour les proches de la victime directe. L’article 6 :108 du Code Civil néerlandais (Burgerlijk Wetboek) a été modifié pour inclure une telle indemnité ; voir : https://www.government.nl/latest/news/2018/12/20/new-legislation-as-of-1-january-2019 (site du gouvernement néerlandais); voir aussi : voir aussi https://iclg.com/practice-areas/aviation-laws-and-regulations/compensation-for-non-pecuniary-losses-in-wrongful-death-cases-addressing-the-global-inconsistency.

123 ACEDH Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, requête n° 5856/72, para. 31.

124 Préambule de la CEDH, para. 3.

125 CONSEIL DE L’EUROPE, Dialogue entre juges 2008, p. 13 ; voir aussi VELU/ERGEC, p. 33-34.

internationale. Mais elle ne fait pas un tel examen pour le droit interne relatif au tort moral accordé aux proches de la victime directe. Ensuite, dans l’affaire Semache, la CrEDH a accordé un tort moral à la requérante alors qu’elle a retenu une violation de l’article 2 dans son volet matériel alors qu’il aurait peut-être été plus judicieux de résoudre l’affaire sous l’angle de l’article 8 de la CEDH. Enfin, dans l’affaire Sarishvili-Bolkvadze, la Géorgie a été condamnée en raison de l’absence du tort moral accordé aux proches dans son droit interne. Cela pourrait éventuellement s’expliquer par l’interprétation évolutive faite par la CrEDH sur les droits prévus dans la Convention. Existerait-il alors, dans les droits nationaux, un raisonnement plus cohérent que celui de la CrEDH ?