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Le quotidien dans Molloy de Samuel Beckett

Introduction

On se repose à la clarté du jour au milieu de choses ordinaires, quotidiennes, familières depuis l’enfance : de l’herbe, des buissons, un chien (ou un chat), une chaise, mais seulement tant qu’on n’a pas compris que chaque objet est une armée immense, une foule inépuisable1.

Cet extrait du roman Cosmos de l’écrivain polonais Witold Gombrowicz illustre de manière à la fois très juste et poétique les enjeux qui m’ont intéressé lors de l’écriture de mon roman La ballade de Gilbert et de ma lecture de Molloy de Samuel Beckett. Gombrowicz nous explique en effet que les choses ordinaires le sont uniquement parce qu’on les considère comme telles. Gilbert, mon narrateur et personnage principal, le découvre malgré lui lorsqu’il aperçoit son collègue de longue date demander les services d’une prostituée. Son environnement de travail est alors bouleversé : qui sait ce qui se cache derrière la vie en apparence routinière de son collègue et des autres employés? Ce lieu que Gilbert croyait connaître, il ne le connaît plus. Pour ce qui est de Molloy, il semble plutôt évoluer dans un univers où tout est « une armée immense, une foule inépuisable. » Le vieillard à béquilles cherche à composer un récit à partir d’un flot de souvenirs confus, auxquels s’ajoutent des inventions, qui par défaut peuvent s’étendre à l’infini. Ces passants qu’il a observés un jour, n’était-ce pas lors de deux journées différentes? Cette femme avec qui il a connu l’amour, n’était-ce pas un homme? Et sa propre mère, comment s’appelle-t- elle? Nous retrouvons donc dans mon roman et celui de Beckett (je n’ose les placer côte à côte qu’afin d’expliquer un thème, entendons-nous) une dialectique entre le familier et l’étrange. D’un côté, une brèche s’ouvre dans la vie banale et routinière de Gilbert pour laisser pénétrer l’étrangeté. De l’autre, Molloy baigne dans une profonde incertitude et il s’efforce, sans succès, de transformer l’inconnu en familier.

Ce qui nous intéressera dans cet essai est précisément le rapport problématique entre l’étrange et le familier dans le premier roman de la trilogie beckettienne (complétée par

Malone meurt et L’innommable). Afin d’étudier comment le familier est repoussé par son

opposé, nous partirons du postulat selon lequel la confrontation de l’ordinaire et de l’étrange s’effectue selon le même concept qui est au cœur de mon travail de création, soit le quotidien. La définition qui en a été retenue pour notre analyse est celle du philosophe français Bruce Bégout. Tel que décrit par ce dernier, le quotidien est, au-delà du caractère « immédiatement accessible, compréhensible en vertu de sa présence régulière2 » qui le caractérise à la base, un rempart contre l’étrangeté et l’incertitude de l’existence humaine, et par le fait même contre l’angoisse qui surgit lorsque l’étrange s’immisce dans la sphère du familier. Dans Molloy, la présence du quotidien n’est pas flagrante, car sa part familière est déjouée à répétition, pour ne pas dire rejetée dès qu’elle apparaît, mais le dialogue entre l’étrange et le familier est évident. Nous verrons donc, à partir d’une analyse de la première partie du roman, comment Molloy présente un quotidien dont la part familière est à la fois perceptible et contrecarrée, comme s’il échouait à repousser l’angoisse et l’incertitude.

L’ouverture et la conclusion du roman, entre autres, offrent un indice important à ce sujet. Au départ, Molloy affirme vivre dans la chambre de sa mère, sans savoir comment il y est parvenu, et recevoir la visite régulière d’un homme qui lui demande d’écrire. Nous comprenons que ce visiteur vient sans le consentement du vieillard, qui ne peut accepter ou refuser sa présence. À la fin du roman, Moran, alter ego de Molloy, rentre chez lui, mais sa clé ne fonctionne plus; il doit entrer par effraction dans sa propre demeure. Les deux personnages sont donc étrangers chez eux. Le chez-soi, qui est normalement, selon Bégout, « […] ce moment et ce lieu particuliers où la familiarité se retire de la confrontation difficile avec l’étrangeté de l’expérience pour jouir entièrement de soi3 », leur est refusé, comme si on les condamnait à ne jamais se reposer de la confrontation avec l’étrangeté.

Cette idée d’évincement, symbole fort du rejet hors du familier, vient appuyer nos observations sur l’échec du quotidien dans Molloy. Celles-ci concernent principalement la

2 Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005, p. 37-38. 3 Bruce Bégout, op. cit., p. 436.

présence dans le roman de nombreux « scénarios communs4 », des ensembles d’informations qui, tels que définis par Umberto Eco, permettent d’effectuer et de comprendre des actes fondamentaux. Rouler à bicyclette, observer les passants et se rendre chez sa mère, comme dans Molloy, en sont des exemples, mais ils apparaissent dans le roman d’une manière inattendue pour le lecteur. De là, le familier devient étrangeté. À mesure que Beckett avance dans son œuvre, la part familière (pour le lecteur, du moins) est de plus en plus évacuée, ce qui nous rapproche de l’opposé extrême d’un monde compréhensible et fréquentable, par exemple dans L’innommable, où le narrateur sinue dans les étourdissants méandres de sa parole. L’intérêt de Molloy est que l’auteur insiste sur l’ordinaire et le familier par le biais des scénarios communs et reste ainsi près d’un univers quotidien, reconnaissable par le lecteur, mais subverti.

Bien sûr, il peut sembler hasardeux d’étudier Beckett à partir du quotidien puisqu’aucune étude – à notre connaissance – n’a été produite sur le sujet et que l’angle dans lequel nous l’abordons nous paraît tout à fait nouveau. En outre, les textes de Beckett ne sont pas à proprement parler des récits du quotidien; ils ne semblent même pas tourner autour, comme ceux d’auteurs tels que Jean-Philippe Toussaint, Régis Jauffret et plusieurs autres. Le danger est donc de profiter de la présence « à la fois partout et nulle part5 » du quotidien et de le plaquer là où bon nous semble.

C’est pourquoi nous commencerons cette analyse en illustrant les liens qui s’établissent entre la conception du quotidien de Bruce Bégout et certains commentaires critiques sur Beckett, qui la rejoignent notamment à travers la question de l’angoisse. S’ajouteront à cela quelques remarques sur le lien entre l’humour, central dans Molloy, et le quotidien. Ensuite, nous verrons que la notion de scénario commun correspond très sensiblement à celle d’habitude que définit Bégout et qui intéresse Beckett dans son essai

Proust. Afin d’aménager le monde incertain en monde familier, l’être humain se crée des

habitudes qui lui permettent d’agir à partir de schémas prédéterminés, et les scénarios

4 Umberto Eco, Lector in fabula: ou, La coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset,

1985, p. 102.

5 Marie-Pascale Huglo, « Présentation », dans temps zéro. Revue d'étude des écritures contemporaines, nº 1

communs sont également des schémas prédéterminés, issus d’un processus cognitif identique. Ce sont précisément ces scénarios qui sont subvertis dans Molloy pour laisser naître l’étrangeté derrière leur apparente banalité. Après avoir ainsi mis en place notre appareil théorique, nous verrons quels sont les principaux mécanismes, ou les principales figures, à l’origine de cette subversion. Ces figures sont l’épanorthose, la dubitation, l’aporie, la ratiocination et la décontextualisation.