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4 « Extraordinaire comme les mathématiques vous aident à vous connaître 67 »

Nous nommerons ratiocination le procédé suivant. Il faut encore se référer au dictionnaire pour la définir, car celle-ci ne semble pas intéresser particulièrement les théoriciens, qui la pratiquent pourtant. Il s’agit d’un « abus du raisonnement68 », d’un « raisonnement vain et exagérément subtil69 ». Tout lecteur plus ou moins averti remarque que Molloy raisonne énormément et souvent sur des choses tout à fait banales, comme l’a noté Ludovic Janvier, que nous avons cité plus haut.

Un exemple fameux de ce procédé est le passage concernant les pierres à sucer. L’élaboration d’un système qui permettrait à Molloy de sucer également ses seize pierres

66 Elle est suggérée à la page 19 par « l’angelus, rappelant l’incarnation », justement au moment où Molloy se

met en mouvement vers chez sa mère, mais seul un lecteur assez expérimenté de Beckett aura la chance de le remarquer.

67 Samuel Beckett, op. cit., p. 39. 68 Le Petit Larousse.

en fonction de leur rotation dans ses quatre poches mobilise pendant près de neuf pages son récit. On remarque la ratiocination non seulement par la longueur du passage, mais aussi par le lexique avec lequel le narrateur décrit son problème logique :

Mais je dus changer d’avis, à la réflexion, et m’avouer que la circulation des pierres par groupe de quatre revenait à la même chose que leur circulation par unité. Car si j’étais assuré de trouver chaque fois, dans la poche droite de mon manteau, quatre pierres totalement différentes de celles qui les avaient immédiatement précédées, la possibilité n’en subsistait pas moins que je tombe toujours sur la même pierre, à l’intérieur de chaque groupe de quatre, et que par conséquent, au lieu de sucer les seize à tour de rôle, comme je le désirais, je n’en suce effectivement que quatre, toujours les mêmes, à tour de rôle70.

[…] je pourrais arriver à mes fins sans augmenter le nombre de mes poches, ni réduire celui de mes pierres, mais simplement en sacrifiant le principe de l’arrimage. Cette proposition, qui se mit soudain à chanter au-dedans de moi, comme un verset d’Ésaïe ou de Jérémie, je mis quelques temps à en pénétrer la signification, et notamment me demeura longtemps obscur le terme arrimage, que je ne connaissais pas71.

La précision excessive dans l’explication du problème, le vocabulaire parfois technique (« arrimage », « déplacement par unités », etc.) illustre bien l’exagération de l’importance du simple problème du suçage des pierres, surtout considérant qu’après avoir trouvé une solution pour sucer également chaque caillou, Molloy décide « de foutre en l’air toutes ses pierres, sauf une […]72 » Donc, la ratiocination élabore trop longuement et de façon méticuleuse sur un problème peu complexe ou insignifiant, comme si sa résolution ne servait qu’à « noircir quelques pages73 ».

Du point de vue du quotidien, la ratiocination semble en fait apaiser Molloy. « Parler de bicyclettes et de cornes, quel repos74 », nous dit-il après avoir voulu détailler sa bicyclette. Il est clair que pour un narrateur qui patauge dans l’incertitude et l’informe, la

70 Samuel Beckett, op. cit., p. 94. 71 Ibid.., p. 95.

72 Ibid., p. 100. 73 Ibid., p. 91. 74 Ibid., p. 20.

description minutieuse d’un objet ou d’une situation, ou encore sa dissection systématique permet de refouler le flou et de taire les doutes. La ratiocination se compare alors au processus de quotidianisation décrit par Bruce Bégout, « […] ce processus d’aménagement matériel du monde incertain en un milieu fréquentable, ce travail de dépassement de la misère originelle de notre condition par la création de formes de vie familières75. » Par des réflexions pointues sur des objets ou des situations banales, le narrateur se maintient dans le domaine du familier; il n’est plus confronté à l’étrangeté.

On se demande alors en quoi la ratiocination nuit au quotidien. Il faut donc souligner, comme le fait Bégout, que le processus de quotidianisation doit demeurer invisible. Si le caractère construit de la vie quotidienne se fait sentir, l’angoisse apparaît de nouveau. Or, la ratiocination, vaine et abusive, met en lumière aux yeux du lecteur ce qui aurait dû passer comme allant de soi. Elle sert de masque à l’étrangeté et à la misère de Molloy, mais la présence de ce masque trahit le défaut qu’il cache.

L’effet de ce procédé sur les scénarios communs est donc de les étirer jusqu’à un point où ils perdent leur fonction dans le récit, ou même leur sens fondamental. Si le scénario commun simplifie en théorie le travail du lecteur qui comprend d’emblée ce qu’un scénario donné implique, l’analyser à l’excès annule son efficacité : « Me voilà donc seul à mon tour sous l’auvent. Je ne m’attendais pas à ce qu’on vînt s’y mettre, à côté de moi, et cependant je n’excluais pas cette possibilité76. » Cet extrait d’un passage qui pourrait se résumer par un scénario nommé « un pauvre homme s’abrite » renvoie à une considération déjà sous-entendue dans l’encyclopédie, soit la possibilité qu’une personne autre arrive au même endroit, et le narrateur la mentionne sans que cela enrichisse son récit, comme si, dans le cas du scénario « supermarché » de Eco, on affirmait : « Je vais au supermarché, où l’on vend des brosses, mais pas de voitures. » En bref, au lieu de faire appel aux habitudes du lecteur, qui correspondent aux scénarios, le narrateur raisonne et informe inutilement, ce qui révèle l’indétermination qu’il cherche à effacer.

75 Bruce Bégout, op. cit., p. 313. 76 Samuel Beckett, op. cit., p. 84.

Sous l’effet de la ratiocination, certains scénarios perdent également le sens que le lecteur aurait voulu leur donner. Par exemple, lorsque Molloy observe A et B, apparemment deux simples passants, des pages 9 à 18, le lecteur constate rapidement que si le scénario « observer les passants » s’applique nominalement à cette séquence, le bagage d’événements, de concepts et d’actions contenu dans le scénario ne s’applique pas. Le caractère extrêmement pointilleux des affirmations de Molloy (« C’étaient deux hommes, impossible de s’y tromper […] Ils se ressemblaient, mais pas plus que les autres77. ») montre que l’expérience d’observation des passants n’est pas celle de l’encyclopédie du lecteur, même en l’ajustant un peu. Dans un cas comme celui-ci, la ratiocination rend méconnaissable une situation qui aurait dû être facilement reconnaissable, ce qui transforme, encore une fois, le familier en étranger.

5. « C’est ainsi que je raisonne, à l’aide d’images peu appropriées à ma