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Une heure avait sonné quand je suis arrivé chez moi. Le lendemain, les résidus douloureux de l’alcool et les souvenirs du bar à scandale me donnaient l’impression d’avoir chaviré ma vie. Un peu désorienté dans mon propre salon, j’attendais la crise de Paule, qui remarquerait d’un instant à l’autre l’absence d’une voiture dans l’allée.

Bizarrement, même mon air hagard n’a pas attiré son attention. Elle pliait serviettes et débarbouillettes devant la télévision, indifférente.

- C’était bien hier? a-t-elle demandé.

- Oui… Il va falloir que j’aille chercher l’auto. -Hein? Qu’est-ce tu dis?

Ma femme s’est précipitée à la fenêtre afin d’obtenir la preuve de cet aveu dément. - T’attendais quoi pour me le dire?

J’ai raconté à Paule le souper chez Tonino’s et le petit poker sans pizza qui avait suivi. La partie avait été mouvementée et enlevante : je jouais mal et gaspillais mes jetons, mais un gain spectaculaire m’avait gardé en vie jusqu’à la dernière mise. Dans l’exaltation du jeu, j’avais perdu le compte de mes consommations puis, à cause des barrages policiers potentiels et par prudence, j’avais préféré revenir en taxi.

En écoutant mon récit, Paule me fixait avec un rictus subtilement réprobateur. Elle m’a demandé – ces paroles m’ont percuté tel un boulet de canon – si cette année, j’avais dansé.

- Hein? ai-je couiné, hanté par les images de Gilles se dandinant sur la banquette. Ah…

Il y a quelques années, j’y étais allé, comme on dit, un peu fort sur la bouteille. Nous étions en pleine célébration du nouvel an et Raymond nous cassait les oreilles avec un disque de musique du terroir. Entraînés par la frénésie des mains qui battaient la mesure, mes pieds s’étaient mis à sautiller, mon bassin à se secouer, mes bras à se balancer. On m’en parle encore quand on veut me taquiner.

- Haha…non… pas cette année…

Paule n’a pas trop grogné. Elle craignait par contre que je devienne joueur compulsif et m’a sommé de ne pas retourner chez Marcel.

Dans l’après-midi, elle m’a déposé à la station de métro la plus près. Elle n’avait, à mon grand bonheur, aucune envie de s’imposer un aller-retour à Verdun pour récupérer ma voiture, qui croupissait en vérité dans un stationnement boueux du centre-ville.

J’ai pris le métro pour la première fois depuis une dizaine d’années. En cette journée sans vent et au soleil glacé, le centre-ville m’a semblé bien paisible.

* * * J’ignore si cette histoire est terminée.

Chose certaine, l’agent secret en moi a pris sa retraite. D’une part, je me crois incapable de pousser les choses plus loin. J’ai amené Gilles aux portes de l’amour, mais puis-je le forcer, pardonnez ma poésie, à les franchir? La suite ne dépend plus de moi. D’autre part, après toutes ces magouilles, je redoute comme la peste le traître faux-pas qui me dévoilerait, qui me relierait aux sombres méfaits perpétrés depuis l’automne. Je frémis rien que d’y penser.

* * *

Karine a donné un autre spectacle de danse et Paule était cette fois en pleine forme. Je n’ai pas attendu Casse-Noisette et j’ai regardé, aussi attentivement que mon intérêt médiocre le permet, les danseurs sinuer en mouvements hypnotiques.

* * *

En février, un mystérieux courriel m’invitait au bureau de Brigitte (la chef d’étage). Les pires scénarios m’ont traversé l’esprit. Je m’y suis rendu le souffle coupé. Sur place, une quinzaine de personnes s’étaient déjà entassées le long des murs et encerclaient, au cœur de la pièce, Stéphane.

- Je dois vous annoncer une bonne nouvelle qui me rend très malheureuse, a dit Brigitte. Stéphane a obtenu un poste de directeur-adjoint aux ressources humaines!

À première vue, rien de surprenant : les gestionnaires changent en moyenne tous les quatre ans. Dans ce cas-ci, cependant, je flairais une drôle d’odeur. Aller relever de nouveaux défis dans le secteur des ressources humaines, comme Stéphane expliquait dans son courriel d’adieu, n’est pas une promotion. Après l’échec du club social, la saga des contrats et l’attentat au steak, lui aurait-on fait savoir qu’un autre secteur apprécierait mieux ses talents? Avait-il fui de sa propre initiative?

Stéphane a été remplacé par Gisèle, une petite femme sèche, bronzée artificiellement, dont le mauvais caractère m’intimide un peu. Elle partira bien assez tôt, j’imagine.

* * *

Je ne peux rien dire sur Gilles et Solange. Les rares couples parmi les employés du bureau mettent tout en œuvre pour que leur relation passe inaperçue. On les voit arriver ensemble le matin, quitter dans le même ascenseur le soir, jamais plus. Dans le cas d’un couple à l’aube d’une relation, il ne faut rien espérer.

J’aurais pu m’attendre à ce que Julie m’apprenne quelques potins croustillants, mais elle avait sans doute remarqué que Gilles était, depuis un certain temps, un bon ami à moi. À quoi bon m’éclairer sur la vie amoureuse de mon camarade? Il peut s’en charger lui- même.

Il ne m’a pas dit un seul mot sur le sujet jusqu’à maintenant. * * *

Notre télésérie préférée s’est terminée en grand. Aux prises avec un gangster qui voulait le forcer à insérer une puce dans la prothèse dentaire d’un rival, le propriétaire du cabinet a pu s’échapper lorsque sa collègue, secrètement amoureuse de lui, a engourdi intégralement le criminel en le piquant au cou avec une seringue remplie d’analgésique. Nous avons bien ri.

* * *

J’ai ressorti mon chapeau de détective le temps d’une dernière petite enquête. J’avais besoin d’apaiser ma pénible curiosité.

- Je m’appelle Gilles Latour. Je serai absent au cours cette semaine. - Vous êtes inscrit à quel niveau?

- Euh… débutant. - Jeudi ou samedi? - Je… jeudi…

Mon interlocutrice, Mélanie, a cherché en vain mon nom sur la liste.

- Euh… voyons! Je voulais dire samedi… C’est parce qu’on est jeudi, ça m’a… C’est jeudi demain, je veux dire, ça m’a mélangé.

- Haha! Parfait, c’est noté.

Avait-elle vraiment noté quelque chose? Avait-elle trouvé le nom de Gilles sur la liste? Avait-elle voulu se débarrasser de son interlocuteur confus? Je ne le saurai peut-être jamais.

* * * Que raconter d’autre?

Retournons en janvier, où j’assistais avec Paule au Gala Excellence du Groupe Machin. Pour la deuxième fois seulement en dix-sept ans, j’avais obtenu une nomination dans la catégorie Dévouement (notez qu’au moins un an sur deux je suis en lice dans la catégorie Rigueur et efficacité).

Je n’ai ressenti aucune fébrilité ni surprise quand mon nom est sorti de l’enveloppe. En montant sur la scène, acclamé par la foule chaleureuse, j’ai senti sur mes épaules les douces mains de l’innocence et de la victoire. C’était peut-être celles de Frédéric, qui animait le gala. Bref, récompensé en héros après mes machinations pernicieuses, je croyais vraiment que mon aventure en avait valu la peine.

Paule a passé son bras sous le mien quand j’ai regagné mon siège. * * *

Nous sommes à la fin mars, quelques semaines après que j’ai commencé ce document. Les billets pour Balalaïka dorment dans mon portefeuille. Qu’ils dorment. Il n’est que midi trente, c’est Paule qui a insisté de peur que je les oublie. La nervosité me ronge en ce samedi tranquille. Avec le recul, je regrette terriblement d’avoir opté pour la

même date que celle du loup. Je le verrai peut-être en agréable compagnie au spectacle, ce qui couronnerait majestueusement mes efforts. Mais qu’elle idée lui traversera l’esprit s’il m’aperçoit?